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Entrevue avec Stephan Streker

Par Mathieu Li-Goyette


À l'occasion de la sortie québécoise de son deuxième long-métrage Le monde nous appartient, Stephan Streker (Michael Blanco) était de passage à Montréal. L'ancien critique de cinéma s'est généreusement entretenu avec nous, livrant le fond de sa pensée sur les jeux de hasard de son cinéma, l'importance du 35mm et ses goûts cinéphiles.

Panorama-cinéma : Il y a un personnage de votre film qui explique à un moment que nous sommes la somme des personnes que l'on rencontre. Êtes-vous la somme des films que vous avez vus?

Stephan Streker : Deux fois oui à votre question. D'abord, je suis persuadé que ce qui en dit le plus sur cette fameuse question « qui sommes-nous? », c'est cette réponse certes imparfaite certes incomplète qui vient d'Henri Laborit qui dit que nous sommes l'addition de tous les êtres que nous avons rencontrés depuis notre naissance. Un cinéphile, un cinéaste, est nécessairement l'addition de tout ce qu'il a vu et aimé. Et un artiste est à l'instant où il pose son geste le fruit de tout ce qu'il a vécu qui fait qu'il est ce qu'il est et le fruit de toutes les œuvres d'art qu'il a vu, apprécié, ressenti. Selon moi, c'est absolument impossible de s'exprimer dans son art de manière ex nihilo sauf dans des cas exceptionnels.

Panorama-cinéma : Sans dire que je ne suis pas d'accord avec vous, ne trouvez-vous pas que c'est un peu déterministe comme manière de voir les choses?

Stephan Streker : Je ne pense pas parce que justement nous sommes en train de parler maintenant. Admettons que par le fait que l'on parle, notre rencontre se termine dans 12 minutes. Admettons que par le fait que l'on parle, cette rencontre se termine dans 13 minutes. Ou 45 minutes. Dans les trois cas, toutes les personnes que l'on va rencontrer seront différentes et tout ce qui va nous arriver sera complètement différent. De quel déterminisme parlons-nous si cet avenir proche est improgrammable?

Panorama-cinéma : Ça me fait beaucoup penser au cinéma de Kieslowski, avec cette manière de monter ses séquences avec comme ligatures une suite infinie de « et si? », « et si? », « et si? »...

Stephan Streker : Je crois que c'est vrai. Nous sommes dans une situation où cette conscience ne nous permet que d'avoir une appréhension plus juste des choses. N'importe quoi aurait pu être n'importe quoi d'autre et tout ça aurait eu autant de sens. Ensuite, de donner une autre signification et d'autres sens que ceux-là, c'est une manifestation de l'ego.

Panorama-cinéma : Vous étiez critique de cinéma. Qu'est-ce qui vous a fait sauter de l'autre côté de la clôture?

Stephan Streker : Je n'ai jamais été un cinéaste frustré. Pas du tout. Mon amour du cinéma était tel que je préférais mille fois parler des films que j'ai aimé plutôt que de dire du mal des films que je n'aimais pas – ça m'intéressait d'ailleurs assez peu – et je préférais rencontrer les cinéastes que j'adorais; j'avais une relation amoureuse et enthousiaste avec le cinéma.

Je me suis d'ailleurs rendu compte aujourd'hui que j'ai interviewé Robin Williams le même jour que j'ai interviewé Philip Seymour Hoffman. Ce dernier était très peu connu, mais les deux jouaient ensemble dans Patch Adams... La mort de Robin Williams m'a rappelé une phrase de Jim Carrey : « On devrait donner la gloire et l'argent à tout le monde juste pour qu'ils se rendent compte que ça ne règle aucun problème ». Toute cette histoire en dit beaucoup sur nous...

Pour en revenir à mon passage de la critique à la réalisation, j'avais déjà fait un court-métrage un peu par hasard. Il avait été présenté au festival de Clermont-Ferrand (qui est un peu le Cannes du court) et ça c'était très bien passé. Puis j'en ai fait un autre. En faisant des allers-retours à Los Angeles, j'ai fait Michael Blanco (2004) qu'on a fait à cinq sans scénario et qui avait été produit par Canal + pour la télévision et qui a fini par sortir en salle. J'étais toujours journaliste à ce moment-là et puis maintenant en faisant Le monde nous appartient j'ai définitivement franchi la clôture. Cette clôture ne consistait pas tant à faire un film que d'arrêter d'être journaliste où, avec les années, la notion de risque me semblait nettement amoindrit. Et là maintenant c'est fait. Mon film suivant je le tourne l'an prochain et j'espère de tout cœur qu'il y en aura d'autres.




:: Le monde nous appartient (Stephan Streker, 2012)


Panorama-cinéma : Le monde nous appartient est un film où il y a une poésie extrêmement travaillée. Avez-vous eu peur par moment que cette poésie ne vienne se mettre en travers du récit?

Stephan Streker : C'est un risque et peut-être une erreur que j'ai commise. Je crois très fort que ce qui compte dans l'expression artistique c'est le « comment ». Le « quoi », entre la Bible et Shakespeare, on a un peu tout raconté. La différence se fait dans la façon, dans le « comment »; et il ne faut surtout pas que ce « comment » l'emporte sur tout. Si jamais c'est le cas dans Le monde nous appartient, je pourrais le regretter, même si je l'ai fait avec sincérité en voulant le faire de la meilleure manière possible. J'ai un peu sacrifié la linéarité – et peut-être même un peu de l'histoire – au profit d'un certain plaisir de la mise en scène. Mon film suivant, par exemple, est plus un film centré sur le personnage principal et l'histoire. Le « comment », disons qu'il sera davantage relégué à l'arrière-plan.

Panorama-cinéma : On dit un peu partout que vous avez réalisé un néo-noir. Êtes-vous d'accord avec l'étiquette?

Stephan Streker : Je n’en sais rien du tout! Le problème avec les étiquettes c'est qu'elles sont toujours très théoriques. Elles ont un petit côté abstrait... Mais je crois cependant que le vrai néo-noir répond à des codes plus coercitifs que ce que j'ai fait. Je dirais plutôt que c'est un drame. Mais vous avez peut-être raison! (rires)

Panorama-cinéma : C'est intéressant que vous parliez de codes plus coercitifs. Ça veut dire qu'un genre doit être contraignant.

Stephan Streker : Je pense qu'il l'est. Justement, quand vous vous lancez dans un genre, de la contrainte naît la liberté : elle nous révèle nos barrières et nous permet de bâtir dessus. Le truc c'est ça : la forme est décisive, mais elle ne peut l'emporter sur tout.

Panorama-cinéma : Et quels sont les réalisateurs qui vous ont le plus marqué?

Stephan Streker : Ça ne vous surprendra pas, mais ce sont des réalisateurs où la forme a beaucoup d'importance. Je suis un fan absolu de Brian De Palma, Michael Mann, Martin Scorsese et dans les plus jeunes James Gray, Paul Thomas Anderson et Jeff Nichols. J'aime aussi beaucoup Bong Joon-ho.

Panorama-cinéma : Vous avez déjà dit en entrevue que vous ne vous reconnaissez pas vraiment dans le cinéma belge. Est-ce dire qu'il y a « un » cinéma belge?

Stephan Streker : C'est qu'il y en a pas! Pour être très concret, j'ai énormément d'admiration pour le cinéma des frères Dardenne et ce sont des artistes très importants. Il y a autour du cinéma belge francophone – qui représente la moitié d'un petit pays – une attention particulière qui est liée à sa qualité. Mais si vous prenez les Dardenne, Bouli Lanners, Jaco Van Dormael, Joachim Lafosse et le cinéma que je fais, ça n'a rien à voir. On a comme point commun de parler la même langue, d'avoir la même culture, de vivre au même endroit et de tous se connaître entre nous. Mais on est tous plus représentatifs du cinéma qu'on fait soi-même en fonction de l'artiste que nous sommes individuellement plutôt que du fait d'être belge.

Panorama-cinéma : C'est un tort du discours critique de toujours vouloir regrouper.

Stephan Streker : Exactement. Michael Bay et James Gray sont très américains à leur manière et ne font pas du tout le même cinéma.

Panorama-cinéma : On a tendance à dire que le français n'est pas la langue la plus crédible pour faire du cinéma de genre ou des « crime stories ».

Stephan Streker : C'est très, très vrai. Je trouve que c'est un vrai handicap. Le film que je m'apprête à faire n'est pas du tout un « film de genre » et se prête plutôt à la tragédie grecque en trois actes. Ensuite, j'aimerais faire un vrai film de gangster avec des flingues et tout ça. Et là, le français est handicapant. Ça m'emmerde et je trouve ça plus facile en anglais. Je ne sais pas pourquoi. Savez-vous pourquoi?

Panorama-cinéma : Parce que l'anglais est une langue plus malléable, c'est toujours plus facile de transformer un pronom en verbe en anglais, de créer des raccourcis et d'économiser les mots.

Stephan Streker : Et en français c'est impossible! Essayez de traduire « just do it », c'est impossible. Au sens strict, « tu n'as qu'à le faire », c'est affreux! Alors je fais comment? Je fais moins de dialogues?

Panorama-cinéma : À condition d'avoir de bons comédiens.

Stephan Streker : Ah! Ça ne devrait pas être un problème ça! (rires)




:: Le monde nous appartient (Stephan Streker, 2012)


Panorama-cinéma : Pour revenir à la production de votre film, il a été réalisé sur un budget assez modeste (sans que ça ne paraisse), mais tout de même en 35mm. Vous tirez d'ailleurs profit de la pellicule pour sa profondeur de champ lors de nombreuses scènes. Aviez-vous, dès le story-board, une idée claire de cette utilisation de la profondeur. Était-ce si important pour vous?

Stephan Streker : Ça fait plaisir ça. La seule chose qui est story-boardée d'abord dans le film est les plans avec des effets spéciaux (qui sont très peu nombreux, comme l'accident de voiture ou le plan du rhinocéros). Pour le reste, j'adore que le décor commande. La place de la caméra, c'est quelque chose que j'aime beaucoup et elle ne me fait pas peur. Ça et diriger les comédiens, je le fais avec plus d'aisance. En fait, quatre trucs me conviennent très bien : écrire les dialogues, placer la caméra, travailler avec des comédiens et monter. D'autres trucs me vont moins bien, comme le rythme général de mes films ou encore trouver les « plots » et les « subplots ».

Pour moi travailler en 35mm c'était très important. La première raison, c'est que la pellicule est organique, elle est physique. Le numérique, ça ne bouge pas et ç'a un côté froid comme la mort, comme la machine. C'est que des octets. Le problème c'est que lorsqu'on est dans un processus de fabrication où tu passes à un moment par du physique et que tu passes ensuite par du digital, il n'y a pas de problème. Ce n'est pas comme tourner en numérique, monter en numérique et projeter en DCP. Je trouvais ça pas bien. Je voulais que mon film, né d'un amour du cinéma, ait des caractéristiques proprement cinématographiques en allant puiser dans les capacités particulières de la pellicule 35mm comme le grain et la faible profondeur de champ dont on peut bien tirer parti en tournant la nuit. Le bruit vidéo c'est affreux, le grain du cinéma c'est fantastique. La belle image n'est pas le contour, c'est la texture, de la peau, du bois. Le cinéma, c'est toujours plus l'art de l'ombre que l'art de la lumière.

Je voulais aussi profiter de la pellicule avant qu'elle ne soit inaccessible. J'ai convaincu un de mes producteurs en lui promettant de faire très peu de prises (trois ou quatre maximum). Et je vous le promets, lorsqu'on dit « moteur! » et que la caméra se met à tourner, elle fait un très léger bruit; c'est comme du sang qui coule, il y a une solennité et tout le monde est à fond.

Panorama-cinéma : Justement, le jeu de vos comédiens, particulièrement l'opposition d'expérience qu'il y a entre Reda Kateb, Olivier Gourmet et Vincent Rottiers et Ymanol Perset. Les aviez-vous en tête dès l'écriture du scénario?

Stephan Streker : Pas du tout. Je n'avais en tête que la musique d'Ozark Henry, quelqu'un de très connu en Belgique et en Italie. Ensuite, j'ai eu en tête le visage d'Olivier Gourmet que j'adore et qui est pour moi l'un des meilleurs acteurs au monde. Il se moque de moi quand je dis ça, mais je le pense vraiment! Dans Noces il y sera aussi et je pense bien qu'il y aura Olivier dans chacun de mes films. En revanche, j'ai toujours trouvé que Vincent Rottiers était un des meilleurs acteurs de sa génération en France. Dès qu'il a lu le scénario, il est tombé amoureux du personnage et il y tenait beaucoup; à la première prise de la première scène, nous étions tous aussi convaincus que lui. Quant à Reda Kateb, je l'avais vu dans Un prophète de Jacques Audiard et j'étais sûr qu'il n'était pas un acteur! Son personnage avait 65 ans à l'écriture et je lui ai proposé de garder les dialogues d'un personnage de 65 et que lui les joue comme un homme de son âge. J'aime bien ce décalage entre son physique et ce qu'il dit.

Panorama-cinéma : Le monde nous appartient, c'est avant tout l'histoire de deux destins qui n'auraient jamais dû se rencontrer. Y a-t-il des destins qui sont faits pour se croiser?

Stephan Streker : Non, c'est vrai.

Panorama-cinéma : Et y avait-t-il un risque de laisser votre fatum entre les mains du hasard?

Stephan Streker : Et vous, est-ce que vous croyez au hasard? Qu'est-ce que vous croyez du hasard?

Panorama-cinéma : Je dirais que l'être humain a besoin de croire – qu'il s'agisse de Dieu ou du hasard – pour cimenter sa conception du monde. Je suis d'accord avec vous et tout restituer au hasard me semble plus terrifiant qu'autre chose.

Stephan Streker : Oui! En même temps, la réponse à ça on ne l'a pas. Alors est-ce que l'ouverture au mystère n'est pas plus intéressante que la réponse? Le truc que je trouve pauvre, c'est la réponse « sûre ». Ce que je pense, c'est que l'homme est le champion du monde pour modifier sa perception des choses en fonction de la boursouflure de son ego.
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Article publié le 14 août 2014.
 

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