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Le fantasme et le retour au réel : Stéphane Lafleur et Éric K. Boulianne autour de Viking

Par Sarah-Louise Pelletier-Morin

J’ai rencontré Stéphane Lafleur et Éric K. Boulianne individuellement. Avec le scénariste de Menteur (2019), nous avons parlé de la construction des personnages, tandis que le réalisateur d’En terrains connus (2011) m’a livré ses réflexions sur la dimension métaphorique de Viking (2022). J’ai eu envie de croiser leurs paroles dans la première partie de ce texte afin de les mettre en dialogue. Certaines réponses ont été tronquées ou jumelées pour rendre la lecture plus agréable.


:: Viking (2022) [micro_scope]

 

I. LE DUO LAFLEUR-BOULIANNE

Sarah-Louise Pelletier-Morin : On ne penserait pas spontanément à votre duo de scénaristes. Stéphane, tu fais des films moins narratifs, plus horizontaux, plus sombres, tandis qu'Éric, tu as écrit plusieurs comédies qui suivent un arc dramatique plus standard. Avez-vous pensé cette collaboration en termes de complémentarité ?

Éric K. Boulianne : Je dirais qu’on a voulu travailler ensemble avant tout par amitié. C’est sûr que, si on regarde mon IMDb, on ne pensera pas spontanément à moi pour scénariser un film de Lafleur. Mais après, ce que je consomme comme cinéma, c’est très vaste et ça sort du terrain de la comédie. Je suis un cinéphile, comme Stéphane. On parlait beaucoup de cinéma ensemble, notamment de films des années 1970. On avait plusieurs références communes. Mais effectivement, je pense que Stéphane a voulu aller ailleurs avec Viking, en adoptant une approche plus narrative, alors qu’il a l’habitude d’être plus poétique. Il avait une idée en tête — un début, une fin. Entre les deux, c'était plus flou. Stéphane tenait un concept qui aurait pu aller à mille endroits différents ; mon rôle, c’était de canaliser ça. Et à la fin, oui, ça a été un travail plus complémentaire. Cela dit, si j’ai apporté quelque chose au film, je ne pense pas que ce soit de l'humour parce que je suis un scénariste de comédie — Stéphane est absolument capable d’être drôle !

Stéphane Lafleur : Quand tu pars avec un film comme ça, qui repose sur ce qu'on appelle un « high concept », il faut que tu le nourrisses, il faut qu’il y ait une progression. C’est pour ça que j’ai fait appel à Éric : c’est un gars qui est très caméléon, dans le sens qu'il est capable de rentrer dans l'univers des autres de côté. C'est un grand cinéphile, mais il est aussi d’une grande intelligence. Il comprend ce que tu veux faire et il s'adapte au véhicule.

Dans un film comme Viking, il faut que ça évolue, il faut que ça progresse vraiment. Il faut qu’il y ait des surprises, des pistes de ski… ce qu'il n'y a pas nécessairement dans mes autres films, qui étaient plus des films d'errance. Mes premiers films, je les ai pensés un peu comme des films d'observation, des documentaires animaliers, des fictions sur les humains. J’ai écrit jusqu’ici de façon plus instinctive. Là, j’avais envie d’une histoire plus narrative. Déjà, on part avec un personnage qui sait ce qu’il veut, qui a une quête, ce qui n’était pas le cas de mes autres films.

SLPM : Ce film-là est beaucoup plus ambitieux, c’est une mégaproduction. Est-ce que c’est en réaction à ta propre filmographie ? Souhaitais-tu te prouver que tu pouvais aller ailleurs ?

SL : Après Tu dors Nicole (2014), j'avais l'impression d'avoir fait le tour d’une façon de faire des films. Je pense qu'il y a un cycle de la banlieue qui s'est terminé, mais un cycle non prémédité (je viens de la banlieue, et je pense que ça a nourri les trois premiers films…). Puis je me souviens que Luc [Déry], le producteur, m'avait dit après Nicole : « Je pense que tu es dû pour un film plus ambitieux. » Mais pas sûr que c'est ça qu’il avait imaginé ! (rires)

SLPM : La filmographie de Stéphane Lafleur est ancrée d’un bout à l’autre dans un paysage québécois, en banlieue, dans les motels, des chalets... Ici on change complètement de décor, on campe l’intrigue aux États-Unis. Éric, avais-tu néanmoins ce désir d’exprimer une québécitude pour t’inscrire en continuité avec les autres films de Lafleur ? Est-ce que c’était une de tes préoccupations quand tu écrivais le scénario ?

EKB : Tu vois, nous on a pensé Viking comme un film « canadian » plutôt que « québécois ». On a joué notamment avec des personnages anglos, mais qui parlent français pareil, comme le personnage de Gary. Hamza Haq, c’est un acteur anglophone, qu’on a connu dans Transplant (2020), et qui est donc plus connu dans le reste du Canada. On voulait aussi instiller un doute chez le spectateur (un what the fuck) : pourquoi un Québécois ferait cette mission-là ? Ça ne fait quand même pas de sens. Mais pour nous, ce qui est intéressant, c'est d'avoir cette sorte de mission québécoise qui recrée un alter ego des Américains, un peu comme on reproche souvent à notre cinéma populaire d'imiter le cinéma américain. On voulait réfléchir à notre rapport en tant que Québécois aux États-Unis, ces « petits Québécois » qui se prennent pour des Américains. Mais encore là, le film joue vraiment sur la déception parce qu’à la fin du film, on constate que cette mission n’est pas seulement donnée à des Québécois, mais à d’autres pays aussi qui ont reçu le même mandat.

SLPM : Étant donné la forte composante narrative et la courbe dramatique qui évolue de scène en scène, le film m’a paru très court. Est-ce que cette rapidité du film était en réaction par rapport à la lenteur des autres films de Stéphane Lafleur ?

EKB : Tu sais, moi je me rappelle avoir été un gros fan de Tu dors Nicole, puis de ne pas avoir senti que c'était un film lent, mettons pour moi. Stéphane a tendance à dire que ses films d’avant étaient moins structurés. Il m’a appelé pour ça : il voulait faire un film plus classique avec Viking. Mon scénario est hyperclassique dans sa structure. Après ça, l'approche reste plus près de Stéphane. C'était vraiment une crainte pour moi d’entrer dans l'univers de Stéphane, d’altérer son univers après avoir fait De père en flic (la suite de 2017)... Mais après ça, je vois aussi ce que j'ai apporté au film, et je pense que la rencontre de nos deux univers donne quelque chose d’intéressant.

 

II. LES PERSONNAGES D’ÉRIC K. BOULIANNE

SLPM : J’aimerais que tu me parles de la construction des personnages. Comment as-tu pensé leur caractère ? As-tu cherché à créer des « types » ? Les as-tu pensés en termes de rapports, de relations entre les uns et les autres — des gens qui s’aiment, s’attirent, se repoussent, se désirent, s’indiffèrent, s’épaulent, se concurrencent ? Voulais-tu recréer un microcosme à travers cette composition de personnalités ?

EKB : Quand je suis entré dans le projet, les personnages étaient un peu déjà écrits. Stéphane avait déjà fait une première version du scénario. À l’époque, il n’y avait que quatre personnages. Gary n’était pas là, il est donc devenu notre espèce de wild card. Pour faire leur portrait psychologique, je me suis notamment inspiré du Meyers-Briggs, un test de personnalité qui contient 16 profils de personnalité différents. C’est un long test qui permet de savoir à quel profil tu appartiens. Pour les personnages secondaires, je les vois donc comme des stéréotypes de genres. On a envie de s'identifier à l'un ou à l'autre. À un moment donné, l’un des deux superviseurs de la mission dit : « Je pense que j'ai un peu de Steven en moi. » Chaque être humain part avec des traits de personnalité, mais évidemment, après ça, l’expérience sociale nous amène aussi à avoir une vie différente.

Par ailleurs, on suit vraiment le parcours de David/John [Steve Laplante] dans Viking. Les autres personnages, ce sont des adjuvants ou des opposants qui sont là pour faire sortir son caractère, sa quête. Je me suis donc surtout concentré sur ce personnage. J’ai beaucoup travaillé sa courbe psychologique : qu’est-ce qu’il veut ? D’où vient-il ? Où va-t-il ?


:: Steve Laplante incarne le personnage de David/John dans Viking [micro_scope]


:: [de gauche à droite] Steve Laplante (David), Larissa Corriveau (Steven), Fabiola N. Aladin (Janet), Hamza Haq (Gary) et Denis Houle (Liz) dans Viking [micro_scope]

SLPM : Chaque personnage dans la mission incarne le rôle d’un autre personnage. Parfois, une femme incarne un homme et vice-versa, une personne noire incarne un blanc, etc. On joue avec les identités. Est-ce que c’était en réaction à notre époque, voire une sorte de pied-de-nez, au fait qu’on assiste à une inflation de l’assignation identitaire ?

EKB : Oui, en fait on voulait jouer avec la personnalité plutôt qu’avec l’identité. On voulait jouer le jeu de « qui je serais dans l'espace ». Tu vois, j'ai l'impression que je suis un peu le Gary, mais bon. (rires) Au-delà de la couleur de peau ou du genre, ce sont des types de personnalités. En vérité, cette mission ne pourrait pas fonctionner réellement parce que ce n'est pas vrai qu’un prof d'éducation physique a le même vécu qu'un astronaute. Ou bien, ce n’est pas vrai qu'une femme noire peut avoir le même vécu que tel autre personnage, mais après ça, oui, ça reste quand même qu’on peut s’identifier à un type de personnalité. 

Le film contient également une dimension caricaturale. Ils ont monté cette équipe-là rapidement, parce qu'ils se sont rendus compte qu'il y avait des conflits dans l'espace. Ils remplissent un questionnaire de 400 questions au départ, mais ça reste un test un peu rapide…

SLPM : Avez-vous joué sur le décalage entre les personnages et le casting pour accentuer cette dimension caricaturale ?

EKB : Stéphane a bien pensé le casting, à qui pourrait jouer chacun « deux personnages ». Ce qui est drôle, par exemple, c’est Fabiola N. Aladin, qui incarne Janet. Elle joue un personnage très psychorigide, alors qu’elle n’est pas du tout comme ça dans la vie ; à la limite, elle serait une Gary. Ça a été tout un travail, il fallait souvent la ramener à un mode plus sérieux, la mettre vraiment sévère, alors que c’est une personne qui rit toujours, qui est joyeuse et fait des blagues, et là, il ne fallait pas qu’elle aille là-dedans !

SLPM : Si Viking contient quelque chose de la science-fiction, c’est peut-être dans sa manière de mettre en scène notre part d’autofiction, notre manière de s’imaginer une vie autre, de se fabuler. La proposition se situe en quelque sorte dans le spectre des « manies ». On a tous en nous un peu de mégalomanie, de monomanie, d’érotomanie… On s’idéalise, on se projette, on rêve d’absolu, de ciels plus vastes… et au bout de ça, il y a toujours un principe de réalité qui nous frappe.

EKB : Oui, c'est un coup sur l'ego de réaliser que nos rêves ne vont pas se réaliser. Que tu sois David, le prof d’éducation physique, ou ingénieur en aérospatiale, au final, la réalité nous rattrape. David, je le vois comme un gars qui a toujours eu un rêve. Puis, tout à coup, il a cette possibilité-là de l'atteindre. Je pense que c'est quelqu'un qui a besoin de « faire une différence », comme il dit. Puis, il se rend compte qu’il ne fera peut-être pas de différence, finalement.

Quand David commence à prendre la mission au sérieux, tout commence à changer, ça détone avec les autres personnalités, notamment avec Janet — ces deux personnages sont construits pour ne pas être en opposition. À un moment, David est traversé par un sentiment d’espoir : « Ça se peut que j'arrive finalement sur Mars pour vrai. » C'est vraiment le développement du personnage de David que j’ai travaillé, que j’ai cherché à complexifier, avec tous ses rêves et ses ambitions. Il vient un moment où il se rend compte que cette mission-là n'est pas du tout ce qu'il pensait ; on suit, en fin de compte, le trajet de sa déception.  

SLPM : Et s’invite, à partir de là, une autre tonalité, il me semble…

EKB : Je vois ça comme quelque chose de réaliste en fait. C'est le récit d’un gars qui réalise qu'il ne fera pas de différence et qui accepte de prendre plaisir, de s’émerveiller de moments simples. On annonce ce gros voyage, cette « mission », pour qu’en bout de ligne, ce soit du monde qui parle de leur quotidien dans une station… (rires) C’est ça qui donne le ton comique. On construit tellement d’affaires dans nos têtes, alors qu’au final tout est un petit peu « downer », déprimant. David sort de là en se demandant : « Bon maintenant, face à cette déception-là, qu'est-ce que je fais ? » Il décide d’enjoliver les petits bonheurs de la vie.

SLPM : Comme le « deux sucres » dans le café, qui est un des motifs dans le film ?

EKB : Oui, comme le petit deux sucres dans son café ! Ce genre de plaisir simple du quotidien qu’on peut cultiver, ça ou prendre soin des personnes qui t’entourent, que t'aimes. C’est un film qui voit l’apocalypse en avant — ça se sent qu’on a écrit ce long métrage en pleine pandémie ! En creux, il y a une réflexion sur la façon de faire face aux épreuves de la vie. Qu’est-ce qu’on fait quand le monde s’effondre ? Ce n’est pas vrai que dans ce schéma-là, on va tous faire une différence. Je pense que c'est ça que le personnage de David ressent : même si je ne fais pas de grande différence, je peux profiter de la vie pour faire une différence dans mon quotidien, faire des différences avec les gens qui sont avec moi. Je respecte David parce qu’il est allé au bout de son rêve et il l'a essayé. C'est juste que, là, il est confronté à une déception. Maintenant, qu’est-ce que tu fais de cette déception ?

:: Viking [micro_scope]

SLPM : C’est donc un film sur la résilience, pour utiliser un mot à la mode ?

EKB : Voilà. Oui. Quelque part, c’est un film sur la résilience…

SLPM : J’ai senti qu’à travers la réalisation, on avait cherché à éviter autant que possible à faire de David un personnage charismatique. Bien sûr, on s’attache à lui, on s’y identifie même, mais il n’a absolument aucun charisme. À un certain moment, on ressent presque de la pitié.          

EKB : Nous, notre crainte, c’était que le spectateur perde de la sympathie pour le personnage. On voulait qu’il reste avec lui tout au long. On avait peur du moment où il décide de rester dans la mission même si sa femme a un cancer. Il essaye d'aller au bout de cette affaire-là. Il fallait qu'il aille au bout. Après ça, il a peut-être fait des erreurs. Il a peut-être fait les mauvais choix. Il se rend compte que ce n'était pas la bonne affaire, mais au moins il a essayé. Donc, non, il n'y a pas de pitié, mais juste de la sympathie pour David.

À certains égards, je me vois dans ce film-là. Je m’identifie beaucoup à David. Ma « mission » à moi, mon rêve si on peut dire, c’était le cinéma, c’est ce que je voulais faire depuis que je suis jeune... J'arrive dans ce milieu-là, j’ai eu des super beaux moments, mais j'ai aussi eu mon lot de déceptions.

SLPM : Étant donné les deux niveaux de personnages, il y a un doute constant qui s’installe dans le film par rapport à « qui parle ». Dans une scène, John dit à Steven : « Je suis triste qu'on se soit perdus » et Steven répond : « Ça ne dépend pas de moi. » On sent ici tout le dédoublement entre Steven et Marie-Josée. C’est un film qui aborde aussi la question de l’incommunicabilité.

EKB : Oui, on a travaillé beaucoup cette réplique-là en particulier. Au début, je pense que c'est assez clair « qui parle » et peu à peu ça s’embrouille. Ça devenait super intéressant de laisser planer le doute et d’ouvrir un espace pour le spectateur. Depuis que les quelques critiques sont sorties, on observe les multiples interprétations des gens. Il y a plusieurs façons de recevoir ce film. Nécessairement, quand ça ouvre sur quelque chose de plus grand, les gens sont appelés là-dedans et ils peuvent se projeter, voir des concepts.

 

III. LES DEGRÉS DE STÉPHANE LAFLEUR

SLPM : En sortant de la salle, je me suis dit qu’on pouvait voir ce film à plusieurs degrés, que le film cherchait à faire du spectateur une « machine interprétative », à l’inciter à décoder les strates, les métaphores, à voir cette œuvre comme une fable. Est-ce que c’était ton intention ? As-tu écrit ce film-là pour être vu au premier ou au deuxième degré ?

SL : Un peu des deux. Il y avait d'abord l'idée de raconter une bonne histoire avec une évolution, mais évidemment ça parle de plein de choses. Parfois, l'interprétation des autres me surprend dans la mesure où ce que je voulais peut-être secrètement dire ou faire avec ce film, d’autres arrivent à le traduire mieux que moi ! Même Éric et moi, on n’en parle pas dans les mêmes termes, on n’a pas la même interprétation du film. Je trouve ça intéressant que les gens aient un terrain de jeu pour interpréter Viking. Puis, même ceux qui décident de ne pas prendre l'escalier jusqu'au deuxième étage, il y a comme le premier étage — et je pense qu'il est le fun !

SLPM : Il y une chose qui me semble récurrente dans ta filmographie, c’est la notion du fantasme — se fantasmer autre, ailleurs. Tes personnages portent souvent une nostalgie, une angoisse du temps qui a passé, un sentiment d’être passé à côté de sa vie. Dans Viking, le personnage de David rêve, fantasme, mais il y a une équivoque qui demeure. On se demande à un certain moment : est-ce que c’est sain de fantasmer ? Vaut-il mieux rester sur terre ?

SL : Oui, oui, c'est vrai que ça revient dans mes films. Ce qui m'intéresse, c'est le décalage entre ce qu'on s'imagine qu'on veut être, où on veut être, et la réalité. Tu sais, moi, je pense que les fantasmes sont importants, quels qu'ils soient, parce que le fantasme veut dire imaginaire, veut dire monde intérieur, et je trouve que c'est important de fantasmer. Par exemple, Réal Bossé dans Continental (2007) qui s'imagine quelque chose de l'autre bord du mur, et quand il y va, ce n’est pas tout à fait ce qu’il s’était imaginé ; il déchante et il s’en va, alors qu’il rêve d’un trip à trois… Bref, mes films contiennent souvent cette oscillation entre rêve et déception.

SLPM : On t’a parfois reproché de poser un regard de pitié sur tes personnages ou de les regarder un peu de haut, voire de te moquer des petites gens. Comment fait-on pour rendre un personnage comme David dans toute sa dimension pathétique, à travers ses déceptions, son romantisme, sa québécitude, sans faire de lui un Elvis Gratton ? Est-ce que c’était une de tes préoccupations ?

SL : Mon approche a toujours été de mettre des personnages dans des situations un peu absurdes et décalées et de les observer — de ça, forcément, découle de l'humour. J’ai l’impression qu’on ne rit pas des personnages, mais qu’on rit de la situation dans laquelle ils sont… et là soudainement il y a de l’empathie. Parce que cette situation là, ça pourrait être moi.

Prenons le personnage de Gilbert Sicotte dans Continental qui s'en va se commander un beigne — sachant tout ce qui vient de lui arriver — et qui se heurte à une employée qui n’a aucune envie de lui donner un petit sourire. Bien, moi, j'ai de l'empathie pour ce personnage. J'ai de l'empathie parce que je peux me projeter, m’identifier à ce personnage. C'est sûr que ça m'est arrivé d'avoir une journée de « merde », puis de faire un effort quand même et d’être fin, et finalement le retour n’est pas là.


:: Gilbert Sicotte dans Continental, un film sans fusil (2007) [micro_scope]

Cette idée du vivre-ensemble, ça m'intéresse beaucoup. C'est présent dans tous mes films. Dans Viking, ce sont plusieurs personnes rassemblées qui sont obligées de vivre ensemble — en plus, ils sont chacun deux personnages à la fois, ils sont comme dix dans le même espace de vie ! C’est donc ça qui avant tout m'intéresse : comment on interagit ensemble, dans la rue, dans la vie, avec les gens qu'on connaît, les gens qu'on ne connaît pas, les gens qu'on croise, les gens qu’on ne reverra plus jamais... En tant qu'observateur, ça me fascine.

SLPM : C'est là où ton amour du documentaire animalier revient ! Éric me disait, plus tôt, que vous aviez choisi de poser la question de la personnalité plutôt que de l’identité. Est-ce que c’est ça que tu avais envie d’observer ?

SL : Oui, et ça revient à la question du fantasme. On est dans une époque où les gens se fabulent des vies, s’inventent des vies, curate leur vie sur les réseaux. Les gens se mettent constamment en scène, choisissent ce qu’ils montrent, quelle photo ils publient, quel moment de leur vie ils exposent. C’est rare, par exemple, qu’on voit des gens tristes sur les réseaux, ils ne montrent pas leur vie de merde... Donc, on a l'impression que tout le monde va bien, et on essaie de faire la même chose. Ça crée une espèce de double société : la vraie vie et la vie artificielle, à côté, sur les réseaux. Il y a un peu de ça dans Viking, les deux paliers. On revient au deuxième étage. (rires)

Ce film-là parle aussi de notre rapport aux États-Unis, comment on se projette dans tout ce vedettariat. On compare sans cesse notre culture à celle des Américains. On voudrait ressembler à telle actrice, chanteuse, etc. Puis finalement, ce n’est pas ça la réalité, il y a quelque chose d’inauthentique. Donc Viking appelle toute une réflexion sur le double, sur nos modèles, nos héros, et le décalage entre les deux. Ce sont les questions de l’authenticité et de l’identité qui sont posées : trouver qui on est, quelle est notre place. Peut-être pas dans l'espace…

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Article publié le 3 octobre 2022.
 

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