ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Entrevue avec Bertrand Tavernier (Partie 1)

Par Guilhem Caillard
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Bertrand Tavernier fêtera ses 70 ans en avril 2011, et presque autant d’années dédiées au cinéma. En 1996, dans un documentaire que lui consacre son fils Nils alors qu’il tourne Capitaine Conan, le réalisateur français ne sait dire combien de films a-t-il à son actif : une dizaine, une quinzaine ? Sans une once de fausse modestie, Tavernier affiche un sourire satisfait. C’est que notre homme a bien plus d’une corde à son arc. Cinéphile invétéré, véritable encyclopédie vivante, il peut se targuer de connaître les moindres recoins de l’histoire du cinéma, ayant lui-même approché certaines icônes. Attaché de presse dans les années 60, il profite de plusieurs séjours aux États-Unis pour rencontrer Robert Parrish, John Ford, Elia Kazan, John Huston… De ces instants partagés naissent les Amis Américains, monument consacré de la littérature cinéphilique. Aujourd’hui réédité sous la forme d’un impressionnant pavé de plus de 900 pages, l’ouvrage témoigne des sources d’inspiration du cinéaste et de sa volonté de communiquer sa passion. Tavernier est aussi l’un des rares à avoir été critique à la fois pour la revue Postif et Les Cahiers du cinéma. Président de l’institut Louis Lumière de Lyon, il anime plusieurs ciné-clubs alors que, plus récemment, on lui doit le Festival Lumière et la remise d’un prix d’honneur à son ami Clint Eastwood. Hyperactif, il continue d’accepter les nombreuses invitations à s’entretenir avec les spectateurs dans les festivals, classes d’écoles et cinémathèques. À notre tour, un seul courriel bref et expéditif aura suffi à fixer une rencontre parisienne avec l’auteur, qui s’est tenue une matinée, au bar du prestigieux Hôtel Normandy à deux pas de la Comédie Française.

Au moins depuis 1976, alors qu’il fonde Little Bear, sa société de production, Bertrand Tavernier prône la liberté de parole : Le juge et l’assassin, Coup de torchon, L-627 valent pour autant d’engagements politiques qui n’ont cessé de croître. Sa liberté de création est pourtant sérieusement compromise avec Dans la brume électrique (2009), entièrement tourné aux États-Unis - une première dans la carrière du cinéaste : jonchée de conflits avec son producteur, la mésaventure prive le public québécois d’une exploitation du film en salles et aboutit à deux versions DVD, dont celle distribuée en Amérique du nord, reniée par son auteur. Vient ensuite La Princesse de Montpensier (2010), sorte de retour à la « qualité française » : adaptation de la nouvelle de Madame de Lafayette, le film est présenté à Cannes et récolte sept nominations aux Césars 2011. Dans l’entretien qui suit, nous avons proposé au cinéaste de revenir sur ces deux dernières expériences, les obstacles et les joies ayant marqué des projets que presque tout oppose. Plus encore, l’auteur nous raconte ce qui, depuis ses débuts, fait sa détermination.


BERTRAND TAVERNIER


L’AMÉRIQUE DE TAVERNIER : FIDÉLITÉ ET DÉSACCORDS

Panorama-cinéma : Avant d’entamer la question de vos deux derniers films, parlez-nous de votre relation ambivalente avec l’Amérique. Comme beaucoup d’intellectuels et d’artistes français ou d’ailleurs, votre parcours témoigne d’un rapport à double tranchant, entre fascination et répulsion envers les États-Unis.

Bertrand Tavernier : [Rires] C’est un rapport que beaucoup d’Américains entretiennent, comme certains Français avec leur pays. Je pourrais prendre l’exemple du reporter américain Hunter S. Thompson qui s’est donné la mort en 2005. Voilà un homme qui balançait entre une vision désespérée et chaotique d’une Amérique à la dérive incarnée par Nixon et se sentait aussi porté par l’espoir, celui du sénateur McGovern ou de Bob Dylan, entre autres. J’ai une grande passion pour beaucoup de créateurs américains : musiciens, compositeurs, cinéastes, romanciers, scénaristes. Je suis sans cesse surpris par les Coen, Clint Eastwood, Paul Thomas Anderson... Ce qui ne m’empêche pas d’éprouver une méfiance vis-à-vis l’idéologie de certains films. Je crains la manière dont un pays veut imposer sa vision et ses produits, ce qui est assez différent. Aux États-Unis, les cinéastes font des oeuvres et le système les traite comme des produits. Je déteste aussi toute l’action politique menée dans ce pays pour détenir le marché et bloquer - par tous les moyens - la création étrangère. D’autant plus quand elle suscite de nouveaux intérêts. Dès que le cinéma coréen émerge à la suite de l’imposition de quotas fixés par la Corée du Sud pour protéger les réalisateurs jusque-là abaissés au mutisme, les Américains contestent. Il ne faut pas oublier que c’est grâce à la république de Weimar, qui a décidé de fixer des quotas de films nationaux, que les nouveaux cinéastes allemands ont pu débuter, de Fritz Lang à Pabst en passant par Dieterle. Encore aujourd’hui, chaque fois qu’un pays décide de fixer des quotas pour inciter l’expansion de son cinéma, l’Amérique intervient : Hollywood bloque, ne veut pas avoir de nouveaux concurrents.

Panorama-cinéma : C’est aussi une prise de position politique…

Bertrand Tavernier : Plus que certains le croient! Beaucoup ont tendance à l’oublier. Il m’est souvent arrivé d’être révulsé par la politique internationale du pays, dont l’exportation du cinéma hollywoodien fait partie intégrante : on connaît la force de la MPAA [Motion Picture Association of America], surtout lorsque l'organisme était dirigé par Jack Valenti. Mais je suis aussi scandalisé par les Tea Party, par Fox News et tout ce qui représente un esprit bien au-delà du conservatisme. Car ce n’est pas forcément mauvais d’être conservateur. Le problème, c’est que souvent, aux États-Unis, c’est presque un retour à l’Inquisition! Une dictature des idées… Je dois avouer honnêtement que passé un certain temps dans ce pays, j’ai très vite envie de repartir. Car ce qui est affreux, en dehors des grandes villes américaines, c’est cette impression que pour les gens le reste du monde n’a aucune importance. D'autre part, dans la tendance américaine de tout vouloir contrôler, les politiciens se trompent ouvertement, comme au Rwanda il y a quelques années. Cela dit, je vous rassure : ce que nous reprochons à la politique américaine a ses adeptes en France. On peut trouver bon nombre d’équivalents français à la façon dont les politiciens américains - y compris Obama - ont protégé Wall Street. Je pense aussi à l’attitude grossière de l’ex-ministre de l’immigration français Brice Hortefeux ou de Marine Le Pen au Front National. Là-dessus, je me sens complètement libre, n’étant pas nationaliste.


DANS LA BRUME ÉLECTRIQUE de Bertrand Tavernier

Panorama-cinéma : Dans l’histoire de votre parcours, on compte de nombreux allers-retours entre la France et les États-Unis. Alors que vous étiez attaché de presse en Amérique du nord, le prétexte de ces voyages fut celui du cinéma. Mais pas seulement : la littérature a souvent guidé vos choix. Ce serait même un point de ralliement entre les deux pays. Pour Coup de Torchon en 1981, vous transposez l’ambiance très américaine d’un polar de Jim Thompson (Pop. 1280) dans le contexte de l’Afrique coloniale française. Et votre récent Dans la brume électrique est adapté de James Lee Burke…

Bertrand Tavernier : C’est vrai que la littérature est une belle façon de construire des liens entre nos deux pays. J’ai mes auteurs américains favoris que j’ai voulu faire connaître en France et dont je ne me lasse jamais. Aujourd’hui, il se publie tellement de textes formidables. Je n’ai pas le temps de découvrir tous les nouveaux talents. C’est plus facile de revenir à Hemingway ou Faulkner. D’autre part, j’ai écrit des livres sur le cinéma américain qui ont été bien reçus. Mais du coup, on a tendance à me coller des étiquettes et je suis souvent invité pour parler de cinéastes ou de romanciers américains, ce que je refuse désormais au profit des Européens et des Français. D’abord, parce que les Américains ne renvoient jamais l’ascenseur, jamais. Nous faisons beaucoup d’efforts pour parler d’eux, certes par passion, mais sans que cela soit réciproque. Comment se fait-il aujourd’hui qu’il n’existe pas aux États-Unis l’équivalent de la Semaine des Réalisateurs de Cannes, qui est une formidable fenêtre pour tous les créateurs étrangers? Les seuls à avoir créé un évènement similaire sont les frères Kaurismaki en Finlande. Le protectionnisme américain est réel. L’intérêt que je peux éprouver pour la littérature, par exemple, reste dans bien des cas unilatéral.

Panorama-cinéma : Suite au tournage de Dans la brume électrique, Tommy Lee Jones a reconnu avoir beaucoup apprécié vos efforts pour éviter les représentations clichés de la Louisiane, que nous connaissons peu ou mal. Et le rythme plutôt lent du film semble vouloir s’imprégner de l’atmosphère, chercher à atteindre autant que possible la vérité des lieux et de ses habitants. Quelle a été votre méthode d’approche pour maintenir cette fidélité?

Bertrand Tavernier : D’abord, je suis toujours surpris d’entendre parler de lenteur à propos de ce film. Dans la brume électrique fait moins de deux heures, il y a un grand nombre de rebondissements, d’arrivées de fantômes. Sans oublier qu’il y a quelques scènes de violence traitées avec une forte rapidité, en 30/50 secondes là où certains films mettent 3 minutes. Il est vrai que le film avance parfois un peu comme son personnage principal, Dave Robicheaux [Tommy Lee Jones]. Mais plus qu’un rythme lent, il s’agit davantage d’une atmosphère, comme vous le dites. Les gens du Sud, où se passe l’action, ne sont pas des New-yorkais. Ils ne vont pas vite. Plus que « lent », il faut trouver d’autres adjectifs. J’ai essayé de trouver la vérité du rythme de chaque scène. Cette vérité est aussi amenée par le rythme du personnage principal, qui a parfois de subites accélérations. Pour essayer de comprendre la Louisiane de l’intérieur, il m’a fallu « absorber » ce pays - voilà le bon terme - justement comme le filmerait mon personnage principal.

Panorama-cinéma : Et aussi comme le décrit Burke dans son roman…

Bertrand Tavernier : Précisément. Burke a des moments lyriques dans lesquels j’ai puisé cette volonté d’absorption. J’ai été touché par ces instants où il s’attarde sur un paysage pour nous donner la vérité intense d’une culture ou d’un lieu; et tout d’un coup, il coupe sur un échange de dialogues très staccato, souvent drôle. Je ne voulais pas faire un film de poursuite ou de violence urbaine où le rythme est très serré : ce n’est pas l’atmosphère du pays ni la façon d’être et de parler de ses habitants. Vous ne pouvez pas faire se conduire des Suédois comme des Siciliens. Les Louisianais se sont souvent dits offensés par les films qui les mettaient en scène, car ils ne s’y reconnaissaient pas du tout.

Panorama-cinéma : Vous avez d’ailleurs fait très attention aux nuances d’accents, pour justement éviter ce mépris.

Bertrand Tavernier : Oui. J’ai parcouru les frontières de l’état, et plus qu’entre le Nord et le Sud, les différences d’accents sont parfois stupéfiantes d’une commune à l’autre. Tous les gens qui jouent dans le film sont originaires de l’endroit où nous tournions. J’ai aussi choisi des acteurs de théâtre locaux, avec les accents adéquats. C’est important, autant que si en France je faisais parler les habitants du midi avec l’accent du Nord. En Louisiane, on me disait que les gens étaient souvent représentés comme s’ils venaient d’Alabama ou de Georgie alors que des kilomètres séparent ces régions. C'est un état dans lequel cohabitent des influences espagnoles, mais surtout françaises et créoles qui devaient ressortir. Si de l’extérieur, les états américains semblent identiques, les nuances sont énormes. Avec les principaux acteurs non locaux, comme Tommy Lee Jones, nous avons toujours fait attention à ces questions. D'autant plus que Burke insiste sur cette vérité profonde du pays, et je me devais fidélité à cet auteur que je trouve absolument formidable pour ce côté-là. C’est dans cet esprit que le film a été conçu.


Bertrand Tavernier et Tommy Lee Jones sur le plateau de tournage de DANS LA BRUME ÉLECTRIQUE

Panorama-cinéma : Nous parlions de Dave Robicheaux : qu’est-ce qui vous plait dans les personnages crépusculaires? Tommy Lee Jones, dans le rôle de shérif en fin de carrière, en offre un exemple probant, à l’image des traits voulus par Burke. Mais il y a aussi la figure fantomatique du Général confédéré [Levon Helm] qui apparaît dans des scènes oniriques…

Bertrand Tavernier : J’aime bien les personnages crépusculaires. D’abord, parce que le cinéma américain regorge de ce type d’anti-héros qui en disent long sur l’histoire de leur pays et ses contradictions. Dans mon film, le Général et Robicheaux sont jumeaux, ils partagent le même type de traumatismes : le premier est une sorte de fantôme de la Guerre de Sécession tandis que le second, bien vivant, a fait le Viêt-Nam. Ces deux hommes ont connu le pire et parlent des conséquences de la violence dont ils ont souffert et souffrent encore. Ils suscitent une réflexion qui n’aboutit pas vraiment, de même que l’on réfléchit toujours à l’assassinat de Kennedy, au Viêt-Nam, au 11 septembre… Par ailleurs, si j’ai voulu travailler avec Tommy Lee Jones, c’est aussi parce qu’il aime les rôles d’hommes durs à la sensibilité écorchée. Il est souvent sur la défensive, intransigeant, et aime faire miroiter la nature crépusculaire de ses personnages, entre poids du passée et lassitude de la réalité du quotidien. Il y a beaucoup de lui-même dans certains moments de Robicheaux, et aussi dans son film Trois enterrements que j’avais adoré. Tout ceci n’empêche pas d’ailleurs un humour à froid et sec comme le pratique Tommy, y compris dans son écriture. J’ai pu le constater lorsque nous travaillions ensemble sur le scénario; et les éléments de comédie dans Trois enterrements viennent de lui, non pas de son scénariste, Guillermo Arriaga. J’ajouterais que plus pour les intrigues auxquelles ils sont confrontés, les hommes crépusculaires me passionnent pour ce qu’ils ne disent pas sur leur passé et que nous, spectateurs, découvrons peu à peu. Là encore, Tommy Lee Jones me semble tout indiqué!
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Article publié le 14 février 2011.
 

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