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Entrevue avec Stéphanie Trépanier (Partie 1)

Par Mathieu Li-Goyette
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LES DESSOUS DE LA DISTRIBUTION INDÉPENDANTE

Il n’y a pas si longtemps, nous parlions des problèmes de la distribution du cinéma indépendant à Montréal, au Québec. Nous avons écrit sur la question ici, puis en avons discuté ici, tandis que d’autres y sont allés de leurs sorties respectives (24 images, La Presse). Tout ce débat a pourtant été revivifié par le travail d’une seule personne : Stéphanie Trépanier, fondatrice d’Evokative Films et auteure d’une lettre ouverte d’abord publiée sur Facebook en octobre dernier. Pour revenir sur la question, l’approfondir et explorer les raisons derrière un tel état de crise, nous l’avons rencontrée. Voilà donc la première partie d’un entretien qu’elle a eu la générosité de nous accorder, une heure durant.
 
Panorama-cinéma : Qu’est-ce qui t’a d’abord poussée à écrire cette lettre sur Facebook? Lettre qui a déjà fait le tour des réseaux sociaux, même La Presse a cru bon d’en faire paraître un extrait sur son site internet.
 
Stéphanie Trépanier : En fait, je pensais à l’idée depuis un bout de temps. J’avais d’abord peur que cette sortie soit prise pour une montée de lait; dans les faits, ce l’était à 40%. [Rires] Je ne sais pas ce qui m’a poussée cette journée à l’écrire. Ce qui est sûr, c’est que cela faisait un an que j’y pensais et j’avais eu plusieurs discussions avec des amis, avec des gens qui sont en distribution, qui trouvent aussi tout le processus difficile. On se demande toujours comment convaincre les gens d’aller voir les films, ne pas avoir assez de salles, qu’ils y aillent le premier weekend, etc. C’est tellement difficile, car on se bat avec des contraintes de marketing incomparables aux autres films. Plus on essaie de pousser cette idée, plus on se rend compte que ça ne marche pas.
 
Après avoir distribué des films - cela fait deux ans et demi que la compagnie est en branle et deux ans qu’elle distribue activement puisque Le tueur sortait en salles il y a deux ans -, je me rends compte que non seulement le message ne passe pas, mais qu’il passe moins facilement qu’avant. Aujourd’hui, avec Facebook, on se rend compte des gens qui « like », qui font des commentaires et je suis beaucoup toutes les pages des plus grands distributeurs, comme Maple par exemple, et il y a énormément de commentaires. Je regardais ensuite ce qu’il se passait sur ma page, sur les pages des plus petits distributeurs où il n’y a pas d’interactions, aucun dialogue. J’ai eu le déclic une semaine avant ma lettre au Festival du Nouveau Cinéma où il y a eu une conférence sur la distribution. Toute la journée, j’entendais des conseils que je connaissais déjà, mais parmi tous ces exposés, un conférencier a parlé de l’évaluation de l’auditoire. Dans sa façon de le formuler, c’est ce que j’ai écrit dans la note, il évoquait une différence entre le nombre d’adhérents et la qualité de ces adhérents. Pour Evokative, il y a beaucoup de gens qui connaissent le distributeur, mais réagissent-ils? Vont-ils au cinéma lors du premier weekend?
 
J’avais besoin de faire cette note, de voir si les gens étaient à l’écoute et j’ai trouvé la réaction à celle-ci à la fois satisfaisante et insatisfaisante, car les gens qui en ont parlé sont des gens de l’industrie, des critiques, des blogueurs, d’autres distributeurs qui m’ont supportée. Mais le public a-t-il lu la lettre? Va-t-il réagir? Je ne sais pas. J’imagine qu’on le verra avec le temps.

L’autre facteur, c’est qu’en parlant avec des gens qui sont extérieurs au milieu, je me suis rendue compte qu’ils n’étaient évidemment pas au courant de ce qu’implique de réserver une salle, l’importance du box-office du premier weekend. Il y a de ce côté une certaine tâche d’éducation, de les faire réaliser l’importance de ces chiffres. Il y a beaucoup de gens qui s’excusent de ne pas avoir eu le temps de voir le film et ils disent qu’ils iront dans une semaine ou deux. Le problème, c’est que mes films ne peuvent être trois semaines en salles!


DOWN TERRACE de Ben Weathley

Panorama-cinéma : Tu disais qu’il n’y avait eu qu’un retour des gens de l’industrie. Quelle est la raison principale de ce manque de communication entre l’industrie indépendante et le public? On parle ici d’Evokative, mais la question est plus large. Les autres distributeurs, la Cinémathèque, les revues de cinéma, particulièrement celles sur papier, sont aussi en train de perdre le spectateur de vue. Sont-ils blasés?
 
Stéphanie Trépanier : Les gens ne sont pas blasés, ils sont surchargés. J’ai toujours été une adepte de magazines et quand j’étudiais en mode, j’en lisais huit pas mois. Je suis encore abonnée à Vanity Fair par habitude, mais je n’ai plus le temps de le lire. Nous avons tellement d’activités, d’occupations, d’heures sur Facebook! Personnellement, c’est pour moi une source d’informations extraordinaire puisque je reçois tous les blogues qui m’intéressent. Au lieu de m’asseoir avec un magazine dans un café, je vais sur internet et clique sur le lien de l’article qui m’intéresse. Il y a un transfert au niveau de la consommation et, pour le magazine papier, ce transfert n’est pas négatif d’une certaine manière. Car c’est plus écologique et c’est la même chose pour le cinéma. Les gens se déplacent moins au cinéma, moins au club vidéo et consomment de la vidéo-sur-demande, car cela évite les déplacements, et surtout le retour des films. Il n’y a rien qui se compare au grand écran, mais nous sommes plus occupés, plus paresseux, et il y a ce transfert vers la télé et l’internet qui semble inévitable. La production de DVD et de boîtiers est un désastre écologique de toute manière.
 
Chez Evokative, je dépense jusqu’à 1$ ou plus par unité pour faire des boîtiers « verts » et personne ne m’a dit que c’était une bonne idée. Les DVD sont moins rentables, mais au moins on réduit la consommation liée à ce genre de distributions. Lorsque le tout sera disponible en vidéo-sur-demande, on économisera des ressources, on économisera aussi sur les coûts liés à la mise en marché. Par contre, en ce moment, nous sommes dans une période de transition où les distributeurs doivent s’habituer à travailler avec ces technologies et le consommateur doit lui aussi apprendre à s’en servir, et surtout s’équiper pour le faire. C’est plus compliqué.
 
Panorama-cinéma : Le jour où tout sera en VOD (Video-on-demand), serait-il possible, selon toi, que les studios américains reviennent à l’intégration verticale de leurs films, c’est-à-dire qu’ils recommenceraient à distribuer eux-mêmes les films directement chez le consommateur?
 
Stéphanie Trépanier : Au Québec, la VOD, si je ne me trompe pas, est régie par le CRTC. C’est donc les câblodistributeurs qui en sortiront gagnant ici. Il y aura deux possibilités. D’abord, Bell, Vidéotron et Rogers vont ouvrir des branches pour faire de l’argent sur ce système. Il y aura ensuite iTunes, Netflix et le Playstation Network qui vont continuer à gagner du terrain. Des compagnies vont fermer et d’autres vont se créer. Mais je ne crois pas que les studios créent un réseau vertical. Les télédiffuseurs vont gagner. Les gros studios sont aussi très lents à prendre une nouvelle direction.
 
Panorama-cinéma : Leur catalogue de films est énorme.
 
Stéphanie Trépanier : Justement. Lorsque l’on est un petit distributeur, on peut rapidement réagir à l’imprévu avec le désavantage de devoir cogner très fort aux portes avant que l’on nous l’ouvre. Lorsque l’on est un gros studio, tout le monde veut évidemment faire affaire avec vous. Ce sont de grosses machines qui prennent des années à prendre ces décisions. Pour réussir, il faut donc être novateur et s’impliquer dès le départ. Pour qu’un studio aille sur internet, il aurait déjà fallu qu’il se positionne sur le marché, et c’est iTunes et Netflix qui se le sont accaparés d’une façon plutôt efficace.
 
Panorama-cinéma : Les films d’Evokative sont d’ailleurs disponibles sur Mubi. Le sont-ils aussi sur Netflix?
 
Stéphanie Trépanier : Nous sommes en discussion. C’est pour ça qu’il faut cogner fort aux portes! Ce n’est pas facile et des connaissances de chez Anchor Bay ont été assez aimables pour nous mettre en contact avec eux. Pour iTunes, ils m’ont dit il y a un an qu’ils prenaient uniquement du contenu anglophone. Au cours de la dernière année, du contenu francophone pour le Québec s’est ajouté et aussi du contenu étranger. Ils m’ont dit que nous pouvions faire affaire ensemble, mais qu’il fallait convertir le film dans le format adéquat pour leur technologie. Et ça, c’est 1000$. Vais-je aller mettre un autre 1000$ dans un trou noir? Est-ce que ça marcherait vraiment? Ai-je 1000$ pour chacun de mes neuf titres? Pour Netflix, ce n’est pas les mêmes procédés. Pour Mubi, par exemple, je leur envoie les films sur DVD et ils s’occupent du reste.
 
Lorsque j’ai démarré la compagnie, je voulais déjà me diriger vers la VOD. Nous sommes dans un système en transition, qui se définit, et la différence entre il y a deux ans et maintenant est énorme. Je crois qu’aujourd’hui est le bon moment pour faire nos premiers pas. Par exemple, avec iTunes, ils n’ouvriraient pas de compte avec moi et il faudrait que je passe par un autre distributeur avec qui ils ont déjà un partenariat, comme Maple ou Alliance.
 

ADRIFT IN TOKYO de Satoshi Miki

Panorama-cinéma : Ne penses-tu pas que nous serions plus portés à investir - les billets de cinéma sont tout de même à 12,50$, sinon plus - dans un produit que l’on conserve. Je veux dire par là que le cinéphile d’aujourd’hui est un collectionneur et c’est ce cinéphile qui consomme, en général, du cinéma de genre plus pointu, du cinéma répertoire. Ils l’archivent et c’est pour cela qu’une compagnie comme Criterion fonctionne si bien.
 
Stéphanie Trépanier : Ils remportent leur pari en plus, car ce sont bien les seuls à réussir à vendre leurs DVD à 40$ et plus. Et le pire, c’est que lorsqu’ils font une vente de 50%, tout le monde s’énerve pendant deux semaines! [Rires] Eux, ils n’ont rien à craindre, c’est sûr.
 
On veut toujours avoir un bel objet à conserver et c’est ainsi que je me suis enlignée dès le départ. Je pense personnellement qu’avec les films que je distribue, ces films qui m’interpellent et qui me passionnent, une grosse partie de ma clientèle est composée des « geeks » de films qui vont vouloir avoir quelque chose de spécial. C’est aussi pour ça que j’ai décidé d’investir dans la création d’un beau produit, qui sera beau dans la bibliothèque avec un petit livret pour accompagner et présenter le film. C’est sûr que Criterion est un exemple à suivre dans ces cas-là. Je ne suis évidemment pas à leur niveau, car non seulement ils ont des emballages superbes, mais aussi des transferts que je ne peux pas me permettre. Ils ont leur propre studio, leurs propres spécialistes qui font des analyses image par image. C’est un travail incroyable. Pour mes premiers titres, j’ai passé par Technicolor, qui était en mesure de faire un beau transfert, mais qui était très coûteux. Depuis, j’ai fait affaire avec des compagnies plus petites en mesure de faire un travail équivalent. C’est évident que ce n’est pas un transfert de « qualité Criterion ». Il est beau, car c’est important pour moi, mais je n’ai pas 10 000$ non plus à mettre pour l’édition de chaque film.
 
Concernant les bonus du DVD, j’essaie de trouver le plus de matériel possible. Dans certains cas, j’en produirai moi-même lorsque les producteurs n’ont pas assez de matériel. Pour Hazard, par exemple, j’ai produit une entrevue avec Sion Sono. Avec La merditude des choses, il y avait déjà un making of, mais en flamand uniquement. Mon ami, le documentariste Yves Montmayeur, avait déjà fait une entrevue avec le réalisateur pour son émission Tracks. Il m’a donné son matériel que j’ai alors remonté. D’autres fois, je vais investir, faire traduire et intégrer des sous-titres. Encore là, les gens ne réalisent pas à quel point les sous-titres sont onéreux. En général, soit il n’y a pas de « timecode » pour savoir où l’on doit mettre les sous-titres, soit ils seront décalés. Ce sont des « détails », mais au final, nous avons moins d’extras que nous pourrions en avoir avec plus de moyens. Je dois faire le plus beau DVD possible avec les ressources que j’ai. En général, je dépense toujours trop sur l’emballage et les extras et, au final, le produit ne se vend tout de même pas assez. C’est peut-être aussi pour ça que j’ai écrit ma note. À un moment, un an durant, tu vois le mur arriver en te disant qu’il est toujours loin. Un jour, tu es rendue devant et là j’y suis. On n’arrête pas de dépenser de l’argent, d’en mettre et d’en mettre en espérant que ça fonctionne. Il y a déjà un an, j’ai dépassé la barrière d’investissement que je m’étais fixée concernant la compagnie. Je me disais que Deliver Us From Evil et La merditude des choses allaient me sortir de la situation. C’est un coup de chance, car on ne sait jamais quel est le film qui allait te rapporter 100 000$ et te permettre d’en distribuer bien plus ensuite et de compenser les dettes. Je croyais que La merditude des choses avait le potentiel de faire au moins 30 000$ à Montréal.
 
I Am Love, par exemple, sorti au cinéma AMC Forum l’automne dernier, a amassé 75 000$ sur un seul écran au fil de 13 semaines à l’affiche. J’étais persuadée, comme tout le monde, que le film allait durer trois ou quatre semaines maximum, comme tant d’autres. On poursuit donc toujours en espérant, en se disant que le prochain sera notre I Am Love. Je ne suis pas non plus rendu au fond du baril, mais on regarde le compte en banque, on regarde ce que l’on a besoin de faire avec la compagnie et ça ne fonctionne pas. Sans compter les parents et les amis qui nous conseillent de nous trouver un autre emploi. On se dit que l’on doit être raisonnable, que l’on doit se rendre à l’évidence.
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Article publié le 17 janvier 2011.
 

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