WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Entrevue avec Nicolas Boukhrief (1)

Par Mathieu Li-Goyette



Pour Nicolas Boukhrief et son Made in France, le chemin aura été long et tumultueux. Film sur la radicalisation qui nous plonge dans la dynamique d’une cellule terroriste en France, il a été décalé jusqu’à voir toute possibilité de sortie en salle annulée suite aux attentats de Charlie Hebdo, puis ceux du Bataclan, tous deux survenus dans les jours qui précédèrent ses diffusions prévues dans l’hexagone. Bénéficiant d’une toute première sortie en salle au Québec, c’est dans ce contexte très particulier que nous avons rencontré le cinéaste et ancien critique de cinéma dans un hôtel du Vieux-Montréal.
 
Mathieu Li-Goyette : En amont du projet, aviez-vous d’abord en tête de faire un film « sur » le terrorisme, ou bien un film qui aurait cette structure de récit criminel, qui rappelle spontanément celle de Reservoir Dogs ?
 
Nicolas Boukhrief : L’idée de départ, c’est de faire un film sur le terrorisme. Ça fait 20 ans que j’y réfléchis. La première fois que j’ai été happé par le sujet, c’était en France face à un type, Khaled Kelkal, un Algérien — donc rien à voir avec le terrorisme d’aujourd’hui — et il avait été coincé dans un genre de fermette avant de sortir en criant « Allahu akbar ! ». La police lui avait tiré dessus, c’était presque en direct, décalé d’une dizaine de minutes seulement, et ça faisait une image quasiment sortie d’un Chuck Norris, avec le cliché total du djihadiste surexcité. Le problème c’est qu’il était Français et je me demandais comment on pouvait être né en France et aller poser des bombes en France. C’était en 1995 et j’ai continué à prendre des notes.
 
Ensuite il y a eu l’Affaire Merah, ce type qui était entré dans une école juive et qui avait tiré sur les enfants et, pareil, je me demandais comment il en était arrivé-là et ç’a commençait à me fasciner. Il fallait que je me mette à écrire là-dessus. Et comme moi j’ai plutôt tendance à faire des thrillers, ça avait un double avantage, car j’avais à la fois un sujet peu traité, mais aussi un sujet à traiter avec les méchants — si je peux parler en termes de pure série B — qui font le plus peur du monde. C’est à la fois un film qui pouvait avoir du fond, tout en s’inscrivant dans les codes du thriller. C’était quand même très intéressant, car je pouvais me retrouver à écrire des scènes de suspense inédites. Par exemple, dire au début du film d’un homme et d’une femme qui ne sont pas mariés qu’ils n’ont pas le droit d’être dans la même pièce seul à seul, ça me permettait d’écrire une scène plus tard où le héros se retrouve avec la femme du terroriste et où là, ils deviennent potentiellement coupables de quelque chose au regard des autres. Il y a plein de codes comme ça qui me permettaient de renouveler le genre, car faire du polar en France aujourd’hui, c’est assez banal.
 
MLG : Pourquoi ?
 
NB : D’abord, les séries télé prennent beaucoup d’espace sur les films policiers et c’est très difficile de se renouveler. Si on ne veut pas faire de la postmodernité comme ce que fait Tarantino, c’est-à-dire en passant du côté des ricaneurs, en disant qu’on s’amuse, qu’on fait du gore dans un mode d’hypracinéma, si j’ose dire, si on décide donc de ne pas rentrer dans cette logique-là et qu’on veut trouver des espaces dans ce domaine alors que les séries télé sont excessives et écrasent tout, c’est pas facile. Alors je sentais que j’avais un sujet qui était important, déjà d’un point de vue politique, mais qui m’offrait aussi un climat inédit, avec des personnages qu’on connaissait peu... Parce que la majorité des films sur le djihadisme sont du point de vue des victimes — et je peux le comprendre. Il y a une exception, en France, il y a eu La désintégration de Philippe Faucon, mais dont le parti pris est beaucoup plus « auteur », plus cérébral, démonstratif, chose que je ne critique pas du tout, mais ce n’est pas un film qui « profite » de ce qu’un tel sujet peut amener dans ce qu’on appelle le film de genre.
 
MLG : L’avez-vous vu avant de réaliser Made in France ?
 
NB : Je l’ai vu après. Je n’ai pas voulu le voir avant, parce que si je le voyais et que je trouvais ça bien, ça m’aurait empêché de faire le mien. Je l’ai finalement regardé et j’étais ravi de la totale différence entre les deux films… J’avais aussi comme projet de faire un film qui puisse être regardé du début à la fin par ceux-là mêmes de qui je parle. Je ne voulais pas faire un film qui dise strictement que le djihad est une pulsion de mort qui ne mène nulle part, que ça ne fait pas de quelqu’un un héros — et au contraire un looser —, alors au contraire je me suis dit qu’il fallait quand même que ce film puisse intéresser ceux qui sont le plus susceptibles à cette propagande. Je me suis dit très vite aussi, en plus du plaisir que j’ai à faire du thriller, que si je fais un film à thèse, les gens en proie à la radicalisation ne le regarderont pas. Ça ne les intéressera pas et je ne vais convaincre que les convaincus.




:: Made in France (Nicolas Boukhrief, 2015)
 

MLG : C’est intéressant que vous ayez pensé au potentiel djihadiste comme spectateur de votre film.
 
NB : C’est obligé, car c’est une grande tendance du cinéma français de faire des films sur des classes de la société faits d’une manière qui fait en sorte que cette classe ne s’intéressera pas à ces films. Vous voyez ce que je veux dire ? On a fait beaucoup de films sur les SDF (ndlr : sans domicile fixe) en France, mais je peux garantir que, prenez un SDF et mettez-le dans la salle à regarder le film et il va se faire chier. Si je peux être un peu cru. On leur enlève même le rire ! En Italie, il y a une grande tradition de films sur les pauvres et ceux qui allaient voir ces films étaient aussi ceux des classes les plus défavorisées de la société. Ils s’y retrouvaient. Ce rire enlevé au spectateur, c’est vrai pour les films avec des SDF comme pour les films avec des djihadistes : on se retrouve avec des personnages absolument sinistres. Alors je pense que ces gens qui décident de créer une cellule terroriste… Je ne pense pas qu’ils sont dépressifs. Ils l’étaient bien sûr avant, mais une fois qu’ils se retrouvent et qu’ils s’agglomèrent, comme toutes les bandes, toutes les bandes de jeunes de 20 ans, forcément qu’ils rigolent, forcément qu’ils se moquent de certains trucs ; ils ne peuvent pas toujours avoir l’air de monstres froids et sinistres. On les voit dans les images qui proviennent de Syrie, quand ils trainent des cadavres derrière leur voiture le sourire aux lèvres. Ils sont peut-être défoncés, mais ils ont la banane quand même. Quand on lit les sept heures d’entretien de Mohammed Merah, les sept dernières heures qu’il a eues avec le policier avant l’assaut final, on se rend compte qu’il fait des vannes et tout — il est en pleine forme le gars. Le djihad le galvanise. C’est absurde comme état d’esprit, mais c’est réel. Il n’est pas sinistre jusqu’à pleurer, au bout d’une dépression qui la mené jusque-là. C’est pas la même chose qu’un serial killer, ce ne sont pas des gens solitaires. Ils se retrouvent en groupe, autour de valeurs et, dans cette logique-là, sont excités d’être en bande.
 
Là aussi c’est intéressant, car ça permet d’une part de prendre le contrepied des images qu’on voit souvent dans les médias et de l’autre, ça devient un film de gangsters. Et dans les films de gangsters, ça n’arrive jamais que les gangsters soient dépressifs. Un type peut l’être, mais le film de gang, par définition, est un film de gars qui sont hyper galvanisés et qui peuvent finir par se tuer l’un et l’autre, comme dans Reservoir Dogs, mais au départ, tout ça se fonde sur une forme de jubilation machiste à être réunis un flingue à la main.  
 
MLG : D’où ce que vous disiez plus tôt, quant à l’utilisation de certaines réalités sociales ou culturelles — comme l’exemple de l’homme et de la femme qui ne peuvent partager la même pièce — pour transformer, voire tenter de régénérer les codes du genre.
 
NB : C’est assez idéal en fait. J’ai fait un film qui s’appelle Convoyeur (2004), sur les convoyeurs de fonds, et quand j’ai commencé à travailler dessus je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de films sur les convoyeurs de fonds (sauf un film australien, que je ne connaissais pas et que j’ai fini par voir plus tard). Il y avait des films où on attaquait des convois, mais pas de films sur l’angoisse d’un gars dans un fourgon qui se fait tirer dessus. Donc à partir de là, ça devient des domaines idéaux parce que vous vous retrouvez avec des univers où tout peut être reritualisé. C’est assez passionnant, car le cinéma a quand même traité de beaucoup, beaucoup de sujets. J’ai fait un autre film avec un commissaire à la retraite qui est atteint d’Alzheimer (ndlr : Cortex [2008]) et il se retrouve dans un hospice où des gens meurent — ce qui est normal puisqu’ils sont tous vieux — et lui se dit que quelque chose cloche et on ne sait pas, pendant tout le film si sa maladie d’Alzheimer est en train de le faire délirer ou si, au fond, son instinct de flic est plus fort que sa maladie et le met sur une bonne piste. Et c’est pareil, tout est reritualisé. Un type qui enquête, mais qui peut oublier à la séquence 12 ce qu’il a trouvé à la séquence 10, ça permet de tout recomposer. La vraie recherche elle est là-dedans – pas dans les flingues, les policiers, les gentils ou les méchants, mais bien là : quel est l’univers aujourd’hui qu’on peut définir où l’on peut trouver un petit espace à soi qui échappe à 120 ans de cinéma et à toutes les séries télé et à ceux qui sont venus pour rigoler et faire du méta.  




:: Cortex (Nicolas Boukhrief, 2008)

  
MLG : N’aviez-vous pas peur, par moments, que ce sujet très névralgique soit affaibli ou jugé trop durement au regard de cette approche héritée du cinéma de série B ? Que votre film puisse, pas nécessairement blesser des gens, mais que certains spectateurs ne trouvent pas ça suffisamment sérieux ou conséquent comme approche pour un tel sujet ?
 
NB : C’est une bonne question, parce qu’en France, le genre, c’est méprisé. C’est ce qui fait que ce film n’a eu aucune aide des structures d’État. J’avais beau hurler que c’était un sujet important, que j’étais certain qu’il fallait parler à ces jeunes et que pour leur parler il fallait faire un thriller… J’avais fait un grand texte en ce sens en leur disant que le choix du thriller était pour qu’ils puissent voir ce film jusqu’au bout, sinon ils en auront rien à foutre, puisqu’ils ne regardent pas les débats à la télévision à minuit avec des sociologues et des philosophes qui expliquent en quoi le djihad est une mauvaise chose ; ils en ont rien à foutre. Donc, j’avais beau dire tout ça, le fait que ça soit un film de genre l’a totalement exclu des aides de l’État. Là, ces derniers temps, il y a des professeurs qui voient le film et qui trouveraient très sain de le passer dans les lycées, parce que lorsqu’on passe aux étudiants les petits clips réalisés par le gouvernement, ils s’en moquent. En attendant, même les proviseurs des lycées bloquent le film... L’establishment ne supporte pas le genre en France. Il a fallu 20 ans pour que Cronenberg y soit reconnu comme un auteur. Au départ, c’était un petit cinéaste de film d’horreur. Les Cahiers n’en parlaient pas, Télérama en faisait trois lignes pour l’assassiner. À partir de là, je ne pouvais pas avoir peur que ça arrive, puisqu’à partir du moment où on fait du genre en France, on est exclu du Festival de Cannes assez facilement, sauf pour Jacques Audiard quand il s’y met. On n’ira pas aux Césars et on ne recevra pas de très bonnes critiques (et peu nombreuses) puisque tout le monde s’en fout.
 
Alors au moment où je me suis décidé à me concentrer sur le film, une fois que je me suis dit que je voulais que des gamins de banlieue puissent le voir, j’étais sur les rails et je ne voulais simplement plus qu’on m’embête avec ça. Après, il fallait évidemment que je réfléchisse pour que le film ne soit pas islamophobe, pour qu’il ne soit pas raciste. C’est d’ailleurs pour ça que les deux plus fous sont des convertis et que mon héros est musulman. Il fallait bien réfléchir quand même, parce que c’est un sujet difficile, mais c’est aussi ce qui est intéressant dans le fait d’écrire.
 
Pour revenir plus près de votre question, je ne me suis jamais préoccupé de cette histoire de genre parce qu’à la base, ma référence absolue que j’avais pour ce film, en termes d’énergie pure, c’était Samuel Fuller. Et Fuller a toujours fait des films d’une heure trente, hyper prenants, populaires, et toujours sur une faillite de la société américaine ; la maltraitance dans les hôpitaux psychiatriques dans Shock Corridor, l’agressivité petite-bourgeoise dans Naked Kiss, le racisme dans White Dog, la corruption dans la police dans Underworld U.S.A. ; il y a toujours un truc chez lui, c’est son passé de journaliste, qui fait qu’il prend quelque chose qui cloche dans la société, la faille dans le système sur laquelle il peut construire son récit. Prenez Fritz Lang, c’est la même chose quand il arrive aux États-Unis et qu’il y fait Fury ! Or même quand on parle de Fuller en France, ils n’en ont rien à cirer les producteurs. Il est culte, machin, pas de problèmes, mais ça ne vous aide pas à trouver de l’argent. Au contraire. Et je ne parle pas des journalistes qui, quand je parle de Fuller, me regardent avec des yeux ronds sans du tout savoir de qui je parle.




:: Underworld U.S.A. (Samuel Fuller, 1961)

 
MLG : C’est une défense du genre que vous faites-là. Défense par rapport à sa situation en France au moins. Ça vous vient de votre historique de critique chez Starfix dans les années 1980 ?
 
NB : Starfix, c’était un magazine orienté sur la défense du genre, en effet, mais aussi sur la défense du cinéma en général. Quand Intervista est sorti, on parlait de Fellini, car on adorait ça. On se permettait tout. Si vous cherchez en France les premières interviews avec les frères Coen, avec Sam Raimi, avec Dario Argento ou David Cronenberg, Lars Von Trier ou Andrzej Zulawski, elles sont de nous, alors que nous avions 20 ans. Je pourrais faire une liste très, très longue de cinéastes qui indifféraient totalement la presse – Blood Simple était considéré par les autres comme un « bon polar bien mené ». On était face à Carpenter et la question ne se posait pas à savoir que c’était un génie. Nous étions totalement excités, nous sommes arrivés et le journal a marché; il a cartonné parce qu’il est venu remplir un vide. On était un groupe dont certains sont devenus cinéastes. Il y avait Christophe Gans (Le pacte des loups, Silent Hill) et François Cognard (qui allait produire Amer) et on discutait cinoche, on se tenait ensemble, on se pensait les nouveaux Cahiers. On se disait : « Nous, on fait un journal, on défend nos valeurs, on fait tout péter et après on fait des films ». C’était ça la démarche et on échangeait nos idées. Gans adorait Spielberg et moi j’avais du mal avec Spielberg, alors il était obligé d’affuter ses arguments pour pouvoir le défendre. Il ne pouvait pas être béat. On était tous comme ça, obligés de défendre notre bout de gras vis-à-vis du reste du cinéma français qui trouvait qu’on était un journal de kids imbéciles. C’est ce qui fait qu’on pense un peu le genre et quand j’aborde un sujet, je ne fais pas non plus la critique du film à venir, mais ça me permet toutefois de voir en quoi le film sera intéressant, en quoi il sera axé sur le moral, en quoi je vais faire ou ne pas faire des coups de flingues, afin que le film ne soit pas facho.

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Article publié le 4 juillet 2016.
 

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