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Entrevue avec André Forcier : 2e partie

Par Olivier Lamothe et Mathieu Li-Goyette

Partie 1  |  Partie 2


:: Le vent du Wyoming (André Forcier, 1994)

Dans cette deuxième partie, André Forcier se penche sur son prochain film, Bébés fourneau, tout en revenant sur sa vision de la mise en scène, de la scénarisation (avec et sans Jacques Marcotte), ainsi que de son travail avec les acteurs et ses opinions sur le cinéma et l'art en général.

Panorama-cinéma : Quand vous préparez le découpage technique de vos films, quand vous pensez à la mise en scène, avez-vous des idées précises pour faire ressortir cette impression de magie avec des moyens qui demeurent, malgré votre réputation, toujours modestes.

André Forcier : J'écris en fonction de mes limites économiques. Mon prochain film – intitulé Bébés fourneau –, un gars comme Roger Frappier le ferait avec 8 000 000$; moi, j'aimerais le faire avec 3 250 000$. On va être assez serrés merci...

J'ai déposé au concours de septembre pour Téléfilm et la SODEC et on aura nos réponses en septembre... On s'attend au refus automatique du premier dépôt... Dans ce prochain projet, j'ai déjà pensé à Paul Ahmarani pour jouer le rôle d'un interprète d'italien à la cour municipale qui est aussi le professeur de langue de Raoul Francoeur, un ténor de la fin des années 40. La sœur et le frère jumeaux qui sont au centre du film adorent Francoeur... Il y a des gens qui n'aiment pas le titre, donc peut-être qu'il changera...

L'histoire se passe sur trois étés (de 1940 à 1942). Pierre aime beaucoup sa sœur Berthe, mais sa sœur aime son frère de façon incestueuse; il ne traversera jamais le Rubicon malgré la beauté indicible de celle-ci. Elle travaille avec sa mère, une chapelière – quand j'étais petit, ma mère faisait souvent ajuster son chapeau et je m'ennuyais de ça – et elle est consternée parce que son frère risque d'être circonscrit. Pierre s'entraîne la fin de semaine. Il est mobilisé, mais pas encore drafté. Lui-même irait à la guerre parce qu'il haït Hitler et le fascisme... Pendant ce temps, la mère de Berthe (Céline Bonnier) n'a plus la force pour la prendre dans ses bras, lui donner son bain et la border, donc c'est finalement Pierre qui s'en occupera, abandonnant du coup sa carrière militaire.

Est-ce que ça vous dit quelque chose, Dupuis Frères? Ces gros magasins à rayons dans l'est de la ville.

Panorama-cinéma : Dans la chanson de Beau Dommage.

André Forcier : Exact. C'était l'équivalent francophone d'Eaton. Tout ça pour dire que dans mon prochain film, je reprends ce magasin en le nommant Dupré Fils. Un de mes personnages y travaille comme garçon d’ascenseur et c'est évident que je ne pourrai pas montrer tout le magasin. Par contre, je peux me servir de l'ascenseur comme huis clos pour montrer tout le contexte québécois de l'époque, le va-et-vient des gens, les relations entre monsieur Dupré qui veut absolument charmer Marguerite Saint-Germain, puis les autres personnages qui passeront par là. Je ne peux évidemment pas reconstruire un grand étage du magasin, ça coûterait des fortunes qu'on n'a pas, mais en le condensant dans un ascenseur, je me retrouve avec quelque chose de bien plus intéressant : un microcosme de la société québécoise qui chemine dans cet ascenseur.

Panorama-cinéma : C'est ce que vous faites un peu depuis toujours avec vos personnages.

André Forcier : Je suis obligé pour des questions de moyens. Je me suis habitué à cette méthode, car je ne peux pas faire autrement. Je dois trouver une esthétique, mais surtout un contexte qui justifie ça. Je m'arrange alors pour que l'avant-plan soit hyperréaliste, permettant au fond d'être un peu plus flou, un peu comme une toile impressionniste. Il faut toujours choisir une esthétique qui nous rende service, économiquement. Il faut toujours être plus intelligent que le problème.

Panorama-cinéma : Et les rimes dans le dialogue?

André Forcier : J'ai arrêté après qu'on m'ait accusé de faire des rimes faciles sur Le vent du Wyoming.

Panorama-cinéma : On les trouve pourtant si drôles.

André Forcier : (rires) Si j'avais voulu, j'aurais rimé Bébés fourneau.

Panorama-cinéma : Dès que la rime s'installe, dès qu'on comprend son rythme, on entre facilement dans votre monde imaginaire. Les rimes facilitent leur accès.

André Forcier : Parfait! J'essaierai de rimer mon prochain film.


:: La comtesse de Bâton Rouge (André Forcier, 1998)

Panorama-cinéma : Et d'où vient cette idée de faire rimer le dialogue?

André Forcier : J'aime la musicalité du dialogue. J'aime qu'il ait un rythme, qu'il soit mélodieux sans non plus être débarrassé de son joual... Le vent du Wyoming a été tout un challenge, aussi parce que c'était une coproduction avec la France.

Le pire est arrivé avec Les États-Unis d'Albert où on m'a imposé le français international. Ils ont coupé neuf minutes à ce film et ils m'ont enlevé mon droit de coupe. À minuit moins quart, un dimanche, la productrice Lise Fortin m'explique qu'ils vont me retirer ce droit sous peine de ne pas déposer le projet. J'appelle mon avocate, lui demande ce que je dois faire avec ça et elle me conseille d'accepter au risque de voir tout le projet tomber à l'eau. Ils avaient pourtant dit qu'ils n'abuseraient pas, mais ces coupes ont chamboulé tout le film.

Panorama-cinéma : Quel était l'intérêt des producteurs?

André Forcier : C'était au sujet de la jeune Mexicaine et du docteur. On s'attachait beaucoup plus à leur drame et tous les liens qui les unissaient dans la version originale. C'est comme ça les coproductions. Depuis qu'on enlève le droit de coupe aux réalisateurs, ce sont les producteurs qui deviennent les maîtres du film. C'est bien eux qui montent les marches pour recevoir les prix du meilleur film.

Panorama-cinéma : Et pourquoi, au risque de paraître naïf, ne vous fait-on pas plus confiance depuis toutes ces années?

André Forcier : Pour Bébés fourneau, on parle d'un budget de qui est épaulé à hauteur de 6% par un distributeur (FilmOption). C'est presque qu'une condition sine qua non, de nos jours, qu'un distributeur épaule directement la production du film. Il y a d'excellents jeunes producteurs au Québec, mais moi j'essaie de bâtir par moi-même avec Les Films du Pariah. J'ai vu Frappier l'autre jour, il m'a dit qu'il financerait mon film... En tout cas, pour le moment nous produisons nous-mêmes, donc il ne faut pas faire les caves.

Panorama-cinéma : Au niveau de l'écriture, est-ce que ça vous arrive de prendre peur face à vos personnages déglingués? De penser que vous les complexifiez pour le simple désir de rendre les choses anormales?

André Forcier : Je ne pense pas qu'un film doit être nécessairement verbeux. J'aime bien que la psychologie des personnages se manifeste par l'action et pas nécessairement pas le dialogue.

Panorama-cinéma : Raconter une histoire, c'est quand même produire du sens. Est-ce que cette manière détournée, éclatée, de montrer est une façon de produire du sens ou est-ce plutôt une fin en soi?

André Forcier : J'aspire toujours à la réalité. Avant d'en arriver à l'onirisme, je n'ai pas un flash, un rêve qui me dirait d'aller inventer l'histoire derrière cette vision. Si je parle de La comtesse de Bâton Rouge – un film mal-aimé –, on a Rex Prince qui a emprunté une caméra bolchévique et qui a la garde partagée de sa petite fille tout en squattant les studios d'Édouard Doré. Pendant l'écriture, je me disais que Doré n'était pas une mauviette et qu'il devait donner une leçon de vie à Prince. J'ai donc introduit le Parc Belmont pour punir mon personnage toujours à court de moyens et de pellicule, car là-bas, il y rencontrait un cyclope assez particulier qui pouvait tourner sans avoir besoin de matériel. C'est donc parti d'une nécessité narrative (punir mon héros) et ç'a donné un personnage de cyclope que j'aime encore beaucoup.


:: Les États-Unis d'Albert (André Forcier, 2005)

Panorama-cinéma : Concernant le travail avec vos acteurs, dans quelle mesure vous forcent-ils à réinterpréter vos personnages, votre univers?

André Forcier : D'abord, je n'approche pas Marc Messier comme j'approche Michel Côté. Je n'ai pas une façon systématique de travailler avec eux. Je pars du fait que ce sont d'abord et avant tout des êtres humains et que je dois jouer le rôle du prêtre qui marie le rôle avec l'acteur pour en faire un personnage. Des fois, on s'aperçoit que la mise en bouche n'est pas parfaite et on se permet d'agir directement sur le script sans demander la permission au scénariste. Dans le cas d'Au clair de la Lune, on a développé le scénario en ateliers et on a écrit par la suite un scénario final.

Panorama-cinéma : Vous avez cessé de collaborer avec Jacques Marcotte à partir de La comtesse de Bâton Rouge. En quoi est-ce que votre divorce créatif a influencé votre écriture?

André Forcier : Pour être plus exact, j'ai arrêté de collaborer avec Marcotte dès Le Vent du Wyoming (on a commencé la prémisse ensemble, mais pas plus) et même pendant Au clair de la Lune, on s'était pris la tête; je trouvais qu'on tournait en rond. Ça me fait rire, « les dialogues de Marcotte d'Au clair de la Lune ». Ce n'est pas un mauvais scénariste, au contraire, mais c'est bien la preuve que les gens nous associent toujours...

Quand il est parti, c'est sûr que j'ai trouvé ça un peu dur, mais je m'y suis fait par la suite. J'ai vu Jacques l'autre fois et on n'a pas parlé de notre querelle. Il a seulement dit que ces films étaient le souvenir de bons moments qu'on avait passé ensemble... Sur Le vent du Wyoming, on n'y arrivait pas. Ça faisait deux ans qu'on travaillait dessus et lui, je crois qu'il était tanné. Puisqu'il faisait plus d'argent à être conseiller à la scénarisation sur plein de films, je suppose que c'était logique qu'il parte... Mais ce qu'il faut dire, c'est qu'avant qu'il ne parte, je l'avais déjà mis à la porte durant l'écriture d'Au clair de la Lune. Il s'est vengé! (rires)

Panorama-cinéma : Vous voyez-vous retravailler avec lui un jour?

André Forcier : Pas nécessairement. Là je viens de finir un scénario et, à 66 ans, on voit les choses autrement. Je ne voudrais pas faire un autre film et mourir en attendant que le film passe à la quatrième lecture. Je vais laisser passer la rétrospective et je vais me mettre à relire le script. Peut-être le faire rimer...

Panorama-cinéma : Pensez-vous que cette autre manière de « voir les choses » vous a amené à vous intéresser à des histoires plus ancrées dans l'Histoire?

André Forcier : Peut-être. Mon prochain film aura aussi un tantinet d'Histoire, car on ne peut pas situer une action en 1940 sans être obligatoirement un peu didactique (même si je vais m'efforcer de ne pas l'être). J'y parle un peu d'internement, de conscription... Mais je voudrai toujours que l'histoire l'emporte sur l'Histoire. Je ne veux pas faire des films didactiques...

C'est sûr que je pourrais facilement faire un film dans un bar et ressusciter mes personnages... Avec Marc Messier peut-être... Mais j'aurais l'impression de me répéter. Il y a quand même des clins d’œil dans mon prochain film qui vous satisferont. Ça sera d'ailleurs peut-être mon dernier film, à moins qu'il ne se fasse et qu'on aille du succès.
Panorama-cinéma : Est-ce que vous voyez beaucoup ce que les jeunes cinéastes québécois font? Les trouvez-vous trop gris?

André Forcier : J'aime beaucoup le travail de Simon Galiero (La mise à l'aveugle), puis celui de Denis Côté (Vic + Flo ont vu un ours). Sinon, je pense qu'il manque de folie. Il faut être là pour décaper un peu. C'est un cinéma d'une grande précision, d'une grande minutie, d'une grande habileté technique avec des sujets commerciaux efficaces. Gabrielle ça d'l'air bon, même si c'est un tear-jerker. Tout ce qui se fait est très bien. Je mettrais un bémol la volonté de faire international à tout prix avec des sujets dits internationaux. D'un autre côté, ce sont des films qui ont été unanimement reconnus ailleurs dans le monde... C'est peut-être moi qui suis à côté de ses pompes.

Panorama-cinéma : Est-ce que la rétrospective de la Cinémathèque vous permet de jeter un regard neuf sur vos films?

André Forcier : Les gens qui vont voir une rétrospective ont d'emblée une opinion positive. Les gens sont très gentils. J'en ai rencontré un qui connaissait les dialogues de mes films par cœur et qui a même visité tous les lieux de tournage de Coteau Rouge.


:: Coteau Rouge (André Forcier, 2011)

Panorama-cinéma : Vous avez déjà dit en entrevue que la haine est plus forte que l'amour. Est-ce que c'est le cas dans vos films?

André Forcier : Ce n'est pas nécessairement le cas dans mes films... La haine transporte aussi son contraire : l'amour. Par contre, l'amour ne transporte pas la haine. C'est en ce sens là qu'elle est plus forte que l'amour. Ça se voit bien dans L'eau chaude, l'eau frette. Il y a aussi de vrais amours dans mes films, comme celui dans Les États-Unis d'Albert.

Panorama-cinéma : À la fin de L'eau chaude, l'eau frette, le seul qui espère vraiment l'amour est celui qui se suicide à la toute fin tandis que les enfants partent avec le magot... À qui ça appartient de rêver dans notre société?

André Forcier : Les enfants n'avaient pas d'autre choix dans la finale. Ils devaient se décrotter, s'extraire de cet univers. J'appelle ça la beauté créatrice de l'enfance. Ceux qui sont tributaires de l'amour et des rêves sont ceux qui font tout pour s'aimer, pour juste s'aimer.

Panorama-cinéma : Vous dites de votre cinéma que c'est une manière de révéler le réel en le réinventant. De qui parle ce réel dans vos films? À qui s'adresse-t-il?

André Forcier : Ça dépend des films. J'ai donné l'exemple du cyclope dans La comtesse de Bâton Rouge. On peut ainsi rapprocher mon cinéma du conte parce qu'il y a des éléments oniriques dans mes films, mais c'est d'abord parce qu'il y a une exploration de la réalité. Je ne suis pas un conteur comme un Andersson, ni un vrai comme Fred Pellerin. C'est toujours le cinéma qui l'emporte, même si j'aime beaucoup les éléments fantastiques de mes films.

Panorama-cinéma : Et c'est quoi le cinéma?

André Forcier : C'est l'art de concentrer la vie, les émotions, l'amour, la haine... Parce que sinon la vie est plate.

Panorama-cinéma : Et l'art?

André Forcier : Une manière qu'a l'Homme de sortir de sa prison quotidienne, une manière d'objectiver, d'enjoliver la vie... L'art exige une forme de dépassement... C'est ce qui nous donne une espèce d'apesanteur face au réel. Il nous empêche de trop y coller...

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Photos : Collection de la Cinémathèque québécoise  |  Transcription : Mathieu Li-Goyette

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Article publié le 13 novembre 2013.
 

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