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Daisuke Miyazaki : Dynamiques d'échanges (2)

Par Mathieu Li-Goyette

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:: Videophobia (Daisuke Miyazaki, 2019)

MLG : L’année dernière nous discutions de votre posture de cinéaste, érigée en porte-à-faux du cinéma japonais et d’une certaine partie du cinéma mondial, puis nous nous étions arrêtés en nous éloignant de la réalisation pour parler d’éducation, d’éducation à l’image, au cinéma. Or il semble que ces deux aspects de votre démarche se rejoignent très naturellement dans Videophobia, votre nouveau film qu’on découvre cette année au FNC et qui porte sur l’affaiblissement que le filmage peut provoquer chez quelqu’un (quelqu’un de filmé sans consentement) et ultimement sur les manières dont l’image peut être « militarisée » [weaponized]. 

DM : Oui, tout à fait, pour moi Videophobia c’est un film qui met au défi la culture cinématographique, son langage et surtout, plus largement, la culture actuelle de l’image. Ensuite, la vidéo c’est de la vidéo et c’est bizarre que nous filmions encore puisqu’on peut tout faire par vidéo, ce qui pose des questions intéressantes... Par exemple, quelle est la valeur du filmage dans une époque dominée par la vidéo ? Malheureusement la majorité de mes films, pour des raisons budgétaires, ont été tournés en numérique, mais ce sont des questions qui me tracassent tout de même, une forme d’appréhension, d’instabilité qui m’est intrinsèque quand j’utilise ce médium. Videophobia existe en travers de ces questions... Ces questions de réalité et d’artificialité... D’un côté vous avez le numérique et de l’autre le film ; si c’est du film ce que vous regardez vous apparaîtra plus vrai, mais si c’est du numérique, du vidéo, vous le sentez tout de suite qu’il y a une artificialité qui entache l’image et ne part pas. En tournant le film, je me rendais compte que cette artificialité est directement connectée à un certain état du monde contemporain, tellement les images que nous voyons aujourd’hui sont majoritairement artificielles, mensongères, alors qu’elles prétendent montrer la vérité. Vous avez ensuite plus en plus de gens artificiels (fake people) qui annoncent des fake news, ce qui double cette confusion face à ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Cette distinction d’authenticité, je crois que n’importe quel appareil numérique nous la donne à voir. 

MLG : Mais cette artificialité ressentie à la vue de ces images est sociale, contextuelle, elle change de décennie en décennie, puisqu’on change toujours progressivement de mode perceptif. 

DM : Oui je le crois aussi. 

MLG : Alors diriez-vous que l’émergence du cinéma numérique et la démocratisation de sa production a changé votre manière de regarder le cinéma qui la prédatait, voire changer globalement votre manière d’appréhender la réalité ?

DM : Oui, mais en même temps, même si toute cette production a l’air fausse, je ne veux pas non plus rendre les armes ou me retrancher dans l’ironie, voire le défaitisme... On peut encore se saisir du réel, en produire des images avec ce qu’on a sous la main en espérant de rendre le monde meilleur en le faisant, ça j’y crois encore... Je ne voudrais surtout pas devenir un de ces vieux réalisateurs conservateurs ou très difficiles. J’aimerais briser cet a priori culturel élitiste, mais avant cela me concentrer à briser cette culture du vidéo cheezy qu’on retrouve partout dans le monde. Videophobia s’inscrit dans cette volonté d’être à la fois vigilant et progressiste.  

MLG : C’est un film qui met justement au défi nos conceptions de faux et de vrai. Il y a d’ailleurs cette belle ligne de dialogue qui nous l’indique dès le début du film, quand la femme ne parvient plus à se souvenir de la différence entre les parcs d’attractions de Disney et de la Universal, qu’elle a tous deux visités.

DM : Chaque chose, chaque situation, chaque personnalité, chaque incident comporte ses propres petites choses, ses petits éléments singuliers, alors que le monde tente de le faire paraître homogène, régulier, identique... de l’anonymiser. Ce qui nous aliène de plus en plus -- enfin, c’est ce que je ressens --, c’est de ne plus être en mesure de nous distinguer les uns des autres et c’est ce vers quoi le monde des images nous pousse présentement. Videophobia traite de cette crainte, comme lorsqu’on voit des gens dirent à l’héroïne qu’elle ne ressemble même pas à la fille de la vidéo, alors qu’elle s’évertue à leur dire qu’elle sait être la fille de la vidéo, mais qu’elle ne se rappelle avoir tourné ces images d’elle. C’est sur ce point de bascule que joue le film, qui s’inscrit donc dans cette impossibilité à départager le faux du vrai... 

L’autre élément qui me hantait beaucoup durant la production, c’est l’évolution des relations interpersonnelles dans cette ère du faux. Même si plein de choses peuvent paraître factices, instrumentales ou polies lorsqu’on serre les mains des gens ou même lorsqu’on les prend dans nos bras ou quand on les touche, on ne peut soustraire à ces situations humaines le fait qu’elles nous rappellent que vous êtes vous et que quelqu’un d’autre se tient à vos côtés, peu importe votre degré de sincérité ou de performativité de votre sincérité. Comment pouvons-nous réfléchir sincèrement dans cet état des choses ? C’est bien ce que je me disais en faisant le film... c’est-à-dire, que pouvons-nous faire si nous décidons de ne plus croire en ce qui est faux ? Se couper du monde ? S’en balancer ? Ne penser qu’à soi ? À nos vérités ? J’ai l’impression que 2019 marque actuellement la fin d’un monde — du 20e siècle — beaucoup plus que 1999 ne le pouvait parce que nous arrivons dans le cul-de-sac où l’individualisme se frappe à l’artificialité. Récemment, c’est ce que je n’arrête pas de ressentir, que le monde est en train de prendre fin, qu’il est accompagné par cette hystérie des fake news et des leaders politiques effrayants... Et ce qui rend cette situation d’autant plus effrayante c’est comment ces éléments viennent occuper, parasiter une place dans la vie de tout le monde, qu’on en soit conscient ou non.

MLG : En même temps nous vivons dans une époque qui semble constamment vouloir nous faire croire que la prochaine année, quelle qu’elle soit, sera apocalyptique.

DM : Oui, aussi, c’est aussi ça le problème, peut-être que ce ne sera pas l’apocalypse l’an prochain.
 


:: Videophobia (Daisuke Miyazaki, 2019)

MLG : Donc tous ces faux semblants rendent le monde beaucoup plus difficile à appréhender, à départager de lui ce qui est vrai ou faux, ce qui est une vraie nouvelle ou une fausse, du vrai cinéma ou du faux cinéma aussi en quelque sorte...

DM : Oui, exact. 

MLG : Ça vous fait débouler dans un monde où il me semble que c’est bien plus dur d’assumer une position de cinéaste. Comment prétendre au vrai quand c’est le faux qui structure tout ?

DM : [rires] C’est bien vrai... La question n’est pas de faire ou de ne pas faire un film, mais de trouver une forme qui puisse évoluer avec ce que le récit raconte. Ça rejoint ce que je trouve intéressant de Videophobia, ce côté évolutif, qui cherche à mettre au défi le spectateur du début à la fin en bousculant aussi plusieurs vieux a priori que nous avons du cinéma.  

MLG : Tout à l’heure, vous disiez à quel point vous pensez que les gens ont de plus en plus de difficulté à départager qui ils sont par rapport aux autres puisque nous sommes inondés d’images... Diriez-vous que cela rejoint la raison pour laquelle autant de gens téléversent ou partagent en ligne des images personnelles d’eux-mêmes ? 

DM : Jusqu’à un certain point, téléverser autant d’images de ce qu’on mange, de qui on fréquente, de nos animaux ou de nos bébés... Ça peut être bien... mais c’est comme une drogue au final, surtout que ça finit par soumettre toutes les choses, qu’elles soient vivantes, individuelles, qu’il s’agisse d’objets ou d’expériences de vie... tout cela finit par tomber dans la même encapsulation... tout devient cette même chose, partageable, vendable, une monnaie d’échange symbolique que vous pouvez échanger et qui vous fait oublier ce que vous connaissez vraiment, ce que vous possédez vraiment, dans une économie existant à côté des vraies choses. Jusqu’à un certain point, j’ai l’impression que Facebook et Instagram s’inscrivent dans le sillon des shows pornos, avec ces photos qui disent « Je suis à Cannes ! » ou « J’ai rencontré Donald Trump ! »... Et alors ? Ce truc chimérique qu’est internet devrait atteindre une certaine forme de limite, mais il les dépasse constamment... Twitter est un endroit complètement malade au Japon. Beaucoup de gens ferment leur compte présentement parce que la polarisation politique devient insoutenable entre les gens d’extrême droite et ceux d’extrême gauche... C’est assez épeurant de les lire s’attaquer les eux les autres. Alors oui, les réseaux sociaux, c’était un truc assez amusant il y a 10, 15, 20 ans, mais récemment, après qu’ils soient devenus un véritable outil qui traverse tous les étages de la société, de la politique au partage de tout et n’importe quoi, c’est devenu un média malade, empoisonné dans sa nature...

MLG : Quand nous téléversons une image ou une vidéo en ligne, par le simple fait de le faire, nous créons de la valeur, une économie d’échange des désirs et des likes... Votre cinéma lui-même carbure beaucoup à l’échange.

DM : Oui, justement, la question de l’échange a toujours été au cœur de mes films. Et bien sûr qu’il n’y a pas moyen d’arrêter d’échanger dans un monde régi par le capitalisme, mais tout de même... ça ne m’empêche pas de vouloir lutter contre comme je le peux, au risque de regarder passivement le monde devenir une grosse dystopie de surveillance régie par des intelligences artificielles. C’est assez effrayant, car la semaine dernière j’ai vu ce tweet qui annonçait que des caméras de surveillance allaient être installées à l’intérieur des wagons de train au Japon et qu’elles pourront regarder dans toutes les directions à la fois (et au Japon, les agressions sexuelles perpétrées dans les transports en commun sont un réel problème de société). Alors le tweet disait qu’il n’y aurait plus d’agressions sexuelles au Japon car maintenant on a installé des caméras dans les trains ! Nous n’avons jamais eu de caméras dans ces transports. Singapour en a beaucoup et d’être épargnés par cette surveillance, c’était bien l’un de nos côtés positifs au Japon... mais maintenant les gens l’acceptent si facilement ! Au Japon, comme partout ailleurs. Pourquoi les gens apprécient-ils autant d’être surveillés ? Et pourquoi acceptent-ils aussi facilement d’être gouvernés par des nations faites d’innombrables replis obscurs et manipulés par les lois du marché ? Au final, c’est le principe même de nation qui apparaît comme une façade.

Dans Yamato (California) je l’explorais, avec ces personnages qui se sentent pris entre deux nations, dans un lieu reculé, isolé, en bordure de base militaire, complètement aliéné par la culture américaine, par les McDonald’s et c’est un peu la même chose que j’explore dans Videophobia, mais d’un autre angle, ce qui nous ramène à votre question sur Disneyland et Universal... Tellement de gens pensent qu’ils doivent aller à Disneyland, mais pourquoi ? « Pourquoi devrions-nous faire quelque chose ? », c’est ça la question qui doit traverser et qui ne le peut pas à cause de cette culture prédéterminée. Enfin, je crois que je traverse une crise de la quarantaine, où je sens que j’ai le goût de quitter tout ça, de vivre d’une manière plus simple.

MLG : C’est intéressant ce que vous dites au sujet de l’échange, sur cette sensation de confort qui vient avec le fait de se savoir assujetti par un pouvoir de gestion (qui régularise les échanges). C’est intéressant aussi parce qu’au début de Videophobia, le personnage principal donne beaucoup de sa personne dans la scène d’ouverture où elle se donne à ce type, de l’autre côté de l’écran, qui lui demande de se dénuder. En même temps, ce qui me semble clé dans cet échange c’est de quelle manière lui, en retour, ne donne rien à l’héroïne, sinon des ordres, et tout le montage semble souligner à son tour cette unilatéralité [la première coupe interchange la position du spectateur-voyeur avec celle du personnage-voyeur, brisant l’impression que l’héroïne se donnait en spectacle à la salle en révélant son interlocuteur].

DM : Tout à fait... En fait, peut-être que le public comprendra qu’en la regardant sans lui dire, nous participons aux mêmes dynamiques unilatérales que celles du type qui la scrute à travers l’écran d’ordinateur. Regarder un film finit souvent par être un acte violent... et si tout le monde dit que le cinéma est toujours subjectif, ça ne m’empêche pas ici de vouloir retourner l’assertion sur elle-même ; vous entrez dans la salle, vous vous assoyez et vous tombez d’emblée sur ce premier plan, une sorte d’erreur qui brise le quatrième mur qui vous rappelle que vous faites aussi partie du problème d’intimidation et d’agression sexuelle qui plane au-dessus de cette jeune femme. Je ne veux pas généraliser, ni dire que le public est composé d’agresseurs, mais simplement pointer qu’il s’inscrit dans une société dont le paradigme, le « système », n’a pas beaucoup changé en ce qui a trait au traitement réservé aux femmes.

MLG : Alors voyez-vous votre film comme un film féministe ? Le festival l’a étiqueté d’une petite pastille féministe dans le catalogue...

DM : [rires] Oui, j’ai vu ça, ça m’a bien fait rigoler. Non, je ne le considère pas comme un film féministe, ça ne m’est jamais passé par la tête. Ça sonne comme un truc de l’ère #metoo, alors que c’est beaucoup plus simple que ça... C’est une question de respect entre individus, de ne pas soumettre les autres à sa volonté, c’est de l’éthique, pas du féminisme. « N’agressez pas les femmes » devrait être dans le même rayon que « Ne tapez pas les enfants », même les animaux comprennent ça. Et là, présentement, une prise de conscience fait gonfler artificiellement le féminisme... D’ailleurs, c’est ce qui est curieux avec le féminisme des dernières années, qu’il aille si souvent à l’encontre des hommes, en cherchant à se réapproprier une force égale aux hommes, à trouver des vertus dans une duplication féminine de la masculinité, érigée par l’équivalence, alors que le féminisme et la féminité devraient amplement pouvoir exister sans en revenir à tout ça. On devrait tous se respecter, point barre, mais ça n’arrive pas, on préfère les discours qui demandent que les femmes soient aussi fortes que les hommes, ou bien qu’elles se dénudent pour revendiquer la même liberté de corps que celle des hommes en y voyant une manière de canaliser de la force... Au Japon, le féminisme radical fonctionne beaucoup sur ces bases et... honnêtement je trouve ça assez creux. Mais en effet, ce n’est pas un film féministe.



:: Videophobia (Daisuke Miyazaki, 2019)

MLG : La forme de Videophobia est beaucoup plus contrôlée que celle de Tourism. Et Tourism était beaucoup plus libre que Yamato (California). Vous avez peur de vous répéter ?

DM : Disons que mon premier film est A, que mon second est une sorte de A + B, que mon troisième est un A + B + C, alors je retrace des choses déjà tracées dans les précédents, mais je le fais de manière consciente, en cherchant à peaufiner des choses que j’avais développées dans les projets précédents. Tourism, c’était assez improvisé, assez comique, alors qu’ici je voulais d’emblée être plus sérieux. La caméra portée, le noir et blanc contrasté, ce n’étaient pas des choses que j’avais déjà faites, tout comme le travail de bruitage sur la bande sonore, qui est plus impressionniste... Beaucoup de gens ont dit que le style de Tourism correspondait à mon style, alors que j’aimerais ne pas avoir de style fixe ni avoir de gens pour me dire quel est mon style [rires]. 

MLG : En contrepartie, si Videophobia est fait de vos films précédents, il est aussi fait des films des autres. Après les 15 ou 20 premières minutes de Videophobia, on ne peut pas s’empêcher de penser à Shin'ya Tsukamoto ou David Cronenberg, puis, vers la fin, de penser à Georges Franju, aux Yeux sans visage... 

DM : Oui c’est sûr... et puis j’ai commencé dans le cinéma en tant que critique, alors c’est naturel pour moi de vouloir rendre hommage à ceux que je respecte. Je l’ai fait beaucoup dans Yamato. Les références étaient moins évidentes, mais je pourrais parcourir le film et, plan par plan, vous dire de quel cinéaste ils proviennent. Pour Tourism, c’était plus libre de ce côté et sans doute la première fois que j’oubliais complètement ces références aux cinéastes que j’admire... Cette fois, c’est sûr que la référence à Franju était plus évidente, peut-être parce que c’était une scène très importante pour le film et qu’en faisant cette référence je voulais m’assurer d’un biais dans la perception du spectateur qui la reconnaîtrait... 

MLG : Et à quels cinéastes pensez-vous en tournant Yamato ?

DM : Pour la première moitié du film, je pensais beaucoup à Godard et Truffaut... puis pour la deuxième moitié à Seijun Suzuki et Ruben Östlund. 

MLG : Contrairement à vos autres films, Videophobia est co-scénarisé, avec Naoto Akiyama, dont c’est le premier scénario.

DM : Naoto Akiyama est mon ancien camarade de classe du temps où nous étions à l’école de cinéma. Ça fait quinze ans que nous avons gradués et lui travaille maintenant dans une usine... Quand nous avons décidé de faire ce film à Osaka durant un été, nous n’avions pas assez d’argent pour le mener à terme, alors je suis allé vers lui pour lui demander s’il pouvait m’aider à trouver des investisseurs... Il m’a dit qu’il avait des économies dans son compte en banque et il m’a proposé de m’en servir. C’est finalement lui qui a financé la moitié de la production du film. De toute manière il a si souvent été mon cerveau, lorsque j’ai travaillé sur des vidéoclips, sur d’autres scénarios que je lui ai envoyés au fil des années afin d’avoir son avis. Je lui ai toujours demandé son opinion la plus franche parce qu’il est aussi un grand critique. Nos goûts en matière cinématographique sont incroyablement similaires et je lui fais complètement confiance. 

Alors voilà, il finançait déjà le film quand je lui ai envoyé le scénario, comme d’habitude, pour avoir son avis... Et puis là je l’ai poussé pour qu’il écrive plus que des commentaires, plus que d’habitude, étant donné qu’il s’investissait déjà autant dans le projet. Je crois que ça l’a beaucoup motivé et qu’il a écrit certains des meilleurs passages du film. La découpe en carton, grandeur nature de la femme qui accapare l’écran de la pièce où est tournée la fameuse vidéo, je n’ai aucune idée du sens qu’elle a, mais c’est son idée. 

MLG : Une idée parfaitement inquiétante.

DM : [rires] Oui ! Il a beaucoup contribué au scénario. J’apprécie aussi le fait que nous avons pu travailler ensemble après toutes ces années... Je crois que nous étions une centaine d’étudiants à graduer de l’école cette année-là et nous ne sommes, en m’incluant, que deux ou trois à faire du cinéma présentement. Dans le cas de Naoto, il travaille encore à l’usine, mais il essaie de faire quelque chose dans le cinéma, ce sera à mon tour de l’aider. 

MLG : Videophobia apparaît comme une actualisation de Videodrome, de l’image que nous voulions posséder à l’image qui maintenant nous possède. Pourquoi pensez-vous qu’on produise autant d’images de soi si l’on angoisse à l’idée de ce qu’elles renvoient ?

DM : L’art est une manière de dire « Je suis vivant », « Je suis ici », « Je pense ceci », « J’ai survécu à cette période de la Terre »... Toute la culture de l’image issue des réseaux sociaux me semble s’aligner sur cette aspiration de l’art, une manière de s’exprimer, de figer sa propre mémoire dans le monde... mais c’est bien plus facile que de faire un film. [rires] Au final, le nombre de gens qui lisent les posts sur Facebook baisse progressivement, tout comme celui de ceux qui lisent les tweets sur Twitter (ça dépend des pays, mais c’est la tendance globale). Quant à Instagram, les chiffres grimpent de plus en plus. Moins de texte, plus d’image, parce que c’est plus facile de rejoindre les gens comme ça, de les marquer... Moi-même je passe trop de temps sur Instagram à faire des stories.

MLG : Parlant d’images, celles de Videophobia se tiennent sur une fine ligne posée entre une rigidité oppressive et un ton plus élégant, poétique. Craigniez-vous de faire un film trop sombre ? Trop glauque ? 

DM : Oui j’ai eu peur de ça... Je crois que dans le dernier plan du film, ce qu’on voit ce sont les mains d’un nouveau petit ami, qui serait quelqu’un de bien, ou en tout cas de normal. Peut-être qu’elle passera même sa vie avec lui... Quand je regardais les dailies du film, surtout dans la dernière partie du film, j’ai remarqué que plusieurs membres de l’équipe pleuraient parce qu’elle était enfin retombée dans la normalité, elle regardait Netflix, faisait ses petits trucs... C’est la réalisation qu’en vérité, il y a beaucoup de notre bonheur qui tient dans ces choses-là, ces petites artificialités du quotidien. Puisque tout peut être faux ou vrai dans sa fausseté, c’est dans le relationnel que cette intégrité est mise à l’épreuve ; les gens qui nous semblent les plus vrais sont sûrement ceux qui nous semblent les plus importants à un certain moment... 

Quand j’écrivais le scénario, de nombreuses personnes me disaient que nous devions finir le film avant ou pendant la scène de chirurgie plastique, mais j’ai insisté pour qu’on se rende jusqu’à sa convalescence, pour qu’on réalise que son retour à la normale pouvait être à la fois médiocre et beau. Si cette scène n’existait pas je crois que le film serait justement trop sombre, trop ironique. C’est la même chose avec Yamato, chaque fois j’essaie de montrer le pire d’une situation... tout en l’éclairant d’une sorte d’espoir, parce que j’y crois malgré tout. 
 


:: Sur le tournage de Videophobia (Daisuke Miyazaki, 2019)

MLG : Avec les A, B et C de vos films, cumulés, c’est quelques belles poignées d’espoir.

DM : Oui, j’essaie toujours de donner un peu de cet espoir... puis de montrer plus largement que le cinéma est important pour les gens, qu’il peut être important pour eux... Si le fait de faire des films peut changer la vie de quelqu’un, d’une ou deux personnes dans mon cas, ça serait suffisant pour le cinéma que je fais. Quand j’ai montré Yamato en Indonésie, l’atmosphère était démentielle : un volcan a explosé, alors le DCP n’a pas pu rejoindre à temps le festival et ils me l’ont dit seulement 20 minutes avant la projection... Le propriétaire de la salle est venu me voir et m’a demandé si nous pouvions projeter le lien Vimeo ! « Le public est déjà là, la salle est pleine ! » La première question après la projection ? « Pourquoi la qualité de l’image était si mauvaise ? » [rires] 

Environ un mois après cette projection, je discutais avec un ami allemand qui était alors en Indonésie et elle avait rencontré cette fille indonésienne, musulmane, dans un café, et elles ont commencé à parler de cinéma. De fil en aiguille, elle lui a dit qu’elle avait récemment vu un film appelé Yamato et que c’est un film qui l’avait rendue profondément heureuse, qui l’avait réconfortée... C’était donc une féministe issue d’une société musulmane, qui avait vu un film à l’image merdique et elle s’est tout de même sentie aussi interpellée. Tout cela pour dire que les gens peuvent penser que Videophobia est un film ironique, cynique, mais il cherche surtout à rejoindre des gens par ses réflexions. Mon monteur [Ryoma Hirata], une fois arrivé à la fin, m’a confié qu’il trouvait que la chanson du générique était à la fois une super chanson pour ceux qui avaient aimé le film et la pire pour ceux qui l’avaient détesté. Ça m’a réjoui.

 

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Article publié le 16 avril 2020.
 

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