WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Entrevue avec Caroline Martel

Par Mathieu Li-Goyette
Embarquée dans cette aventure du Chant des Ondes depuis six ans, Caroline Martel a mené à bout de bras ce troisième film, un précieux document sur l'inventeur Maurice Martenot dont elle a suivi les héritiers durant leur quête de la conservation et de la reconstruction des ondes. Généreuse par le temps qu'elle nous a consacré, passionnante par la somme des anecdotes et des menus détails qu'elle a su nous communiquer, la cinéaste s'est entretenue avec nous sur les origines de ses interrogations sur l'instrument, sur la complexité des mystères l'entourant et sur l'importance de garder en mémoire les particularités et l'histoire de celui-ci.

Panorama-cinéma : À quand remonte la première fois où tu as entendu des ondes Martenot?

Caroline Martel : C'est une bonne question qui, pour moi, va toujours rester en suspend... Comme les ondes Martenot sont rares, voire inconnues ou mal connues, on risque souvent de les entendre sans en prendre conscience. Par exemple, quand j'étais petite, j’ai dû les entendre dans des pièces de Léo Ferré, d'Édith Piaf ou même dans des émissions de Radio-Canada. Certains disent par exemple que l'ancien générique de La semaine verte en contiendrait, mais je n'ai pas vérifié cela - et il arrive fréquemment en fait qu’après avoir découvert les timbres de l’instrument, plusieurs personnes en viennent à les halluciner un peu partout! Mais ce que je peux dire, c'est que Marie Bernard joue dans la version du Tour de l'île de Félix Leclerc réendisquée par François Dompierre, et que cette pièce m’a toujours vivement émue.

Bref, comment savoir aujourd'hui à quand remonte notre première audition des Ondes?
C'est une interrogation que j'aurai toujours... d’ailleurs je te retournerais bien la question?

Panorama-cinéma : Sûrement dans un film de science-fiction ou un vieux programme télé attrapé en rediffusion sur Canal D.

Caroline Martel : Justement, non! Il est vrai que les multiples timbres du Martenot peuvent évoquer un imaginaire de science d'avant-garde, d'expérimentation technologique, d'étrangeté et une forme d'exotisme. Pourtant, ce n'est pas un instrument qui a été utilisé autant qu’on le croirait dans la science-fiction. D'entrée de jeu, les gens veulent rattacher ce son des ondes à quelque chose de connu pour se repérer. C'est inévitable. Mais ce lien avec la science-fiction serait un peu fictif…

Il y a parfois des extraits de films où les gens me demandent si on y entend du thérémine ou des Ondes. Après avoir travaillé tant d'années sur ce sujet, je peux faire la distinction facilement, mais, par exemple, j’ai mis du temps à saisir que dans Mars Attack! c’était bien des Ondes - comme il y a un mélange de thérémine et d'ondes Martenot jouées comme une caricature de thérémine. De même, longtemps sur le Wikipédia anglais il était mentionné que le générique d’intro de Star Trek était joué au Martenot… mais non, ce n’étaient encore une fois que des hallucinations d’Ondes! Par ailleurs, lorsqu'on remonte au cinéma classique, Maurice Jarre a utilisé le Martenot dans ses compositions orchestrales pour de nombreux films comme Docteur Zhivago et Laurence d'Arabie - en jouant lui-même très bien.

J'ai effectué beaucoup de recherches pour retracer la présence des Ondes au cinéma. J'aime que ce soit un instrument que l'on puisse utiliser de manière plus classique dans la trame musicale à proprement parler, mais aussi qui puisse ultimement servir à étoffer la trame sonore d’un film en tant que telle, en créant des effets musicaux et sonores - une possibilité qui n'a pas encore été exploitée à son plein potentiel au cinéma à mon avis.


::  Le chant des Ondes (Caroline Martel, 2012)


Panorama-cinéma : Comme dans ce film des années 30 que l'on voit dans ton documentaire où les ondes Martenot servent à mettre en son le vent pendant une montée dans l’Himalaya.

Caroline Martel : Tout à fait. Même dans La fin du monde d'Abel Gance, le premier film à avoir utilisé les Ondes, Maurice Martenot performait en direct sur le plateau des effets de vent! Il paraît d’ailleurs qu’à l’occasion il se faisait accidentellement balancer à la tête de la pluie artificielle!

Panorama-cinéma : Mais tous ces faits n'étaient presque pas documentés. En ce sens, je trouve que ton documentaire a une structure et une démarche qui rappellent l'enquête.

Caroline Martel : Et quelle est la différence entre l'enquête et la quête? L'enquête, c'est journalistique; dans une quête, on doit se perdre en partie pour mieux retracer l’objet de notre quête... En ce sens, le processus documentaire m'a toujours intéressée autant que le résultat final. Depuis le début, j'avais cette idée de quête, car moi-même c'était par 1001 détours que j’étais arrivée à cet instrument. De la même manière, je voulais proposer de suivre des individus s'étant lancés dans la poursuite du legs de Martenot, dans autant de quêtes. J'aurais pu réaliser un film plus didactique ou historique, ou carrément expérimental, mais l'optique était de révéler la manière dont l'instrument suscitait la passion des gens au présent, vraiment dans l’esprit du cinéma direct - tel la chasse aux marsouins des protagonistes de Pour la suite du monde. C'est ainsi à travers ces différents personnages que nous arrivons à nous approcher du « sujet ».

Enfin, contrairement à une enquête, je voulais révéler l'onde Martenot sans jeter une lumière sur elle qui serait si forte qu'elle éblouirait. Car pour être intègre face au sujet de mon documentaire, je devais travailler à lui laisser sa part de mystère.

Panorama-cinéma : En effet, car rien n'est résolu à la fin de ton film (je ne veux pas dire par-là que je m'attendais à une résolution) et le mystère plane toujours.

Caroline Martel : L'histoire des ondes Martenot, c'est l'histoire d'une oeuvre infinie. Pour moi, on ne peut qu'en offrir un regard non fini, ouvert. Par exemple, dans le film, nous suivons les péripéties d'un seul luthier, Jeanloup Dierstein. Or, dans le processus de tournage et de recherche du film, j'ai suivi d'autres luthiers en France et au Japon qui travaillaient déjà depuis de nombreuses années sur un nouveau prototype! Aussi, la quête dont nous sommes témoins avec Jeanloup représente celle de plus d’un qui se sera laissé prendre par le chant des sirènes de l’instrument.

Panorama-cinéma : Et combien de temps a pris l'artisan que tu suis pour réaliser sa version finale de l'instrument?

Caroline Martel : Jeanloup pensait à l’origine que la fabrication de son prototype lui prendrait bien un an et demi, mais finalement son travail s’est déroulé sur quelques quatre ans. C'est aussi pour cette raison, compte tenu que je voulais suivre les personnages jusqu’au bout de leur processus, que j’ai mis presque six ans pour compléter Le chant des Ondes.

Ma réalisation a aussi été menée dans une perspective artisanale et expérimentale similaire, ce qui prend forcément du temps. Aussi, comme pour la fabrication des ondes Martenot, ce n'est pas une oeuvre que j’ai développée vraiment dans une visée efficace et commerciale. Je me suis investie à tous les niveaux dans la production de ce film assez risqué créativement et financièrement au départ, d’autant plus qu’au cours des dernières années, on a vu le financement et la vision du documentaire dans l'industrie se dégrader considérablement. Si je commençais ce film aujourd'hui, je le produirais d'une tout autre façon, ou plus simplement je ne pourrais pas le réaliser du tout.

Mais pour en revenir à ta remarque sur la « non-résolution », c’est une question sur laquelle, avec  ma monteuse Annie Jean, on s’est pas mal questionnées. Par exemple, jusqu'à la dernière minute, j'étais en stand-by pour tourner une dernière scène où l'on verrait Jonny Greenwood recevoir le premier instrument complété par Jeanloup Dierstein. Cela aurait été très conséquent dans l’aventure du film, car la première scène que nous avons tournée était avec Jonny et Suzanne Binet-Audet à la Place-des-Arts. Or, avec ma monteuse Annie, nous nous sommes bien demandées si, ultimement, nous aurions vraiment intégré une telle scène au montage de toute façon. Il nous semblait qu’un happy end n’était pas ce dont le film avait besoin. Plutôt, nous avons choisi de donner le dernier mot à Maurice Martenot.


::  Le chant des Ondes (Caroline Martel, 2012)


Panorama-cinéma : En l'état, la fin demeure ouverte et n'offre pas l'impression qu'une boucle se boucle - c'est bien ce que tu semblais vouloir après tout. En ce qui concerne Greenwood, on l'entend parler d'une onde Martenot qu'il aurait manigancée avec Radiohead. Y a-t-il beaucoup de luthiers amateurs qui s'essaient à faire des reproductions?

Caroline Martel : C'est un phénomène assez intéressant qui émerge depuis les trois dernières années je dirais, et que l’on peut voir proliférer sur Internet. Et cela, pour moi, représente bien le fait que le Martenot reste plein de possibilités et demeure un instrument d’avenir. L’inventeur a travaillé à créer quelques sept modèles différents de l’instrument sur une cinquantaine d’années, et aujourd’hui d’autres s’essaient à leur tour… tant bien que mal comme on peut le voir sur YouTube!

Concernant Jonny, on comprend dans le film qu’il a pu se procurer la dernière onde numérique de Jean-Louis Martenot. Or, pour ne pas l'abîmer en concert, il a demandé en effet à une compagnie anglaise (Analogue Systems) de reproduire le principe de jeu de l'instrument dans un contrôleur de clavier analogique. On ne l'étaye pas vraiment dans la scène, mais cet appareil qu'on appelle le French Connection permet d'avoir une interface de jeu qui se rapproche de la sensibilité des Ondes via une bague, un clavier qui vibre et une touche d’expression. Il ne fait pas de genèse de son, mais est branché à un synthétiseur. En fait, je vois le French Connection comme une sorte de bootleg qui rend disponible cette merveilleuse manière de jouer très proche de l'intention du musicien propre au Martenot. Il y a apparemment beaucoup de demandes pour le French Connection, et une vraie curiosité a été suscitée envers les Ondes depuis cette intervention de Jonny Greenwood en 2002.

Panorama-cinéma : Mais combien y a-t-il d'instruments encore en état de fonctionner?

Caroline Martel : Au fil de mes recherches, je suis arrivée au chiffre d'environ 70. Or, au début du projet, la majorité des personnes que je rencontrais s'entendaient pour dire que Maurice Martenot aurait fait environ 400 instruments avec ses assistants. Mais en additionnant chaque instrument numéroté dans les registres tenus par le laboratoire de lutherie électronique Martenot, j’en suis arrivée, avec Jean-Louis Martenot, au compte de 281. À ce niveau-là, j’avoue, le film devenait une enquête pour rectifier les faits historiques.

Panorama-cinéma : Pendant la réalisation du film, l'idée t'est-elle venue de te concentrer strictement sur le fils de Maurice Martenot? Car nous ressentons beaucoup cette idée de passation de flambeau.

Caroline Martel : C'est vrai que c'est quelqu'un de très porteur et d'attachant. Néanmoins, en faisant le film, je tenais à inscrire l’instrument dans le présent, et si je m'étais concentrée sur Monsieur Martenot, puisqu'il est plus âgé, cela aurait été plus difficile de débusquer le préjugé ou le cliché voulant que l’instrument appartienne au passé. Tu aurais voulu qu'on s'approche davantage de lui?

Panorama-cinéma : Un peu. Il me semble que son univers, que le legs qu'il a et qu'il te transmet au fil du film est fascinant. Peut-être que, pour toi qui l'a vécu, cet angle t'aurait trop mise de l'avant, peut-être qu'ainsi, le film aurait trop penché du côté du portrait (je pense au film sur Roger Toupin où nous entrons carrément dans son quotidien - il devient personnage plus qu'intervenant).

Caroline Martel : Peut-être. C'est qu’on a l’impression que Jean-Louis Martenot détient les clés d’un monde. D’ailleurs, un des sons que j’aime bien dans le film est quand on l'entend se promener avec son trousseau de clés à la main pour débarrer de vieilles serrures européennes qui grincent…

Panorama-cinéma : Il est en quelque sorte le gardien d’un monde.

Caroline Martel : Oui, et ce qui est touchant, c'est qu’à travers le film il nous en remet d’une certaine façon les clés. Par exemple, la fameuse recette de la poudre qu'on voit filmée dans la petite boîte métallique, c'était la toute première fois qu'il la révélait au grand jour! Je n'avais jamais pensé tenter de lui soutirer cette recette, mais cela dit, à la fin, c’est lui qui m’a approchée pour me proposer de me la raconter. C'était son legs, son cadeau, une sorte de performance de transmission. C'est ce que l'on gagne à faire un documentaire sur le long terme! Pendant le tournage de la scène, quand il a sorti sa balance et le papier avec les calculs représentant la recette, j’ai vraiment trouvé que tout cela semblait arrangé avec le gars des vues; c’était tellement alchimique! Mais c’est ainsi que s’est produite la scène autour de la poudre. Or, comme tout ce qui concerne l'onde Martenot, même si on a la bonne recette, c'est une question d'ingrédients, de fabrication, et surtout, de la façon dont l'ondiste jouera de son instrument - comme Monsieur Martenot le conclu si bien.


::  Le chant des Ondes (Caroline Martel, 2012)


Panorama-cinéma : Nous vivons dans une ère où tout ce qui est manufacturable doit être reproductible. Comment expliques-tu qu'un instrument, même quand il est transistorisé, soit aussi difficilement reproductible? Après tout, ça demeure un circuit électronique.

Caroline Martel : C'est sûr... mais n'oublions pas les ondistes dans l’équation! Comme Jeanloup le luthier le dirait, ils ont maintenu une forme d'attachement un peu mythique à leurs instruments réalisés de la main de l'inventeur. C'est une plus-value qui demeure essentielle pour eux. Parfois, les luthiers me confiaient des choses à moi qu'ils ne diraient jamais aux ondistes. Par exemple, lorsqu'ils réparaient les instruments ou osaient remplacer des pièces anciennes par un équivalent moderne, ils ne le disaient pas aux ondistes, sachant très bien qu'ils croiraient que leur instrument aurait changé de son. Lorsque c'est un original, c'est un original - et ce, paradoxalement, bien qu’il n’y ait pas eu un Martenot pareil! Mais de la même manière que l'origine du bois pour un violon est importante, dans un circuit imprimé, si ta résistance vient du Mexique plutôt que de venir du Japon, je te dirais qu’elle n’aura pas le même son. Non? Est-ce que c'est de la superstition? C'est aussi du registre du feeling, de l'intangible - ingrédient de base après tout dans le travail des musiciens. Et c'est ce qui amène une part d’irrationnel qui rend la reproductibilité de l’instrument plus compliquée.

Panorama-cinéma : Vois-tu ton documentaire comme une contre-histoire de la musique électronique?

Caroline Martel : Bonne question... mais je te répondrais que oui. Ce que Martenot nous permet de distinguer, c'est que « musique électronique » et « instrument électronique de musique » sont deux choses différentes. L'Onde est en effet un instrument électronique de musique et non un instrument de musique électronique. Pour Martenot (qui n'était pas du tout un snob - il a d’ailleurs été un camarade de Pierre Scheffer, père de la musique concrète), la musique remontée ou bidouillée par l'électronique n'était pas de la musique comparable à de la musique modulée de manière extrêmement sensible par un interprète sur un instrument. Il ne pensait pas cela avec prétention, mais trouvait plutôt que la musique devait jaillir directement de l'être.

En ce sens, l'onde Martenot est un alliage inédit et très rare entre les deux mondes de la lutherie traditionnelle et de l'électronique. Avec Le chant des Ondes, je voulais révéler un chapitre méconnu de l’histoire de la musique. J’aimerais remettre en question cette Histoire que nous avons trop tendance à interpréter comme une suite linéaire d'événements, pensant que le numérique est forcément une « évolution » sur l'analogique, et le rend obsolète automatiquement. Cet instrument n'a pas d'équivalent, c'est l'instrument électronique le plus sensible, le plus expressif... Et j'espère que le film contribuera à faire saisir au public l'importance qu'il occupe dans cette Histoire de la musique - en tant que, pour faire un clin d’oeil à ce que dit Martenot à la fin du film, l'une des belles manifestations de l’esprit humain.

(Mes remerciements à la réalisatrice qui nous a éclairé sur de nombreux termes lors de la retranscription tout en nous aidant à clarifier certains aspects de la discussion.)
 
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 14 mars 2013.
 

Entrevues


>> retour à l'index