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Joseph Wilson : Entrée en scène

Par Mathieu Li-Goyette

Le cinéaste Joseph Wilson, embourbé dans une histoire d’autorisation de voyage, a appris cette semaine que son beau film Isn’t It a Beautiful World, récemment sélectionné par le Festival de Rotterdam, allait être au Saguenay sans lui. Qu’à cela ne tienne, il s’est entre-temps trouvé autre chose à faire pour occuper son vendredi soir dans East London, alors qu’on l’attrape dans un Zoom à la course, pendant qu’il est en quête d’un pistolet à bulles de savon en prévision de sa prestation de drag qu’il anticipe fortement, lui qui n’est pas remonté sur scène depuis le début de la pandémie. À l’image de son film protéiforme et généreux, rencontre avec un artiste engagé aux grandes ambitions esthétiques.

Mathieu Li-Goyette : Votre film réutilise la voix spectrale de la musicienne électroacoustique Delia Derbyshire pour s’en servir sur le mode d’un lip-sync. Comment avez-vous découvert son travail et pourquoi avoir utilisé sa voix pour faire parler vos personnages ?

Joseph Wilson : J’ai entendu parler d’elle pour la première fois en 2016, lorsque j’ai vu une drag queen avec qui j’avais déjà performé interpréter ces enregistrements dans une performance lors d’une compétition, Lip Sync 1000, à Londres, au bar gai The Glory. Quand j’ai entendu cette voix, ça m’a captivé et j’ai commencé à m’intéresser aux sons et aux voix archivées de Derbyshire. Je crois que c’est à cause de la manière dont les gens se confient dans ces enregistrements… Ça m’évoque immédiatement des sentiments qui me rappellent ma jeunesse, le fait de grandir en étant queer. C’est ce que j’ai ressenti instantanément en regardant la performance, comme si cette pièce audio, sur le fait de tomber dans le vide, m’interpellait explicitement. J’en ai discuté ensuite avec iel, et j’ai demandé si iel étaient intéressé·e·s à jouer dans le film et j’espérais que ça puisse fonctionner. Malheureusement, iel souffrent d’anxiété, de dépression, de toutes ces choses sombres dont ce film parle finalement, alors iel ont refusé d’y tenir un rôle. Mais l’idée était là, et elle a grandi, puis elle s’est transformée au fil du processus, mais toujours en revenant vers ces enregistrements sonores. J’adore les ambiances mélancoliques et cette pièce a quelque chose de hanté qui me fascine ; j’aime ces zones de tristesses que j’ai ensuite essayé de canaliser dans le film. 

MLG : Le film que vous avez fait avant, You Make Me Weak at the Knees (2020), qui est aussi très beau, est un film sur le fait de tomber en amour [about falling in love] alors que celui-ci, c’est plutôt un film sur le fait de tomber [about falling] tout cours, non ?

JW : Oui. Au fond, avec cette idée, je voulais transposer le sentiment qui nous habite lorsqu’on grandit queer, lorsqu’on vous humilie et que vous ne comprenez pas nécessairement pourquoi on vous humilie, parfois parce qu’on ne sait même pas encore exactement qui nous sommes vraiment. Et nous ne le savons pas parce qu’évidemment, il n’y a pas eu assez de dialogue au sujet de ça, alors ça nous coince dans un cycle où tout ne cesse d’être de pire en pire et en pire. Lorsqu’on est poupon ça va encore, tout le monde aime les bébés — sauf ceux qui pleurent trop ! —, mais ensuite vous allez à l’école, puis au secondaire, et l’homophobie se révèle autour de vous et ça vous donne l’impression d’une nouvelle naissance en quelque sorte, à la différence que tout se met à se détériorer inexorablement, aussi parce qu’en vieillissant, pour le dire crûment, vous ne cessez de devenir de plus en plus queer, puisque vous devenez de plus en plus, au fil de votre vie, cette personne en devenir, au risque de ne pas pouvoir exister, ou d’être stoppé, détourné dans cette quête identitaire.

Pour revenir à votre question, pour ma part je fais depuis longtemps ce même rêve de chute : je gravis une montagne qui n’arrête pas de s’étirer à la verticale, puis en l’escaladant je tombe à tous les coups. C’est comme une continuité de ces difficultés, de ces douleurs qu’on ressent en grandissant queer, ces difficultés quotidiennes qui ne se relâchent jamais. Il y a beaucoup de personnes queer qui n’y arrivent pas et comme vous le savez le taux de suicide dans la communauté est très élevé… Alors le film est au sujet de tout ça, de cette idée de chute interminable où l’on ne trouve pas d’accroches, à travers ce rêve récurrent qui ne me quitte pas.
 


:: Isn't It a Beautiful World (Joseph Wilson, 2021)
 

MLG : Est-ce que la réalisation de ce film vous a aidé à retrouver pied, à vous dire que vous étiez peut-être enfin atterri quelque part et que vous aviez arrêté de tomber ?

JW : Arrêter ma chute ? Je ne dirais pas ça (rires). Comme j’en fait état à travers mon film, on finit par trouver espoir lorsqu’on rejoint enfin notre communauté, et lorsque vous la trouvez et que vous l’intégrez, c’est le Nirvana. Mais si vous ne la trouvez pas, vous ne vous en sortez pas, enfin pas selon mon expérience. J’ai été très chanceux de tomber sur une communauté si vibrante, si accueillante, si aimante, ici dans le East London, mais même lorsque vous êtes en communauté, même lorsque vous êtes entouré par des personnes qui vous aiment et que vous aimez en retour, l’isolation n’est jamais bien loin, la solitude est toujours, en essence, présente. J’ai profité du confinement comme d’une opportunité pour travailler sur mes traumas… Quand vous pensez à l’anxiété qui abonde dans ces milieux, vous revenez souvent à une certaine posture de lutte perpétuelle dans laquelle les personnes queers sont un peu prises, nous forçant soit à combattre, soit à fuir, ce qui est très polarisant émotionnellement. Ça vous plonge dans une sorte d’état d’hypervigilance constante et même lorsque ce sentiment vous quitte vous êtes pris avec ses traces dans votre quotidien.

On peut en avoir honte aussi, car on commence à se voir comme une menace ou comme quelqu’un de trop agressif alors que ça naît de nos anxiétés… J’ai expérimenté des épisodes d’anxiété chronique toute ma vie et si j’ai voulu faire ce film c’était justement pour que les personnes queer puissent s’y sentir branchées, qu’elles réalisent, qu’elles se rappellent par elles-mêmes de la douceur qui peut nous attendre à partir du moment où l’on accepte d’aller chercher de l’aide. Mais malheureusement, il faut le faire soi-même, l’amorcer pour soi… C’est un problème important pour ma génération, puisque nous avons grandi sous l’amendement de l’article 28, voté sous Margaret Thatcher, qui a banni l’enseignement et toute forme de promotion de l’homosexualité. C’est une loi qui m’a profondément affecté, moi et toutes les personnes que je connais. C’est difficile… aussi parce que vous ne pouvez pas non plus passer votre vie à y penser. Alors il y a la thérapie, les communautés, ça nous aide non pas à arrêter de tomber, puisqu’on ne contrôle pas ça, mais ça nous aide à appréhender, à gérer la chute. Il n’y a rien d’autre à faire que d’apprendre à vivre avec, car on ne peut pas se débarrasser des événements et des violences qu’on a pu subir, on ne peut pas se départir de ces moments violents de nos vies, mais en apprenant à côtoyer ces traumas on apprend aussi à y répondre, à mieux réagir.

MLG : C’est apprendre aussi, surtout en grandissant, qu’on est des êtres politiques, que notre corps est politique.

JW : Bien sûr. Lorsque j’ai appliqué au Arts Council England qui a financé le film, je réfléchissais beaucoup dans mes demandes de financement à proposer une œuvre à laquelle les personnes queers pourraient se sentir intimement connectées, et en même temps qui pouvait s’adresser aux personnes non-LGBTQIA+ en les sensibilisant. La sensibilisation fonctionne autrement, souvent, surtout quand elle s’exprime à travers des statistiques, en disant par exemple que les personnes queers sont plus susceptibles de ceci ou de cela et ça choque les gens, qui se demandent comment se fait-il que nous soyons généralement plus accrocs à la consommation, ou plus enclins à l’anxiété ou à la dépression… Les gens réalisent trop peu l’effet que ça peut vous faire, de vous faire traiter de f*g ou de gai tous les jours à l’école. On se contente souvent de dire que les enfants sont méchants [kids are mean], que ça peut se régler avec un mot d’excuse… Mais les cicatrices laissées par cette honte quotidienne restent sous-estimées. Alors oui, j’imagine qu’avec ce film, comme tous mes films, qui sont des œuvres autoréflexives, je voulais parler des expériences qui ont fait de moi la personne que je suis et qui marquent ma vie d’homme gai. Je voulais que les gens puissent voir le film et se dire : « Merde, je comprends mieux l’effet néfaste que j’ai pu avoir, je vois que ce n’est pas comme ça qu’il faut traiter les personnes queers en société », parce qu’au fond, à partir du moment où vous n’êtes pas queer, vous finissez nécessairement par passer à autre chose et à oublier, de la même manière que personne ne se rappelle des lois de l’article 28. Même les personnes queers ne s’en souviennent pas puisque notre système d’éducation a fini par s’en débarrasser. J’ai le sentiment que c’est un peu mon devoir, à travers mon travail, d’en parler, de garder vivante une mémoire qu’on a autrefois tenue au silence.
 


:: Isn't It a Beautiful World (Joseph Wilson, 2021)


MLG :
Votre film a une esthétique particulièrement léchée, dans ses couleurs, ses costumes, ses éclairages, et qui repose aussi sur l’évocation de nombreux médias différents, de la vidéo au numérique en passant par la pellicule. Qu’est-ce qui vous intéresse le plus dans cette variété d’images ? Le fait d’évoquer une historicité de la représentation, d’éprouver des contrastes forts entre différentes textures, différentes lumières ?

JW : Oui ! En fait, je sais que je travaille beaucoup l’image et c’est très important pour moi, d’autant que mon rapport à elle évolue plus je vieilli et j’aime de plus en plus la modifier. En cela, je pense que mon approche se démarque à la hauteur de mon identité. J’aime travailler avec des caméras MiniDV, j’aime mélanger des nouveaux et des vieux médiums, à la fois parce que je veux représenter le passage du temps, mais aussi, dans le cas de la DV, parce que je souhaite évoquer l’esthétique de la surveillance tout en établissant cette écriture imagière perpétuelle de l’Histoire dont nous faisons partie. Nos corps font partie de l’Histoire, de la même manière que nous sommes constamment filmés, surveillés, au même titre que les crimes haineux sont surveillés, la fermeture des bars queers est surveillée, l’âge du consentement sexuel est surveillé. Cette surveillance, je voulais l’évoquer comme une prison, au sens large, mais surtout comme une prison inscrite dans un flux historique. Ensuite, j’ai développé le récit à partir d’un personnage qui a fini par se diviser en trois personnages afin d’avoir trois récits distincts, puis de pouvoir filmer dans trois décors, différents lieux où mes personnages pourraient aller se réfugier afin d’élargir thématiquement ma façon de les représenter, eux et leur appartenance à la communauté.

Mes directeurs de la photographie (Francis Lane et Jacob Schule Lewis) étaient bien impressionnés par tous ces lieux que j’ai réussi à dégoter, dont une roulotte que j’ai trouvée sur Ebay ! Je suis allé la voir à Hastings, mais le type voulait s’en débarrasser, alors si nous voulions tourner à l’intérieur il nous fallait d’abord la déplacer (rires). Enfin, j’ai téléphoné un peu partout pour trouver quelqu’un pour m’aider à la déménager, ça n’a pas fonctionné, mais ça m’a fait tomber sur une autre personne qui avait cette espèce de vieille roulotte qu’on voit dans le film et qu’on a trouvée telle quelle. Sans cette chance, ça aurait coûté très cher de reproduire ce décor ou de le simuler d’une manière ou d’une autre… Je suis pas mal chanceux sur certains aspects, et je crois être bon pour trouver des lieux ; les lieux et les personnages sont si fondamentaux pour moi, ils doivent être capables d’incarner presque à eux seuls ce que j’essaie de transmettre à mon tour dans mes images et ma mise en scène.

Tout ça pour dire que j’ai tout tourné avec une caméra numérique, excepté pour les images de « surveillance », faites sur MiniDV. Ensuite, c’est en postproduction que nous avons appliqué des filtres et fait de la colorisation pour donner l’impression qu’il y avait plusieurs registres d’images différents. J’aimerais tourner sur pellicule, mais pour l’instant c’est trop coûteux.

MLG : Votre œuvre en court fait preuve d’une grande intensité. Est-ce que c’est quelque chose que vous craignez perdre en l’étirant dans la longueur ?

JW : J’aimerais beaucoup faire un long métrage en fait ! J’en écris un présentement, un film de fiction, narratif, qui aborde ces thèmes. Je pense aussi que je pourrais réussir à préserver ce rythme et ce travail esthétique au long cours, en regardant peut-être du côté d’Under the Skin (Jonathan Glazer, 2013), qui m’inspire beaucoup quand je réfléchis à ces questions d’adaptation. On pourrait même dire que mon court est au fond la bande-annonce de ce que j’aimerais faire plus tard. Si un producteur lit ces lignes, je vous le dis : je n’ai besoin que de 100 000 livres sterling et je vais faire ce film pour vous ! (rires)

MLG : On vous le souhaite aussi, Joseph. Bon retour sur scène !

JW : Merci !

 

 

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joseph wilson       

kate mcmullen

luis schubert

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Article publié le 26 mars 2022.
 

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