:: The Visitor (2024) [A/POLITICAL]
Dans Queercore : How to Punk a Revolution (2017), Bruce LaBruce décrit les années de sa vingtaine qu’il a passées à photocopier des zines avec son amie JB Jones dans un sous-sol de Vancouver. Frustré·e·s de l’homophobie de la scène punk et de la tangente libérale prise par les milieux gays, iels décident tou·te·s deux d’inventer sur papier et à coup de ciseaux cet espace révolutionnaire et ludique qui leur manque. À force de concerts fictifs, de photos de bites et de skinheads, de bandes dessinées et de blagues salaces, le fantasme devient littéral. « Fake it till you make it », disent les anglophones : en prétendant qu’une scène de pédés punks a envahi les bars et les salles de spectacle miteuses de la ville, JB et Bruce finissent par la créer réellement en incitant les gens à investir cette illusion avec des initiatives concrètes de queerisation des milieux radicaux des années 1980.
En assistant à la première de The Visitor, le nouveau film de LaBruce présenté à la Berlinale de 2024, je pourrais penser que ce personnage de fabulateur rebelle planqué dans une cave de la côte ouest est loin derrière. Mais ce serait mal connaître LaBruce. Dans cet entretien mené à l’occasion de son passage à Montréal pour la présentation de The Visitor au FNC (Festival du Nouveau Cinéma), LaBruce, toujours aussi rieur et dérangeant, me convainc d’une chose : qu’il n’a jamais oublié le pouvoir radical de l’imagination sur nos devenirs et nos fantasmes. Peut-être, au fond, que « Fuck it till you make it » est une formule mieux appropriée pour décrire son cinéma, dans lequel la porno a un rôle crucial à jouer dans les formes spéculatives que prennent nos désirs.
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Laurence Perron : Les films que tu as réalisés récemment, avant The Visitor, étaient plus softs que ce à quoi ta filmographie nous avait habitué·e·s, mais restaient provocateurs et irrévérencieux parce qu’ils exploraient des sujets tabous (inceste, gérontophilie, etc.) Avec The Visitor, tu sembles retourner à une exploration de l’image taboue, notamment grâce à la présence assumée du registre porno et du film plus expérimental, moins narratif. The Visitor a une forme qui a plus de chances (pour rester dans le champ sémantique du film) de t’aliéner le grand public. Est-ce une manière de nous avertir qu’on se trompe en croyant que tu t’es assagi, ou sentais-tu le besoin, dans le climat politique actuel, de revenir vers ces formes plus affirmatives d’interdit ?
Bruce LaBruce : Je n'ai pas l'impression qu’il s’agit d’un retour à quoi que ce soit. En fait, je pense que je me suis taillé une niche et que je suis l'un des rares cinéastes à avoir le droit de naviguer entre des films extrêmes et très pornographiques et des films un peu plus grand public. Habituellement, les gens veulent qu’on choisisse un camp, et il existe un plafond de verre pour les pornographes. Dès que vous faites des films vraiment pornographiques, il y a des gens qui essaient de contrôler l’accès de votre travail aux sphères grand public. Mais j'ai toujours fait des allers-retours entre ces deux pôles. Avant The Visitor, mon plus récent film était The Affairs of Lidia (2022), qui a également été projeté au FNC il y a deux ans. Il a été réalisé pour une compagnie de production pornographique et, même si son contenu politique n'est pas aussi extrême, il s'agit d'une critique de l'industrie de la mode. En 2018, j'ai aussi réalisé un film porno intitulé It Is Not the Pornographer That is Perverse… (Ce n'est pas le pornographe qui est pervers), qui est aussi un film de propagande avec des slogans politiques. The Raspberry Reich (2004), et The Misandrists (2017) appartiennent aussi à cette catégorie.
Je rejette vraiment l'idée selon laquelle vous êtes censé·e commencer votre carrière en faisant des projets vraiment fous, des films extrêmes qui pourraient avoir un contenu pornographique, puis « grandir », d'une certaine manière, et tourner des films plus matures qui n'ont pas ce genre de contenu politique ou sexuel. Je pense que c'est un mythe absolu.
:: The Affairs of Lidia (2022) [Lust Cinema] // It Is Not the Pornographer That is Perverse… (2018), The Misandrists (2017) [Amard Bird Films] // The Raspberry Reich (2004) [Jurgen Bruning Filmproduktion]
The Visitor a été produit par A/POLITICAL, une organisation qui soutient des artistes très extrêmes dont le travail provocateur est trop compliqué, trop cher ou trop politique pour être accepté par le monde de l'art traditionnel. Il s’agit d’une organisation à but non lucratif, mais elle est financée par des fonds privés. Je n’ai donc pas eu à faire face aux restrictions qu’impliquent les financements gouvernementaux. C'est principalement pour cette raison que j'ai pu développer ce projet sans rencontrer de limites. J’ai vraiment été encouragé à aller aussi loin que je le pouvais.
LP : Oui, j’ai l’impression que très tôt dans ta carrière, tu as établi le fait que tu n’allais pas choisir une voie plutôt qu’une autre. Tu viens de parler un peu de A/POLITICAL, qui sont aussi tes producteurs. The Visitor a d’abord été une exposition présentée à Londres dans leurs locaux. Ça implique des différences en termes de contenu, mais aussi au niveau de la réception. Je pense notamment au fait que, dans une galerie, on est nous-mêmes des visiteur·euse·s. Ce télescopage s’évanouit quand on passe au grand écran — même si j’ai envie de dire qu’un autre télescopage surgit, puisqu’on devient les spectateur·ice·s du film autant que de la réaction des gens dans la salle. Qu’est ce qui a changé pour toi entre l’espace de la salle de musée à celui de la salle de ciné, et entre le passage de visiteur·euse·s à spectateur·ice·s ?
BLB : L’expérience était similaire au tournage de L.A. Zombie en 2010, un film que j’avais réalisé pour une compagnie porno. A cette époque, j'étais représenté par une galerie d'art appelée Perez Projects. J'ai tourné le film en une journée dans leur galerie de Los Angeles. D’une certaine manière, ça ressemblait davantage à un projet artistique. Le résultat n'était pas très narratif, c’était plutôt une série de scènes très provocatrices. Le film raconte l’histoire d'un sans-abri qui se prend pour un zombie capable de redonner vie aux cadavres en les baisant. L.A. Zombie a été présenté en primeur à Berlin puis à Paris sous forme d’installation, et quelqu'un·e du festival de Locarno l'a vu et l’a programmé dans la compétition officielle. La même chose s'est produite avec The Visitor. Je l’ai d’abord montré à Londres alors que c’était encore un travail en cours, une installation qui mêlait des scènes de sexe et quelques photographies. Quelqu'un·e de la Berlinale l'a vu, et c'est comme ça que j'ai été programmé, ce qui a fait entrer le film dans le circuit des festivals.
J'avais été invité par A/POLITICAL à tourner un projet dans l'espace de la galerie au sous-sol. C’est un espace immense, une sorte d’entrepôt. À l'étage, il y a une petite chambre d'ami·e·s avec salle de bain, et c'est là que j'ai séjourné pendant toute la durée du tournage. J'ajouterais donc que dans l'espace de la galerie d'art, j'étais moi-même le visiteur. C'était vraiment comme si je vivais dans la galerie, dans le film, et chaque jour je descendais au sous-sol où nous tournions toutes les scènes de sexe.
Un soir, pendant le tournage, nous avons invité le public à venir nous voir tourner l’une d’entre elles. Au deuxième étage, les gens pouvaient nous observer en direct ou descendre et nous épier à travers des judas. Ça ressemblait à une représentation théâtrale au cours de laquelle je me jouais moi-même en tant que cinéaste réalisant le film.
LP : C'est vraiment intéressant, parce qu'au début je me demandais comment tu avais transposé le matériel filmique dont tu disposais de la galerie à l'écran, mais ce qui s'est passé, c'est que tu as plutôt introduit des appareils, des gestes et des images qui sont liés à la réalisation de films pour les amener dans l’espace de la galerie. On ressent cet aspect théâtral dont tu parles en regardant The Visitor. Le film a une qualité plastique très chorégraphique, et le fait qu'il soit découpé en parties distinctes avec des titres (la servante, la mère, la fille, le fils, le père…) donne l'impression de parcourir les différentes salles d'une exposition.
BLB : Oui, les scènes de rue puis les scènes de la fin, tournées dans le sud de la France, ont un aspect très cinématographique, mais ensuite toutes les scènes de sexe et les scènes au sous-sol recréent cette impression d'être dans une galerie. Ces espaces vides avec des arrière-plans monochromes donnent au film une sorte de qualité artificielle qui rappelle les studios.
:: The Visitor, 2024, installation [A/POLITICAL]
LP : Beaucoup de commentateur·ice·s insistent sur la puissance symbolique et métaphorique de tes films. Celui-ci ne fait pas exception (on parle de messages cachés, d’allégories politiques). Ça me rend perplexe de lire ça, parce que j’ai l’impression qu’au contraire tes films littéralisent l’imaginaire social. Qu’ils ne rendent pas symboliques des réalités mais rendent réels des symboles. Dans ce nouveau film, ça me semble très clair : les orgies incestueuses de The Visitor sont comme une version hyperbolique et littérale de l’entre-soi sur lequel est fondé la famille bourgeoise et l’État Nation. On a aussi beaucoup signalé que le banquet scatophage était une référence à Pasolini, mais j’y vois aussi une illustration littérale de la logique extractiviste et appropriationniste de l’Europe face aux corps subalternes.Sur le plan formel, comment est-ce que tu décrirais la façon dont tu travailles avec les représentations culturelles ? C’est quoi l’alchimie à laquelle tu procèdes pour injecter tout ça dans ton film, la négociation que tu opères avec les discours sociaux ?
BLB : D'une part, j'utilise beaucoup d'images catholiques dans le film parce que Pasolini était un communiste homosexuel catholique et marxiste. Il incarne toutes ces grandes contradictions complètement contre-intuitives. Son film Teorema (1968) est une allégorie racontant l’histoire d’un visiteur capable de pénétrer la famille bourgeoise et de la libérer de sa misère sexuelle et sociale. Je m’en suis inspiré un peu. Cela dit, d’autre part, ce qui me fascine dans le catholicisme, c’est la transsubstantiation. Pour les chrétien·ne·s, manger le corps et boire le sang du Christ est un geste très littéral, ce n’est pas une métaphore. Et pour moi, cela en fait une affaire très réelle, très politique. C'est comme si le Christ invitait les croyant·e·s au cannibalisme. Je ne parle pas de la religion uniquement en termes symboliques, je m’intéresse à sa matérialité, en tant qu’industrie capitaliste, par exemple.
Lorsque nous avons tourné la fin en France, nous sommes allé·e·s à Lourdes, qui est la principale destination spirituelle du pays. Là-bas, on dit que l’eau a des propriétés curatives. Comme nous n’avions pas d’autorisation pour tourner dans certains des lieux les plus sacrés de la ville, nous avons filmé à distance, avec un objectif spécial, et nous avons demandé à la femme de ménage d’entrer directement dans cette zone interdite. Cette transgression faisait également partie du projet du film. En fait, tandis qu’on tournait cette scène où elle s'asperge d'eau bénite, s'agenouille et se comporte très pieusement, c'était probablement la chose la plus spirituelle qui se passait dans les environs, et à bien des égards. Mon approche de la spiritualité et de la transcendance est très concrète, matérielle. J'aime ancrer les choses, je préfère la pratique à la théorie.
LP : Beaucoup d’éléments que tu viens d’évoquer nous mènent tranquillement vers des sujets que je veux aborder avec toi, mais commençons par celui du lieu. Le film se passe en Grande-Bretagne, où il est tourné en partie. Est-ce qu’il y avait uniquement des raisons logistiques ou pragmatiques à ce choix (tes producteurs sont britanniques) ? Est-ce au contraire politique (choisir l’Europe, et surtout un pays insulaire aux logiques protectionnistes et isolationnistes pour parler de la panique migratoire) ? Je me suis demandé ce que ça aurait impliqué de tourner le film ici — comme c’est le cas de beaucoup d’autres longs métrages que tu as réalisés. On habite un pays où les mesures migratoires et les discours xénophobes se multiplient, mais notre situation coloniale n’est pas la même que sur le vieux continent. C’est une situation coloniale d’occupation génocidaire, même si l’État a passé quatre siècles à le nier par diverses opérations rhétoriques. Ça aurait impliqué quoi, de faire débarquer le visiteur sur les berges du Canada, un pays où les habitant·e·s sont d’une certaine façon elleux-mêmes des occupant·e·s illégitimes ? Quel genre de discours sur la colonialité aurait pu émerger, ou n’aurait pas pu être tenu de la même façon que dans la version que tu proposes ?
BLB : L'idée de faire en sorte que le visiteur soit un réfugié, tout particulièrement un réfugié noir, est venue après avoir appris que j'allais tourner à Londres. Je voulais adapter le film pour qu'il ait un sens dans un contexte politique contemporain. Pasolini a créé Teorema à la fin des années soixante en Italie, il y parlait de la bourgeoisie milanaise, du rapport entre cette classe dirigeante et l'industrialisation, l'aliénation. Il y a des scènes dans ce film où le père, propriétaire d'une usine, libère ses ouvriers dans le cadre de sa propre libération, ce qui ne revêt pas autant de sens dans un contexte contemporain.
Ce qui rend Londres intéressante, c'est que les politiques coloniales sont la raison pour laquelle il y a une si grande population africaine et indienne en Angleterre. Cette situation est un sous-produit de l’impérialisme. À Londres, on assiste à une énorme montée de la xénophobie et de l’extrême droite. C’est pourquoi au début du film on peut entendre une bande originale composée d'une litanie de discours racistes et xénophobes qui proviennent en fait directement des partis de droite et des politiques d'extrême droite. Je voulais également rendre le film plus pertinent par rapport à l’esthétique et à la politique queer contemporaines. C'est pourquoi j'ai introduit du travestissement, des personnages non binaires et des interprètes transféminins dans le film.
LP : J’ai trouvé ça très astucieux de réimaginer Teorema avec cette optique genderqueer, car ça montre clairement qu’à la manière du genre, la famille bourgeoise est aussi une construction sociale, une forme d'habitus naturalisé dont nous devons nous débarrasser. Dans The Visitor, tu nous montres la famille bourgeoise hétéronormative pour le spectacle qu’elle est.
BLB : Oui, je voulais rendre apparent qu'en tant que personne non binaire, on peut encore être réprimé d'autres manières, que la politisation de l'identité sexuelle ne signifie pas qu'on est automatiquement libéré. Si j'avais tourné le film au Canada, j'aurais intégré au film la question des politiques autochtones, et ce qui aurait été le plus pertinent, ça aurait été d'avoir un visiteur appartenant aux Premières Nations. L’inversion serait intéressante, car ce sont elleux qui ont été envahi·e·s au départ. Pour que le film fonctionne, il faut que le visiteur soit quelqu’un qui a été systématiquement privé de pouvoir, privé de ses droits, et ce personnage est devenu celui qui est en quelque sorte « l’ange vengeur » de la superstructure colonialiste.
:: The Visitor (2024) [A/POLITICAL]
LP : Je pense que ma prochaine question fait se chevaucher le sujet de la guérison et celui du colonialisme. Beaucoup de remarques faites dans les médias parlent de la fin du film d’une manière qui m’intrigue et je voulais t’entendre là-dessus. J’ai lu que le film avait pour protagoniste « an alien refugee [who] heals an upper-class family » : « [he] heals the family by means of sexual acts ». Dans un entretien, on t’a aussi dit ceci : « It’s a porn movie but it’s also about healing — even more so since it’s a refugee who does the healing. » Je suis troublée par cette interprétation un peu idéaliste (et instrumentalisante) de l’épilogue. Certes, le visiteur est une figure christique assumée, mais cette lecture présentant le visiteur comme sauveur présente aussi les personnages comme sauvés. J’ai même lu que ton film « conveys LaBruce’s message of acceptance even louder ». Un réalisateur comme toi ne me semble pas être intéressé par l’acceptation et l’assimilation, mais justement par ce que les postures dissidentes peuvent avoir d’insolubles dans l’ordre hégémonique et pourquoi c’est nécessaire de résister à ces absorptions.
BLB : Je n'utiliserais pas le mot guérison non plus. Bien sûr, il y a un élément de guérison sexuelle dans le film. La pornographie, lorsqu’elle est éthique, peut être utilisée comme moyen de libération car elle permet de réaliser toutes sortes de fantasmes sombres ou politiquement incorrects. Au lieu d’éprouver de la honte ou de la culpabilité à leur sujet, on peut expérimenter en regardant ou en réalisant de la pornographie.
Dans le film, le visiteur lui-même affirme qu'il n'est pas là pour guérir quiconque, que son influence sur la famille est à la fois destructrice et libératrice. Il le rend très explicite. Dans l’œuvre de Pasolini, c’était déjà clair : beaucoup de critiques se demandaient pourquoi le personnage de la Fille n’était pas guérie comme les autres protagonistes mais tombait plutôt dans le coma et était emmenée dans un asile. Dans ma version, j’ai donc délibérément transformé cette portion du scénario et j’ai fait de la libération de la Fille quelque chose de plus positif. Elle représente l’acceptation et la régénération du visiteur, la possibilité d’une société multiculturelle qui ne soit pas basée sur la peur et qui ne transforme pas l’autre en monstre.
LP : C'est curieux ça, parce que je ne l'ai pas du tout lu de cette façon : pour moi, la scène de naissance à la fin n'est pas optimiste. Après tout, le bébé qui est en train d'être accouché est le visiteur lui-même, nu et confus comme il l'était sur les rives au début du film, comme si le résultat de tout ce processus de libération n'était qu'un retour du même. Je l’ai lu comme une sorte de commentaire sur la façon dont les sociétés bourgeoises et capitalistes comme la Grande-Bretagne (et le Nord global) ont cette grande difficulté à produire de nouvelles idées avec d’anciennes structures et d’anciennes façons de penser leur relation à l’altérité. Je ne vois pas l'épilogue comme un éloge de l'altérité, comme quelque chose qui a la capacité de « guérir » le colonialisme, mais comme un sous-produit de sa logique néfaste.
Pour moi, dans The Visitor, personne n’est soigné ni libéré. Simplement, l’aliénation est devenue jouissive, comme si elle n’avait pas disparu mais s’était érotisée (l’image du père qui baise les lettres des mots democracy et capitalism est sans doute l’exemple le plus frappant). Mais là encore, je manque peut-être d’optimisme — et je pense que l’une des forces du film est de rester ambigu sur ce qu’il raconte.
BLB : Oui, mes films sont toujours ambivalents. Je n’aurais jamais la prétention de faire une histoire dont la conclusion serait simplement une fin heureuse, où les gens seraient simplement libérés et laisseraient tous leurs bagages derrière eux. Mais je pense que mes films sont largement optimistes, ou du moins idéalistes en ce qui concerne la question révolutionnaire. Si on se fie à la conception de la révolution de Genet, ce qui compte n’est pas nécessairement la révolution comme aboutissement, mais le moment révolutionnaire. Dans cette logique, le plus important est toujours de remettre en question toute forme de réification de la volonté politique.
:: The Visitor (2024) [A/POLITICAL]
LP : Je vais terminer cet entretien par une confession. Je ne vais pas mentir, j’étais anxieuse à l’idée d’écrire ces questions et de te rencontrer pour te les poser. Pour moi, ton œuvre a cette tendance assez géniale à parodier à l’avance le discours critique et analytique qu’elle va générer (Super 8 ½ [1994] est sans doute l’exemple le plus frappant). J’ai d’ailleurs déjà écrit sur le fait qu’il est dur de parler de ton cinéma sans avoir l’impression d’être une caricature d’intello — une posture que tes films appellent et répudient en même temps. Avec The Visitor, quels étaient les discours conventionnels que tu voulais éviter, contrecarrer ? Y en avait-il ? Comment dirais-tu que cette dimension autoréflexive est intégrée dans ce film en particulier ?
BLB : Oui, j'ai l'habitude de faire ça (rires). Je pense que ça vient de mon parcours universitaire. Dans les années 1980, tout le discours était obsédé par les questions de postmodernité et de déconstructivisme.
The Visitor est un film très axé sur le processus, qui repose sur ce genre d'autoréflexivité dont tu parles, ces espèces de couches de mises à distance et de conscience critique autoréflexive. Pour moi, c’était une partie importante du processus. J’ignore si c’est perceptible ou non dans le résultat final.
J'ai moi-même eu du mal avec le film tout au long de sa confection et je ne savais même pas pour qui je le faisais. Je n’ai pas cessé de me demander : est-ce réellement un film ? Est-ce que ça va être considéré avec sérieux comme du cinéma, ou est-ce que ça n'a de sens que dans un contexte artistique ? Est-ce même du vrai porno ?
Je me retrouve exactement dans la même position que d’habitude, à savoir dans les marges d’à peu près tout, en train d’effectuer un travail destiné à personne. Mais comme je l'ai dit au départ, je pense que je me suis taillé une niche et que ça me permet de faire des choses ambiguës et ambivalentes qui ont même la possibilité de plaire à un public plus élargi. C’est un endroit intéressant à partir duquel travailler, celui où on s'attend toujours à ce que mon travail soit déroutant pour les gens.
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