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Entrevue avec Sylvain L'Espérance (Partie 2)

Par Mathieu Li-Goyette
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LES LETTRÉS DE L'ORALITÉ

Avril 2010. Je rencontre Sylvain L'Espérance à l'occasion de la sortie d'Intérieurs du delta, son dernier film. C'est l'occasion d'un entretien de plus de deux heures, une manière de revenir sur l'ensemble de sa carrière, sur les projets à venir, mais aussi, et surtout, sur le Mali (partie 1), un cinéma de la parole (partie 2) et de l'interroger sur ce regard qui lui est propre (partie 3).*
 
Panorama-cinéma : En faisant un cinéma de la parole, que ce soit Rodrigue Jean, Pierre Perrault ou vous, on laisse entendre la voix de gens qui, justement, ne l’avaient pas. Pour eux, c’est une bonne affaire puisqu’ils utilisent un médium qu’autrement, ils n’auraient probablement pas la chance de maîtriser. Dans Hommes à louer, comme aux abords du Niger ou tout comme les pêcheurs de l’Île-aux-Coudres, ces gens avaient enfin l’occasion de raconter « leurs histoires ».
 
Sylvain L'Espérance : La parole circule librement entre les gens du delta. Ils n'ont pas besoin de moi pour qu'elle se révèle. Mais politiquement, face à l’administration centrale, les gens sentent que leur voix ne porte pas. Ainsi, au départ, notre proposition les étonnait un peu. Mais je crois qu'ils ont transformé cet étonnement en se disant que c’était peut-être une occasion de faire entendre ce qu’ils avaient à dire.
 
Panorama-cinéma : Et en même temps c’est un mode de transmission oral et souvent ces gens-là, que ce soient eux ou les autres exemples que je citais, sont des gens dont l’histoire n’est pas la plus écrite.
 
Sylvain L'Espérance : En Afrique, c’est grâce à l'oralité que l'histoire s'est transmise. Au Québec, les gens analphabètes sont en grande partie prisonniers de leur incapacité à écrire, mais aussi, de manière plus générale, de leur incapacité à s'exprimer. Au Mali, les gens qui n'écrivent pas ou ne savent pas lire se sentent aujourd'hui handicapés parce que le monde a changé, mais, en même temps, ils ont conservé cette force-là qu’est la parole. Donc, quand on s’adresse à eux et qu’ils prennent la parole, comme ils le font dans le film, bien qu'ils ne savent pas écrire, ils sont, d’une certaine façon, des maîtres de la parole. André Dudemaine parlait des chasseurs Innus dont la maîtrise de la langue faisait d'eux des lettrés de l'oralité. On peut dire des bergers peuls qu'ils sont aussi vraiment des lettrés de l'oralité. Un berger peul peut réciter de mémoire un poème de plus de cinq cents vers qu'il aura composé tout au long de sa longue transhumance. Un vrai travail sur la parole se fait dès le jeune âge alors que le jeune apprend à conduire les boeufs. Plus tard, l'éloge aux bovins que récitent les jeunes bergers sera pour eux une façon de se présenter aux yeux de la communauté comme étant les seuls à préserver la tradition de l'élevage chez les Peuls. Il y a un véritable encouragement à la parole, qui culmine autour d'une parole poétique. Chez les pêcheurs cette tradition n'existe pas, mais on est quand même au sein d'une communauté dont la tradition orale est forte et on voit bien que Niantao le pêcheur, tout comme sa femme, s’expriment de manière complexe, poétique; ce n’est pas la parole de gens sans ressource.


UN FLEUVE HUMAIN de Sylvain L'Espérance

Panorama-cinéma : En même temps, un enfant québécois qui grandit ici, grandit évidemment en apprenant à parler, mais aussi à écrire, à s’exprimer via, par exemple, des jeux à la maternelle ou, quand il est plus vieux, via le clavardage ou le cellulaire. De ces mille façons de communiquer, il sera restreint. Il me semble qu’au Mali, puisque c’est généralement leur unique moyen de transmission, de s’exprimer, de se faire valoir, on sent la force du langage parlé. Ici, la parole passe d’un bord et de l’autre, c’est évanescent et l'on n’y porte pas attention...
 
Sylvain L'Espérance : Pasolini s’est intéressé à ça : Comment en Italie la télévision et les médias de masses ont détruit la culture populaire basée en bonne partie sur la parole. On peut dire que la même chose s'est passée ici. La place de ces hommes qui prenaient la parole avec force et poésie s’est réduite avec l’arrivée de la télévision. Aujourd'hui, personne n'ose parler et le champ libre a été envahi par les spécialistes de la communication. Peut-être que le Mali risque d'en arriver là lui aussi, mais on peut espérer qu'on ne détruira pas en peu de temps une tradition orale qui est millénaire. En ce sens, le cinéma peut agir comme un rempart. Nombreux sont les cinéastes africains qui tissent un parallèle entre la voix du cinéaste et la parole du griot.
 
Panorama-cinéma : Est-ce que vous avez souhaité faire un film… sur la réception du film? Sur la manière dont vos intervenants se percevaient? Sur la « réécoute » de la parole?
 
Sylvain L'Espérance : En fait, c'est ce que j’avais écrit comme projet au tout début. Je croyais faire un bricolage de quarante minutes qui aurait pu accompagner la sortie DVD. Mais les gens n’avaient pas grand-chose à dire sur leur présence dans le film. J’essayais d’engager la conversation autour du film, mais pour eux, c’était quelque chose d’assez secondaire. Finalement, de leur point de vue, le cinéma n’est pas quelque chose de très important. Par contre, ils étaient touchés que je sois revenu. C’était ça l’essentiel, qu’on garde le contact, c’était plus important que le film. Récemment, je suis allé présenter mon nouveau film, Intérieurs du delta, et l'accueil a été le même. Ils sont reconnaissants, ils ne se sentent pas trahis, mais le cinéma n'est pas au coeur de leur préoccupation. Peut-être que les conditions dans lesquelles j'ai présenté le film, de manière très intime, à la maison, sur un écran de télévision, font en sorte que ça ne magnifie pas l’image ou leur présence. Si j’étais allé là avec des moyens plus costauds et que l’on avait projeté le film dans une grande salle avec tout le village, peut-être que là les choses auraient été différentes.
 
Si je pouvais continuer quelque chose avec eux, j'aimerais aller vers la fiction. Il y a un vrai conflit entre le père et le fils, difficile à aborder en documentaire. Le fils veut vraiment cesser la pêche, ce qui est vu comme un affront par le père. Si le fils fait ça, alors le père aura l'impression d'avoir échoué dans tout ce qu’il a essayé de transmettre à son fils. Est-ce que le fils va vraiment cesser? Je ne suis pas certain. Il parle de se lancer dans le commerce, mais devenir commerçant, ça ne se fait pas du jour au lendemain. Ça demande des investissements, du temps, des notions de comptabilité. Je leur ai proposé d'écrire un film avec eux à partir de cette situation. Le canevas est le suivant : le fils décide d’arrêter la pêche pour tenter de devenir commerçant. Le père réagit en reniant son fils et lui demande de quitter la concession familiale. Mais tout le monde tente de convaincre le père de ne pas renier son fils. La suite, je l'écrirais avec eux. J’ai présenté ça sous l’angle d’une fiction. Je leur ai demandé s’ils seraient prêts à jouer le jeu et ils ont tous dit oui et ils m'attendent! Même la mère serait prête à jouer le jeu. Pourtant, c'était très difficile de la filmer en présence de son mari. Mais à travers la fiction, ça deviendrait possible. Bref, vais-je faire ce film? Je ne sais pas. Mais disons que je me suis un peu engagé... Je vais laisser mûrir l'idée, faire un autre film, je m’y remettrai dans un an ou deux.
 
Panorama-cinéma : Tout comme Rodrigue Jean, qui disait vouloir prendre les intervenants d’Hommes à louer pour en faire un film de fiction.
 
Sylvain L'Espérance : Oui, il est en train de le tourner présentement avec eux [avril 2010]. Et ça nous ramène sur la piste de tout à l'heure : la différence entre fiction et documentaire est de plus en plus ténue dans le cinéma actuel. On regarde les films de Bruno Dumont, ses acteurs sont des non-professionnels qu’il plonge dans une fiction. Mais je me sens une plus grande affinité avec le cinéma de Pedro Costa, qui a su composer ses films par la longue fréquentation des gens qu'il met en scène. C'est cette voie de la fiction qui m'intéresse. J’y pense...


UN FLEUVE HUMAIN
de Sylvain L'Espérance

Panorama-cinéma : Ça me fait beaucoup penser à l’oeuvre de Kiarostami, qui est revenu sur les endroits où il avait déjà tourné. La démarche me semble plus particulière au cinéma iranien, par exemple La pomme de Samira Makhmalbaf, où l'on sent que, plus que tout autre chose, c’est un film au service de ces deux enfants qui sont dans une condition précaire. Il y a d’ailleurs un plan d’Intérieur du Delta qui me fait penser à ABC Africa. La caméra filme l’extérieur, c’est la nuit, il pleut et il y a des orages. On voit l’écran qui s’illumine.
 
Sylvain L'Espérance : Je n’ai malheureusement pas vu le film, mais vois-tu, la tempête, c’est évidemment quelque chose que l’on ne prévoit pas. Depuis le début du voyage, tous les trois jours il y avait une tempête. Donc le voyage s’en est trouvé rythmé. On était constamment frappé par les tempêtes, ralentis, empêchés. Dans ces temps-là, on se couvrait, parce que la plupart du temps on était en pirogue, et on attendait que ça passe. Puis, au bout d’un moment, je me suis dit que ce serait bien de trouver une manière de la filmer. Ce jour-là, le ciel était menaçant et le jeune pêcheur est venu nous dire qu’il fallait déplacer notre pirogue, la mettre dans un endroit à l’abri du vent, mais aussi ranger nos tentes, etc. On s’est alors dit qu’il fallait que l’on se prépare parce que le soir, ça allait tomber! On était quand même un peu prévenu, alors je me suis dit que l’on devait essayer de tourner. Et il s’est avéré que l’endroit où je me trouvais était le seul d'où je pouvais tourner parce qu’ailleurs il y avait grand-vent, et donc rien à faire.
 
Panorama-cinéma : Vous filmez deux fois le même fleuve. La première fois en distinguant le cours d’eau comme un élément organique qui fait parti de la région. Vous mettez l’emphase sur l’importance du territoire. Dans le deuxième film, le fleuve est plus à l’arrière-plan tout en étant le décor du film et nous sommes amenés à suivre de plus près le quotidien de ces gens.
 
Sylvain L'Espérance : Dans Un fleuve humain et Intérieurs du delta, j’ai filmé des artisans, des pêcheurs, des gens qui avaient un rapport direct au fleuve et à la nature. Ce sont des voyageurs libres, des gens qui migrent vers l’intérieur du territoire de manière cyclique sur une période d'un an. Je prépare maintenant un troisième film au Mali. Il porte sur les gens qui ont tenté de rejoindre l’Europe ou l’Afrique du Nord et que l’on a refoulés. S’il y a un lien, entre ce film et mes précédents, c'est qu'il tourne autour de la migration. Je cherche à parler du Mali dans son rapport au reste du monde. Le Mali est un pays d’accueil et on le sent dès que l’on y séjourne, partout où l’on va. Dans ce pays, l’étranger est toujours accueilli comme un membre de la famille. C’est très fort chez eux et c’est ce qui fait qu'aujourd'hui il y a une immigration importante au pays. C’est aussi lié à leur histoire puisque l’Empire du Mali était composé de nombreux peuples. Donc, toute cette mouvance est forte et liée à une tradition migratoire importante. Mais voilà que les Maliens sont confrontés aujourd’hui aux frontières africaines et européennes qui se referment et c’est précisément cette question qui m’intéresse dans le prochain film.

Transcription : Élodie François


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Article publié le 29 novembre 2010.
 

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