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Walter Hill : Des blagues et des balles

Par Élodie François et Mathieu Li-Goyette

Walter Hill, invité d’honneur de la plus récente édition du Festival du nouveau cinéma, a dû annuler sa présence à la dernière minute à cause de problèmes de santé. Qu’à cela ne tienne, le cinéaste de nombre de films culte (The Driver [1978], The Warriors [1979], 48 Hrs. [1982], Streets of Fire [1984], Red Heat [1988], Last Man Standing [1996]) et de films méconnus (The Long Riders [1980], Southern Comfort [1981], Johnny Handsome [1989]) a eu la générosité de s’entretenir avec nous à distance à partir de son domicile. Derrière lui, dans la lumière californienne de son bureau, des images de vieilles cartographies, des toiles maritimes, des illustrations désertiques, bref, tout ce qu’on doit attendre d’un réalisateur dont le genre de prédilection a toujours été le western (tous ses films, même ceux qui n’ont ni chevaux ni Winchester, demeurent d’ailleurs, indubitablement, des récits westerniens). C’est sous cet angle que nous avons souhaité nous entretenir avec lui, à la recherche des tenants de son affection pour le genre par excellence du cinéma américain.


:: Walter Hill sur le tournage de Streets of Fire [photo : Stephen Vaughan]

Walter Hill : Avant que vous ne commenciez, j’aimerais vous transmettre toutes mes excuses de ne pas avoir été là à Montréal. J’ai subi une sciatique qui m’a laissé presque immobile pendant trois jours. C’était le pire timing, mais ça va mieux maintenant.

Élodie François: Heureuse de l’entendre.

Walter Hill: J’utilise encore une canne pour me déplacer et je suis content d’aller mieux… mais je déteste laisser tomber les gens! Alors encore une fois, toutes mes excuses à vous deux et aux gens à Montréal. D’autant que j’avais très hâte de m’y rendre… Je ne suis allé à Montréal que quelques fois au fil des ans, et chaque fois c’était pour des séjours très courts, alors je me disais que c’était le moment pour apprendre à mieux connaître cette ville.

EF: Mais vous ne nous avez pas laissez tomber parce que vous êtes bel et bien avec nous aujourd’hui, même virtuellement.

WH: [rires] Tout le plaisir est pour moi.

EF: Est-ce que le western est le premier genre avec lequel vous vous êtes familiarisé? Diriez-vous que c’était d’abord pour ce que ces films avaient à dire sur l’Amérique, ou plutôt pour ce qu’ils incarnent d’une certaine époque, plus classique, du cinéma?

WH: Oh! Quand j’étais petit garçon, mon frère et moi avions l’habitude d’aller au cinéma constamment. Durant les fins de semaine, et surtout le samedi, nous allions voir les primeurs. Tout ça c’était dans des cinémas de quartier, et dans l’un d’eux, le dimanche, ils ne diffusaient que des westerns. Il s’agissait de westerns de série B, des trucs avec Johnny Mack Brown et Wild Bill Elliott. Cinématographiquement, c’était, disons, assez rudimentaire, mais en tant qu’enfant, ça demeurait très impressionnant, rempli d’aventure, alors ça me plaisait bien! Le grand choc, ça devait être quand j’avais… 11 ou 12 ans et que j’ai vu Shane (George Stevens, 1953) pour la première fois.

EF: Oui!

WH: Voilà. Shane a été un véritable coup de tonnerre. Jusqu’à ce moment, je n’avais pas encore réalisé à quel point un film pouvait être bon, et à quel point un western pouvait être génial. C’était juste… Vous savez, j’ai encore tellement d’affection pour ce film et pour les westerns classiques. En vieillissant, à force de les voir, d’y réfléchir, j’ai souvent essayé de mettre le doigt sur ce qui me fascinait tant à leur endroit et je reviens toujours à la même impression, aux mêmes mots: leur simple élégance [simple elegance]. Vous savez, ils sont représentés dans un style si simple, d’une manière si directe et franche. Et en même temps, ces films portent sur des codes moraux très complexes, dans un monde sans foi ni loi, où la justice est souvent affaiblie, voire rarissime. Comment vivons-nous dans ces conditions de précarité morale? Comment, dans ce contexte, prenons-nous soin de nos valeurs, de nos proches? Ces histoires ont souvent un quelque chose de primitif, pratiquement comme s’ils étaient tirés de l’Ancien Testament, avec des personnages qui doivent se tenir debout pour leurs convictions, et ce, particulièrement dans des situations de crise. Et évidemment, tout ça fait de l’excellent conflit, de l’excellent drame.


:: Hard Times (1975) [Mill Creek Entertainment]


:: (De gauche à droite) Amy Stryker, Savannah Smith et Shelby Leverington dans The Long Riders (1980) [Kino Lorber]


:: The Driver (1978) [Twentieth Century Fox]

Mathieu Li-Goyette: Dans Geronimo (1993), vous commencez votre film en nous montrant Robert Duvall et Gene Hackman discuter du fait qu’ils prévoient donner suffisamment de temps aux femmes et aux enfants pour fuir l’attaque de la cavalerie. Dans la scène suivante, nous voyons Jason Patrick et Matt Damon discuter du fait qu’ils ne veulent pas effrayer les « hostiles ». Ces deux scènes nous montrent bien comment vous approchez la représentation de l’honneur et de la moralité durant la conquête de l’Ouest, avec un sens de l’Histoire qui souhaite aussi s’en prendre aux tropes les plus classiques du western habitué aux massacres insensés des autochtones. Comme vous le disiez tout à l’heure, les westerns ont effectivement toujours eu comme question centrale celle de la morale, mais on sait aussi que toute question morale ne cesse d’évoluer à travers les époques. En tant que cinéaste ayant fait au moins un western dans chacune des cinq dernières décennies, trouvez-vous cela de plus en plus difficile de jouer dans le carré de sable du western? Trouvez-vous que les nouvelles sensibilités du public ouvrent la voie vers de nouvelles histoires?

WH: Vous savez, le dilemme des cinéastes ce n’est pas tant la nature des histoires qu’ils veulent raconter: c’est plutôt la difficulté de trouver le financement adéquat pour le faire. Cela a toujours été mon problème à travers ma carrière: faire financer mes westerns. J’en aurais fait beaucoup plus si j’avais pu, plus facilement, trouver l’argent nécessaire pour les réaliser, mais tout le monde, tout le monde à Hollywood, voulait simplement que je refasse 48 Hrs à cinq autres reprises. Les westerns sont les films les plus difficiles à faire financer et votre question sur le public, les nouveaux publics, est intimement liée à la difficulté de leur trouver du financement. Les codes de conduite, les dilemmes moraux, les interrogations éthiques, tout ça bouge constamment — et c’est d’ailleurs ce qui, à mon avis, rend le western aussi intéressant à actualiser. Je veux dire, il y a tous ces vieux thèmes, ces vieilles histoires dignes de l’Ancien Testament, avec des récits de vertus assumées ou bafouées, mais dans mon nouveau western, Dead for a Dollar (2022), j’essaie justement de m’adapter, de parler davantage de problèmes liés au racisme, puis à développer une sorte de proto-féminisme à travers le personnage de Rachel Brosnahan. Je crois que, en tant que cinéaste, il vaut mieux viser une sorte d’équilibre entre les enjeux propres au genre et le (nouveau) public auquel on s’adresse. Si je me lançais en me disant que j’allais réaliser un western classique, figé dans l’ambre, avec mes vieilles références nostalgiques, ça serait un vieux rodéo, et un vieux rodéo chorégraphié qui plus est. Pour moi, ce n’est pas une raison suffisante pour faire un film. Tout ça a déjà été fait. Les westerns classiques ont été faits, je préfère les laisser tranquille.

Il faut donc toujours essayer d’amener quelque chose de nouveau sur la table, sinon ça commence à ressembler à une sorte d’exercice muséal au lieu de quelque chose qui va réellement respirer. Dans Dead for a Dollar, j’essaie d’avoir les deux, d’avoir à la fois ces thématiques plus modernes, mais aussi de vous livrer les bons vieux duels qu’on attend de ce genre. Borgès disait toujours que le public aime connaître la fin, qu’il s’agit seulement, pour les raconteurs que nous sommes, de trouver une manière de la rendre intéressante… Le public ne veut pas vraiment être surpris. Vous savez, dans un film policier, personne ne veut voir Clint Eastwood être abattu. Il va gagner, c’est une évidence. Alors pour Dead for a Dollar, j’ai toujours pensé que mon rôle était de trouver une façon de bien intégrer ces thèmes raciaux et féministes, que je devais trouver une manière de rendre de manière intéressante et crédible le dialogue entre ces enjeux (qui ne sont pas contemporains à 1897) et ceux de notre époque. Ainsi mon approche devait aussi savoir s’enraciner en 1897, ne pas paraître trop contemporaine, au risque de desservir à la fois les personnages et le public.


:: Brandon Scott et Rachel Brosnahan dans Dead for a Dollar (2022) [Chaos, a Film Company/Polaris Pictures]

EF: Concernant le féminisme, le personnage de Rachel dans Dead for a Dollar a été souligné par la critique comme un personnage de femme forte, quelque chose qu’on a aussi beaucoup associé à votre volonté de rénover les tropes les plus classiques et masculinistes du western. D’un autre côté, n’importe qui ayant vu quelques westerns sait bien à quel point plusieurs d’entre eux sont riches en matière de personnages féminins. L’exemple le plus célèbre demeure le personnage de Joan Crawford dans Johnny Guitar (Nicholas Ray, 1954), mais on peut aussi penser à Budd Boetticher, à qui vous dédicacez justement Dead for a Dollar, et au personnage de Karen Steele par exemple, dans Ride Lonesome (1959). À quel point trouvez-vous cela important de vous référer aux films du passé lorsque vous en réalisez de nouveaux?

WH: Ça, c’est une entreprise bien dangereuse! Je pense qu’il faut plutôt rester à l’intérieur du texte et de l’imaginaire de notre propre film, en trouvant une manière de transporter notre bagage cinéphile avec soi. On ne peut pas non plus s’en débarrasser, de notre cinéphilie — ces films font partie de notre mémoire collective, ils sont si sédimentés… Mais je ne pense pas plus que ce soit une bonne idée d’être trop conscient de leur présence ou de leur influence lorsqu’on fait un nouveau film. Pour la petite histoire, le truc de Budd Boetticher [1916-2001] est assez simple: j’ai connu Budd, c’était un ami, surtout dans la dernière partie de sa vie. Je l’aimais beaucoup, lui comme ses films. Et quand j’ai tourné Dead for a Dollar, pour être franc je ne crois pas avoir pensé à Budd pendant le tournage, mais au montage, lorsque nous le regardions, je réfléchissais, j’observais ce que nous avions fait et je me suis tourné vers le monteur pour lui dire: « Tu sais quoi? Budd Boetticher aurait aimé ce film ». « Et pourquoi? », a-t-il demandé; et moi de répondre: « Parce que ce film ressemble à l’un des siens, et Budd aimait beaucoup ses propres films. [rires]

Ce qui m’a fait penser à ça, c’est qu’il s’agit avant tout d’une histoire assez simple, mais dotée d’attitudes assez complexes en ce qui a trait aux personnages. Ça se passe aussi un peu au milieu de nulle part, comme dans les films de Budd. C’est un film fait vite et avec un petit budget, aussi comme ses films. En en discutant en salle de montage, je me suis dit que ça pourrait être chouette de partager cette impression au public, ne serait-ce que parce que Budd, même s’il n’est pas totalement oublié par la cinéphilie, n’est toutefois pas du tout suffisamment célébré. Alors j’ai pensé que ça pourrait être un geste intéressant de ma part. J’ai appelé la Directors Guild (parce qu’il faut bien entendu une permission pour faire un truc pareil) et j’ai ajouté la dédicace à la toute fin. Je dois dire que je suis surpris, et surtout très heureux, du nombre de commentaires et de la curiosité que ce geste a pu engendrer.

MLG: C’est effectivement très touchant.

EF: Tout à fait.

WH: Merci! Et surtout, merci à Budd. [rires]


:: John Wayne (à gauche) décline le rôle principal de Seven From Now (1956), il est remplacé par Randolph Scott (au milieu) dont la collaboration mythique avec Budd Boetticher (à droite) donnera lieu au Cycle Ranown (du nom de la société Ranown Pictures, qui produit cinq de leur sept westerns): The Tall T (1957), Decision at Sundown (1957), Buchanan Rides Alone (1958), Ride Lonesome (1959), Westbound (1959) et Comanche Station (1960) [Batjac Productions]


:: (De gauche à droite) Randolph Scott, James Coburn, Karen Steele et James Best dans Ride Lonesome (1959) [Sony Pictures]


:: Randolph Scott dans The Tall T (1957) [Sony Pictures]

MLG: Dans des films comme The Warriors (1979), The Long Riders (1980) et Southern Comfort (1981), étiez-vous plus intéressé par l’aspect masculiniste de la violence, ou plutôt par la manière dont la violence peut facilement émerger des dynamiques de groupe?

WH: Je ne pense pas que j’ai vraiment pensé deux fois à l’idée de la violence masculine ou quoi que ce soit de cet ordre. Nous sommes tous prisonniers du langage, d’une certaine manière... Quand on parle d’action, tout le monde s’imagine ce genre de film typique, avec beaucoup d’action. À l’opposé, lorsqu’on dit « Veux-tu aller voir ce film plein de violence ? », tout à coup ce n’est plus si tentant. Je pense que tout ça, toute cette violence, ça doit être très granulaire et que la violence doit être bien périmétrée à l’intérieur de la narration et de la continuité logique de l’action et des événements qui la composent.

Ensuite, il faut dire que  je suis attiré par les histoires qui ont des résolutions simples, fortes et claires. Pendant des années, dès que je voyais mon nom apparaître dans la presse, on me qualifiait toujours de cinéaste d’action [action director]. Ça ne disait pas « cinéaste ». Ça disait toujours « cinéaste d’action ». J’aime la sonorité que ça a. Ça sonne bien, vous ne trouvez pas? « Cinéaste d’action ».

MLG : Absolument.

WH: Alors voilà. Le conflit est le cœur de tout drame, on ne peut y échapper. En guise d’exemple, je dis toujours: qu’est-ce qui est plus violent que Wuthering Heights d’Emily Brontë?  La violence émotionnelle de cette histoire, ce que les amants doivent endurer ainsi que les gens qui les côtoient est si terrifiant, si profond. Il n’y a pas de coup de feu, mais il y a une immense violence émotionnelle. C’est pour ça que nous allons voir des drames, que ce soit au théâtre ou au cinéma. Ce sont les Grecs qui nous l’ont appris: on recherche dans ces récits une forme d’expérience cathartique à travers les choses telles qu’elles sont et comme elles doivent être dites pour être telles qu’elles sont. Ce n’est pas toujours plaisant, mais c’est toujours nécessaire.

EF: De Hard Times (1975) à Dead for a Dollar (2022), il y a beaucoup de duos à la fois dynamiques et rivaux dans votre cinéma — on pense aussi à 48 Hrs. Qu’est-ce qui vous attire tant dans les duos, les rivalités?

WH: Le drame! Tout ça, c’est très dramatique. Et je dois dire que vos quelques dernières questions me demandent essentiellement « Qu’est-ce qui fait que vous êtes comme vous l’êtes? »

EF & MLG: [rires]

WH: Vous savez, c’est le vieux proverbe de Socrate qui nous rappelle l’importance primordiale de se connaître soi-même; c’est la première, la plus importante des Idées. Et en même temps, je ne crois pas que nous y parvenions un jour, qui que nous soyons. Je veux dire… Qu’est-ce qui forme nos attitudes? Qu’est-ce qui les altère? Je crois au mystère de la personnalité. Ça ne veut pas dire que nous n’avons pas une personnalité consistante… Tout à l’heure nous parlions de mon enfance, de ce qui m’avait marqué. Évidemment j’aimais les westerns, mais j’aimais aussi les comédies musicales, les comédies tout court — qui n’aime pas les comédies? Les seuls films que je n’aimais pas vraiment, c’étaient les films pour enfants. Je ne sais pas trop pourquoi… Mais je ne prenais même pas la peine de les regarder. Je pensais qu’ils étaient, même à l’âge de 10 ans, en-dessous de mes sensibilités. [rires] Je voulais des drames adultes. C’est ce que j’ai toujours voulu. Aujourd’hui, 70 ans plus tard, on pourrait bien dire que c’était une posture particulière pour un gamin, on pourrait peut-être m’analyser encore davantage et dire que ce n’est pas étonnant que je sois devenu le cinéaste que je suis devenu. Mais la vérité c’est que je n’ai jamais compris exactement pourquoi j’avais cette attitude, ce dédain du récit d’enfance et cet intérêt pour le récit adulte. Enfant, j’avais une très belle vie de famille. J’avais même la chose la plus précieuse que n’importe qui pourrait avoir: deux bons parents, deux merveilleux parents qui ont su m’endurer. J’étais un enfant assez malade et j’ai souvent dû manquer l’école… J’étais asthmatique, alors le cinéma, la radio, la télévision, les comic books, que j’ai lus avec énormément d’avidité, tout ça c’était si précieux pour moi, aussi parce que j’étais si souvent seul à la maison. Ma mère était là, ma grand-mère aussi, assez souvent… Enfin, désolé d’être si personnel et psychanalytique. Je n’ai pas l’habitude d’être si intime. Ça doit être le contrecoup des médicaments! [rires]

MLG: Plusieurs de vos films mettent en scène des confrontations physiques, souvent sous la forme de combats au corps-à-corps où les armes à feu, même si elles sont accessibles, demeurent toutefois déshonorables. Est-ce pour vous une manière de distinguer une forme de violence gratuite — une hubris, vous qui parliez des Grecs — d’une forme de violence plus honorable? Plus largement, quelle violence est pour vous une violence honorable, et pensez-vous que vos films discourent sur ce que la violence peut avoir d’honorable?

WH: Il y a une maxime que j’ai l’habitude de partager avec mon équipe sur le plateau, lorsque je leur explique le ton que je vise: « Les blagues sont drôles, mais les balles sont réelles » [The jokes are funny, but the bullets are real]. C’est pour cette même raison que je ne suis pas, disons, un grand fan des films de Marvel. Je ne m’oppose pas à leur existence — évidemment il y a un très large public qui aime beaucoup ces films. Mais quant à moi, je n’ai absolument pas le moindre intérêt envers eux. J’aime les récits dramatiques où les conséquences de la violence sont réelles et senties. Les conséquences de la violence doivent à mon sens absolument faire partie de l’équation. Est-ce que ça répond à votre question?

MLG: Ma question était aussi autour de l’importance que revêtent les confrontations au corps-à-corps dans votre cinéma, à leur physicalité…

WH: Je suis un grand fan de sport.

MLG: Et donc de confrontation.

WH: Ce qui m’intéresse, si j’avais à le résumer, c’est le courage physique: qu’est-ce que ça demande d’une personne d’être là, d’être debout et d’assumer cette confrontation physique? C’est quelque chose que j’ai souvent vécu dans ma vie, d’une manière ou d’une autre, et j’essaie d’intégrer les émotions que ça provoque en moi dans mes films. C’est compliqué car souvent, les gens qui sont les plus courageux physiquement ne sont pas nécessairement les meilleures personnes. Et c’est source de belles désillusions! C’est aussi la désillusion d’avoir de beaux personnages qui ne sont pas nécessairement les plus courageux… Leur vertu est alors exemplifiée par leur courage. C’est pour cela que j’essaie souvent d’avoir des personnages aux personnalités foncièrement différentes dans mes films, pour aboutir à ce genre d’heureux mélanges. Dans Dead for a Dollar par exemple, le personnage de Willem Dafoe n’est pas du tout vertueux. C’est un scélérat sur toute la ligne, mais il est charmant! Et il a aussi un code d’honneur bien à lui. Sa morale n’est certainement pas au goût de tous, et elle se joue aussi au dos de son passé complexe, mais il demeure qu’il joue cartes sur table, qu’il respecte ses dettes — et surtout ses dettes émotionnelles… jusqu’à être prisonnier de celles-ci! Il est cerné par son propre code, ce qui finit par causer sa perte! Enfin, c’est aussi ce qui le relie au personnage de Christoph Waltz, qui lui annonce qu’il peut s’en aller, repartir au loin à cheval, mais le personnage de Dafoe insiste: il a une dette à payer, et cette dette doit être jouée. Le jeu a des règles et, pour lui, elles doivent être suivies jusqu’au bout.


:: Christoph Waltz dans Dead for a Dollar [Chaos, a Film Company/Polaris Pictures]


:: Willem Dafoe dans Dead for a Dollar 
[Chaos, a Film Company/Polaris Pictures] 

EF: Clint Eastwood est, tout comme vous, un autre réalisateur de westerns ayant fait beaucoup d’efforts afin de s’adapter à travers plus d’un demi-siècle de productions. À bien des égards, on pourrait dire qu’il y a de belles similitudes entre son dernier film, Cry Macho (2021) et Dead for a Dollar. Avez-vous vu le sien?

WH: Je ne l’ai pas encore vu… Mais je suis curieux! Pourquoi les trouvez-vous semblables?

MLG: Parce qu’il s’agit aussi d’une histoire de kidnapping qui se joue par-delà la frontière mexicaine et que le personnage de Clint Eastwood…

EF: Doit ramener un enfant innocent chez lui, aux États-Unis.

MLG: Exactement. Et c’est aussi un mercenaire, comme Waltz dans votre film.

EF: Et finalement, comme dans votre film, la maison n’est pas si sûre. C’est plutôt un piège, un refuge trop pris pour acquis.

WH: C’est intéressant! Mais laissez-moi dire ceci, encore pour revenir à nos Grecs. Où Walter a-t-il trouvé l’histoire de Dead for a Dollar? Walter l’a trouvée à la maison: dans L’Iliade. Un homme de pouvoir embauche un mercenaire afin de ramener une jeune femme enlevée. L’histoire va finir par être détournée de cette trajectoire originelle, mais à la base c’est un récit homérique. Ce n’est pas la première fois que je fais ça, pour moi Streets of Fire (1984), c’était déjà ça. Alors je donne le plein crédit à Homère! Je l’ai souvent dit à l’équipe, que mon idée venait d’Homère, ce qui est une valeur sûre, puisque, depuis 2500 ou 2600 ans, c’est une sacrée bonne histoire et elle ne cesse pas d’être une sacrée bonne histoire. Il ne me restait donc plus qu’à me l’approprier et qu’à l’exécuter.

EF: Pensez-vous que c’est, d’une certaine manière, ce qui définit le mieux le cinéma américain, ce rapport à l’épique, au récit homérique originel?

WH: Oh! Je ne voudrais pas être si présomptueux dans ma définition du cinéma américain — et je ne veux pas non plus dire par là que vous l’êtes en l’avançant. [rires] Je dirais plutôt que j’aime les histoires ouvertes, les histoires d’expression libre et émancipée. Et plus les histoires sont différentes les unes des autres et plus j’en viens à les aimer. En cela, je ne pense pas que le western est un genre plus important que la comédie ou que les comédies musicales. Je pense qu’elles font toutes partie d’une belle panoplie de divertissements (et plus encore!). C’est aussi de l’art, c’est aussi du divertissement, c’est aussi du commerce… C’est la beauté du cinéma américain, ce mélange de films, de genres, d’intérêts. Lorsque vous vous concentrez trop sur l’une ou l’autre de ces facettes, vous êtes sans doute destiné à l’échec. Et plus certainement encore si vous décidez de vous consacrer au commerce, ce qui n’a jamais fait de bien au cinéma.

 

Transcription: Élodie François  | Traduction de l’anglais au français: Mathieu Li-Goyette

 

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Article publié le 31 octobre 2022.
 

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