PANORAMA-CINÉMA : 20 ans de critique
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Julia Minne : Sur les savoirs communs du cinéma

Par Mathieu Li-Goyette

Entrevue | Essai


:: AM Trépanier, Julia Minne et Sara Bourdeau, au festival Regard (photo : Gaetane Payet)
 

Depuis plusieurs années déjà, Julia Minne s’affaire à l’initiative Savoirs communs du cinéma, basée à la Cinémathèque québécoise, où se retrouvent régulièrement artistes du cinéma, archivistes et wikipédien·ne·s habitué·é·s à l’entrée de données dans les pages de la plus célèbre encyclopédie du monde. Afin d’explorer les enjeux liés à l’écriture numérique du patrimoine cinématographique conservé à la Cinémathèque et à sa Médiathèque Guy-L.-Côté, nous avons rencontré la responsable du projet pour discuter des défis qui entourent cette tâche de visibilisation et de démocratisation du savoir dans laquelle s’est engagée l’institution.

 

 

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Mathieu Li-Goyette : Dans les domaines pédagogiques ou académiques, on a longtemps dit aux étudiants : « Ne citez pas Wikipédia, ce n’est pas une source solide ! » Et pourtant on discute aujourd’hui des rapports entre Wikipédia et la mission de conservation de la Cinémathèque québécoise. Il y a donc eu un changement dans la manière dont on perçoit l’encyclopédie en ligne, je dirais même dans la manière dont, épistémologiquement, Wikipédia s’inscrit en général dans la construction du savoir. Est-ce que pour toi il y a eu un moment charnière dans cette évolution ?

Julia Minne : J'ai senti qu'il y avait une transition, surtout au niveau des institutions et des plans de gouvernement, qui ont mis l'accent sur le fait que, effectivement, avec le numérique, il y avait une transformation au niveau de la visibilité des contenus en ligne, qu’il n'y avait pas forcément d'attraction de contenu culturel qui était assez visible et qui servait aussi aux institutions pour communiquer autour de leurs activités. Donc j'ai l'impression qu'il y a eu un momentum à ce moment-là, au-delà de Wikipédia, de parler plus de la culture des données ouvertes et liées. Donc de dire, okay, il y a des organismes comme la Fondation Wikimédia, Wikimédia Canada et d’autres acteurs des données ouvertes et liées au libre accès qui se regroupent et qui ont cette philosophie depuis des années. Que peut-on faire de ce regroupement dans le milieu à l'heure actuelle ? Est-ce que ça peut nous servir ? Et comment procéder à une transformation organisationnelle à l'intérieur des organismes ? Parce que nous ne sommes pas toutes et tous formé·e·s en littératie numérique. Il y avait donc ce souci de transformer la culture numérique pour accroître l'accessibilité à des contenus culturels qui ne l'étaient pas depuis très longtemps.

Cela a permis d'avoir une crédibilité au niveau de Wikipédia notamment, qui est revenu à l'avant-scène comme outil le plus facile à utiliser dans le monde des données ouvertes et liées pour communiquer autour des personnalités, des événements, des offres, car on sait que la première base de connaissances consultée est Wikipédia. Forcément, ça a mis une lumière assez énorme, et symbolique aussi, sur le fait que les plateformes de la Fondation Wikimédia pouvaient servir de levier à une reconnaissance des archives.



:: Atelier #29 « Documenter le cinéma des femmes dans la région de la Capitale-Nationale »,
au Festival de cinéma de la Ville de Québec (photo : Élisabeth Meunier)

MLG : Comment la Cinémathèque fait pour assurer la bonne tenue de ces ateliers ? C'est-à-dire d'où c'est parti et comment c'est financé ?

JM : Le projet a été créé en 2017 avec les ateliers Wikipédia. C'est notamment Marina Gallet qui a organisé ces premiers ateliers. Puis comme la Cinémathèque a pour mandat de documenter et de mettre en valeur le cinéma d'animation, au départ on a surtout créé les pages de cinéastes d’animation pour tester l'encyclopédie, voir aussi si nous pouvions mettre en place ce type d’activités à l'intérieur de la Cinémathèque, notamment avec la documentation de la médiathèque Guy-L. Coté. Parce que, comme on le sait, Wikipédia est très réglementé. Il faut donc des sources officielles pour qu'une page soit légitime dans l’encyclopédie.

Le premier test, je dirais, était d’expérimenter la création d’ateliers Wikipédia ouverts à toutes et à tous. Dans un premier temps, on a reçu un certain nombre d’animateur·rice·s à venir discuter de leur parcours sous la forme d’un entretien avec un programmateur de la Cinémathèque. Après cette période d’entretien, on invitait généralement les documentalistes de la médiathèque à venir présenter les différentes ressources en lien avec l’artiste invité·e tout en introduisant le fonctionnement de la plateforme pour permettre au public de commencer à contribuer tranquillement.

Ensuite, je pense qu’avec l'effervescence du milieu, comme tu disais avant, et avec le réseau qu'on avait bâti dans le monde de la culture des données ouvertes et liées, il y a eu un engouement au niveau de la direction de la Cinémathèque qui a saisi l’opportunité de s’y investir davantage en déposant un projet au Conseil des arts du Canada. On a reçu une subvention en 2018 qui a permis à la fois de bâtir une série d'ateliers Wikipédia, mais pas seulement, car l'objectif du projet était de s'intéresser à la transformation organisationnelle : comment montrer à nos collègues le potentiel du web sémantique et des données ouvertes et liées ; comment transformer nos pratiques à l'interne qui étaient essentiellement basées sur la conservation des données et n’avaient pas pour vocation d'être réutilisées par l'externe. Donc l'idée c'était de créer des ressources qui puissent être réappropriées par des citoyens.

MLG : Est-ce que tu dirais que c'est quelque chose qui, dans le fond, a nécessité de créer des postes ou, disons des départements à la Cinémathèque qui n'existaient pas auparavant ?

JM : Comme le milieu de la culture fonctionne plus par projet, il a effectivement fallu embaucher, dans un premier temps, quelqu'un qui coordonne et prenne en charge le développement. C'est le poste que j'occupe actuellement.

Et puis on a engagé aussi des wikipédien·ne·s en résidence pour enrichir les contenus cinéphiles des plateformes Wikimédia et un Responsable des données ouvertes et liées qui étaient beaucoup plus spécialisés en web sémantique, et qui ont donc apporté une autre philosophie, une autre expertise beaucoup plus technique. Aujourd’hui, nous travaillons avec une personne davantage impliquée dans les enjeux de documentation de notre base de données, une dimension très importante pour nous puisque nous cherchons à bonifier la description de nos archives. Ça a été tout un défi, je dirais, pour réussir à mutualiser nos compétences, puis intégrer cette technologie à l'intérieur d’une Cinémathèque, qui n’a d’ailleurs pas comme vocation première de se former à ces outils.

MLG : En même temps, on est dans un monde où on admet de plus en plus l'importance de parler de découvrabilité, de faire en sorte que les archives soient vivantes, qu'elles servent. Les archives de la médiathèque, on le sait, fonctionnent selon un système qui est assez semblable à celui d'une bibliothèque. Quel serait pour toi un exemple ou deux de défis que ça a représentés dans une médiathèque et une culture archivistique qui ont leurs habitudes, d'arriver avec de nouveaux outils et des concepts contemporains comme le web sémantique ?

JM : C'est une question fondamentale, parce que comme on touche vraiment à un changement de culture organisationnelle, avec l'arrivée de nouvelles technologies, le fait de s'adapter à de nouvelles façons de faire quand on n'a pas forcément les infrastructures à l'interne, et qu'on doit recruter des gens de l'externe, c'est effectivement tout un défi de pérenniser la démarche au-delà de son application. Cette question de la pérennisation du numérique est un enjeu fondamental qui est toujours prégnant dans notre projet. Mais je dirais aussi qu'il faut bien comprendre l'organisation de la Cinémathèque dans un premier temps pour pouvoir parler de ce type d’initiative. C'est-à-dire sur quoi est fondée une cinémathèque, comment elle fonctionne, quel est son mandat, comment sont structurés les départements… Tout ça joue un rôle significatif dans le fait que l’institution puisse développer ou non des projets comme celui-ci. Et comme pour de nombreuses cinémathèques, la culture cinéphilique prend forme la plupart du temps à travers les activités de programmation en salle, il peut s’avérer difficile, quand on travaille en arrière-plan, avec des données, des collections, de faire connaître l’aspect archivistique de sa mission.



:: Rencontre professionnelle 2 [Cinémathèque québécoise]
 

Je dirais que le projet était pour moi une bonne occasion de valoriser les collections de la Cinémathèque et de montrer qu’il y existe, en parallèle des activités de programmation, d’autres façons de faire connaître les films et de parler de cinéma. On peut aussi miser sur des stratégies de développement et de collaboration permettant de renouveler nos liens avec des artistes pour mieux améliorer leur présence sur le web par exemple. Mais il y a aussi tout un travail dans l'infrastructure même de nos outils de connaissances, dans la façon dont on construit notre base de données et la façon dont on catalogue les informations sur un film pour le milieu, que ce soit celui de la recherche ou de la culture. C'est ce potentiel qu’il est important de mettre de l'avant dans le projet. C'est le fait que malgré les contraintes organisationnelles, on soit capable aujourd'hui de pouvoir démontrer le potentiel, les valeurs et la marge de manœuvre qui entourent l’intégration de ce type de technologie. Donc ça prend des ressources pour employer des gens concernés, qui ont le temps d'y réfléchir, de consacrer beaucoup d'efforts à ce développement, parfois même bénévolement. Mais ça prend aussi de déconstruire toute une philosophie de pensée de l'archive, qui est traditionnellement centrée sur la production et non sur la visibilité.

MLG : Quand je t'entends parler de tout ça, de changement de culture, de projets, de temps en fait… il y a beaucoup de temps. Est-ce que ce temps-là, au niveau du financement, au niveau budgétaire de la Cinémathèque, est-ce financé à même leurs ressources ou y a-t-il de l'appui, de l'aide qui provient d'ailleurs et qui est, dans le fond, une sorte de manière d'encourager la Cinémathèque à maintenir ce genre de projet ?

JM : On a une série de partenaires qui nous permettent de soutenir ce projet. Évidemment, le Conseil des arts du Canada nous offre une subvention. On a aussi le Conseil des arts de Montréal, qui a donné un appui pour réaliser des formations personnalisées avec plusieurs organismes culturels et des tutoriels en ligne, par exemple. Sur le site web, dans la page de l'initiative, tu peux retrouver notre série de tutoriels réalisée autour de Wikipédia et du web sémantique. On a aussi un blogue, Savoirs Communs du Cinéma, qui permet de rendre visibles les avancements du projet et apporte de nouvelles réflexions sur la construction de biens communs numériques sur le cinéma. On a aussi d'autres partenaires comme l'Université de Montréal ou encore Wikimédia Canada, qui nous aident à approfondir notre réflexion et à nous sensibiliser quant à notre engagement dans le champ de la culture libre.

En ce qui concerne l’engagement des équipes, je dirais que ce sont surtout mes collègues de la médiathèque qui ont été sensibilisées en premier, parce qu’ielles étaient directement concerné·e·s par les ateliers Wikipédia. C’était donc une autre facette du métier qui, de prime abord, n'était pas forcément mise de l'avant, car donner accès à une consultation c’est une chose, mais présenter un parcours de cinéaste à des personnes qui vont réutiliser ces sources-là dans une infrastructure comme Wikipédia, ça demande une autre façon de vulgariser ta documentation. Ça développe aussi une autre expertise qui se construit à l'aide des partenaires, mais aussi par la force d'agir des employé∙e∙s qui sont sur place et qui effectuent un travail extraordinaire aux collections depuis très longtemps.



:: Premier atelier mensuel sur le cinéma d'animation québécois, à la Médiathèque Guy-L.-Coté de la Cinémathèque québécoise
(photo : Lëa-Kim Châteauneuf)

MLG : Est-ce que tu es au courant d'initiatives qui seraient parallèles ou connexes à ça, dans d'autres cinémathèques ?

JM : C'est clair qu'en Europe on voit des organismes qui ont beaucoup de budget, par exemple la Bibliothèque nationale de France a développé depuis très longtemps des outils avec le web sémantique. Mais si on parle spécifiquement du Québec, on pourrait citer les très belles initiatives de la BAnQ, de LaCogency, ou encore du Musée national des beaux-arts du Québec, mais c’était quand même une première dans le milieu du cinéma québécois que de parler de ces enjeux de découvrabilité, ou en tout cas de données ouvertes et liées. Là, de plus en plus de distributeurs commencent à le faire, il y a quand même un engouement. Je dirais que même si l’emphase sur le web sémantique est un peu passée, c'est-à-dire qu’il y a eu un momentum, on sent que, de plus en plus, on se retrouve un peu coincé avec ces technologies. Il faut des personnes qui s'y connaissent pour maintenir et pérenniser les outils. Donc on est rendu là : comment faire durer les choses ? Est-ce qu'on s'arrête à Wikipédia ? Est-ce que c'est une solution viable alors qu'on sait qu'il y a aussi beaucoup de problématiques avec Wikipédia — notamment au niveau de la visibilité des communautés marginalisées ? On est dans cette zone de réflexion.

MLG : Les habitudes subventionnaires actuelles permettent aux organismes publics, parapublics, qui se lancent là-dedans, d'avoir accès à des fonds qui, étant donné qu'ils sont spécifiques à ça, leur créent de nouveaux portefeuilles. Ils n’ont pas besoin de piger dans leur budget actuel, donc au final, ça existe parce qu'il y a un appui d’argent public à ces choses-là. Mais si demain matin, le Conseil des arts du Canada dit « Non, on ne finance plus ça », c’est fini.

JM : Voilà. Si tu veux, c’est un peu comme les enjeux d’« équité, diversité, inclusion ». C’est une question complexe, on sent qu’il y a un engouement certain, mais une fois que le vent tourne, que faire de toutes ces initiatives ? On voit qu'historiquement il y a des changements qui sont liés aux portefeuilles. Quand tu dis par exemple « intelligence artificielle »… En soi, tu peux développer de beaux projets avec cette technologie, mais tu risques aussi de te retrouver avec des outils rapidement obsolètes qui, au final, ne serviront que très peu à ton réseau ou à ta communauté. Savoirs Communs du Cinéma a été développé en premier lieu avec l’engagement de personnes profondément engagées dans le milieu de l’informatique, du cinéma et des sciences de l’information. On a mis tellement de temps à mettre en place ce type de projet qui demande à la fois plusieurs expertises et beaucoup d’apprentissages. Moi-même, si je parle de mon parcours, je n’ai pas de bagage scolaire en humanité numérique. Je me suis formée seule au web sémantique, en lisant, en allant suivre des conférences et formations. J'avais un bagage en cinéma, en études féministes, qui m'a beaucoup aidé aussi à analyser comment le numérique a été porté de manière parfois très naïve, sans penser aux contraintes, sans penser aux inégalités de genre, de classe et de race.

Tu sais, certains discours dans la discipline des humanités numériques, prônent souvent une approche globalisante du genre : « Oui, on peut tout mettre en ligne, c'est génial, pas de souci », ce qui compte c’est de créer des outils pour avoir de la diffusion de masse. Or moi, ce n'est absolument pas ma philosophie. Au contraire, je préfère travailler par corpus parce que je pense aux enjeux de documentation et d’invisibilisation des groupes dits « minorisés ». Et c'est pour ça que, dans le deuxième volet d'initiative, j'ai voulu m'intéresser à des corpus qui n'avaient pas été ceux qu’on documente habituellement dans l’histoire du cinéma, donc ceux qui n’ont pas été valorisés dans l'Histoire. Bien souvent, on a préféré valoriser une certaine forme de cinématographie connue au détriment d’une autre soi-disant moins susceptible d’attirer les foules en salle. Et cette reproduction des inégalités se retrouve également au cœur des projets de diffusion numérique. Donc, pour moi, il était important de ne pas rester coincé dans une philosophie complètement aveugle et naïve en pensant qu’avec le numérique on allait pouvoir tout changer. Au contraire, il s’agissait plutôt de prendre conscience des leviers d’action disponibles pour contrer la répercussion de ces discriminations sur le web.



:: Atelier #23 « Groupe d'intervention vidéo » [Cinémathèque québécoise]
 

MLG : Justement, tu avais abordé un peu plus tôt les problèmes qui viennent avec Wikipédia. J'imagine qu’il y a des problèmes qui sont liés à la diversité, au faible pourcentage de pages qui sont par exemple dédiées à des artistes qui ne sont pas des hommes.

JM : C'est là où, avec le deuxième volet du projet, on a commencé à s'intéresser à ces questions de neutralité du web dans un sens plus large. C'est-à-dire de se questionner non seulement sur les facteurs d’invisibilisation de certains contenus, mais aussi sur comment, d'une manière plus systémique, on observe une reproduction des inégalités de genre, de classe et de race sur le Web et comment ces inégalités se traduisent dans les pratiques d’exposition de notre culture cinéphilique en ligne. Dans Wikipédia, on sait par exemple qu’un pourcentage important de pages créées concernent un paysage patrimonial beaucoup plus mainstream et reconnu, au détriment, par exemple, des femmes. Là on parle des femmes, mais ça concerne également d'autres communautés qui n'avaient pas nécessairement les ressources pour être admissibles dans Wikipédia. Puisque les règles sont fondées sur ces protocoles contrôlés, bien souvent, par un réseau d’administrateurs, les pages créées qui n’ont pas la documentation pour être valides ne sont pas considérées comme « crédibles ».

Il y avait donc toute cette réflexion, de trouver un moyen de parler de ces inégalités, de sensibiliser et de trouver des actions. C'est pour ça qu’on est en train de créer un zine avec une artiste dans le but de rejoindre d'autres personnes, au-delà du milieu, et de faire comprendre comment Wikipédia fonctionne, quels sont les freins à cette visibilité, pourquoi ces outils ne sont pas neutres. Par exemple, avec l'écriture inclusive, on a un mal fou à pouvoir travailler avec les artistes non binaires parce que l'écriture inclusive en français n'est pas admise sur Wikipédia. On travaillait avec une partenaire qui s’identifie comme intersexe et agenre, et on a eu de la difficulté à trouver une écriture plus ou moins neutre pour créer sa page, au risque que la communauté la refuse… Un exemple parmi tant d’autres.

MLG : Au fond, le financement public permet aussi plus largement de rectifier ces biais de genre, plutôt que de laisser l'écosystème de Wikipédia, les gens qui y contribuent, s'occuper eux-mêmes de remplir les pages, parce qu’on se retrouverait avec une page pour Denys Arcand toujours plus complète que la page de Mireille Dansereau.

JM : Oui, c'est finalement une question de conscientiser puis de fédérer une troupe d'acteur·rice·s qui sont là depuis longtemps et qui peuvent se permettre de faire de la création de sources. Et je pense que la Cinémathèque est idéalement placée pour le faire. Elle peut publier, elle peut faire des actions qui permettent d'améliorer la représentation des femmes sur Wikipédia. Mais il y a aussi d'autres acteur·rice·s dans le milieu auxquel·le·s on n'est pas encore très lié·e·s, et je pense que c'est un objectif, à l'heure actuelle, de se rapprocher de celleux qui n'ont pas une institutionnalisation comme la Cinémathèque ou qui ont un autre mode de fonctionnement. Je pense par exemple à un des partenaires, Ada X, un centre multimédia d'artistes féministes qui travaille de manière horizontale. Ielles, par exemple, ont vraiment une façon de fonctionner basée sur une approche des technologies très large qui inclut toujours cette perspective féministe, queer, décoloniale, pour pouvoir mettre en place des actions structurantes pour les artistes du monde. Et je pense que c'est là, à l'heure actuelle, où on a tout à apprendre.

En tant qu'institution comme la Cinémathèque, il s’agit de se rapprocher de ces organismes, de les connaître, de sortir de notre zone de confort, d'aller à des événements qu'on n'a pas l'habitude de voir qui pourraient nous permettre d'apprendre et de changer un peu notre culture organisationnelle. Mais aussi de changer le fonctionnement de structures comme Wikipédia, puisque la Cinémathèque y a une notoriété étant donné que l’on contribue au site depuis des années. Donc il y a tout un système à mettre en place pour arriver à sensibiliser, à changer un peu, sans non plus nous donner l'autorité en la matière, parce que ce n'est pas moi qui ai une expertise féministe dans un coin qui peut évidemment changer la structure ni la communauté. Il faut justement faire des actions collectives qui permettent de se rapprocher d'autres acteurs qui contribuent déjà depuis longtemps, et offrir un partage plus équitable des ressources quand on le peut.
 


:: Atelier Wiki « Filmer les communautés, agir par le documentaire », au Musée des Beaux-Arts de Montréal
(photo : David Fortin)

MLG : Combien d'ateliers avez-vous réalisés jusqu'à présent ?

JM : Pratiquement quarante ! Et nous avons bonifié et créé plus de cinq cents pages en plus de contribuer parallèlement à Wikidata et Wikimédia Commons.

MLG : Avec le fonds d'archives de photos de la Cinémathèque, des choses comme ça ?

JM : Pas seulement. En fait, quand on fait des ateliers Wikipédia, des artistes sont présents pour parler de leur travail. Or, l'un des grands défis liés aux plateformes Wikimédia, c'est de diffuser des photographies libres de droits. Par exemple, plusieurs pages sur des artistes sont illustrées avec des photographies de très mauvaise qualité. Donc l'idée est d'essayer de recevoir ces artistes dans de bonnes conditions et de faire des portraits de bonne qualité qui seront ensuite versés sur Wikipédia et Wikimédia Commons.

Un des outils qui m'intéresse le plus, c'est vraiment Wikidata, parce qu’on est sur une base de données libre et interopérable. Donc tu vas pouvoir réutiliser librement les données issues d’un générique de film par exemple. Comme Wikidata est une base de données qui est connectée au langage du web sémantique, ça veut dire que tu peux réutiliser ces données pour en faire des applications. Disons que j'aimerais repérer tous les lieux de tournage de l'histoire du cinéma… Eh bien, je peux interroger avec du code les données de Wikidata et je peux créer par la suite une cartographie des tournages avec ces données libres. Et je peux faire bien d'autres choses. C'est ça qui m'intéresse.

Comment fait-on aussi pour ne pas rester cantonné à un point de référence, en l’occurrence une infrastructure cloisonnée dans un certain milieu ? Une des solutions est de miser sur des projets créatifs, comme celui que je viens de te citer en exemple (ça peut être autre chose). Pour moi, Wikidata est une infrastructure qui permet ça et qui n'est pas aussi contraignante que Wikipédia puisque tu n'as pas cette réglementation au niveau des sources. Donc tu peux faire de l’entrée de données plus librement.

Je connais aussi des projets extrêmement intéressants qui se sont faits en collaboration avec des communautés autochtones, pour décrire des œuvres de leurs communautés. Il y avait là toute une réflexion sur la terminologie. Parce qu’effectivement, Wikidata se base sur des règles qui sont nationales. On a donc forcément une écriture à reconsidérer, parce que c'est une doctrine très factuelle, où tu vas devoir identifier et circonscrire la nature d’un élément : le pays de production ou la nationalité d’un artiste par exemple. Donc quand tu apportes cette visée décoloniale, qu'est-ce que ça veut dire aussi d’inscrire ces données dans le web ? Wikidata est aussi une porte d'entrée pour réfléchir à ça.



:: Tuto #1 « B.a.-ba pour devenir maître Wiki », premier volet d'une série de tutoriels réalisés par la Cinémathèque québécoise

MLG : Admettons qu’on voudrait mettre en ligne une photo de tournage d'un film de Michel Brault que la Cinémathèque possède. Est-ce possible de la mettre sur Wikimédia, de la rendre libre d'accès ? Est-ce facile ? La cinémathèque y perd-elle quelque chose ?

JM : Dans Wikimedia Commons il y a en effet une barrière légale extrêmement forte. Il n'y a pas de solution magique. Pour avoir les autorisations, il faut que tu sois en contact avec les ayants droit. Donc oui, c'est un frein à la culture libre dans le sens où tu as moins de pouvoir pour donner l'accès à ces archives. C’est pourquoi il faut repenser l'organisme, car le système d'acquisition de la Cinémathèque est régi par des contrats de cession de droits pour certaines archives, qui sont valables pour la diffusion en salle et pas forcément pour la diffusion de projets. Donc là aussi, il faut repenser le système pour ne plus uniquement miser sur le dispositif de la salle et réfléchir à la création d'une architecture de diffusion qui aille au-delà de ce qu'on a toujours historiquement fait. Donc, évidemment, il y a toute une mise à jour à faire.

On s'est entouré de juristes, de consultants qui nous viennent en aide pour mieux comprendre l'architecture juridique et voir comment on peut donner accès à ces archives de la manière la plus équitable possible, en consensus avec les artistes. Aussi, quelque chose d’intéressant qu'on a mis en place dans nos ateliers est d’avoir des photographes qui font partie de la fondation Wikimédia et qui vont prendre des photos sur place. Car c'est généralement le photographe qui détient les droits de ses clichés. Donc la possibilité d'avoir un photographe conscientisé à ces enjeux-là, qui assiste aux événements, prend des photos, puis cède ses droits à Wikipédia, c’est déjà beaucoup par rapport aux fonds d’archives, qui correspondent à une autre spécificité juridique extrêmement intéressante aussi.

Il y a aussi les enjeux des métadonnées, parce qu'au-delà de la photo, il y a aussi les droits sur la description des archives, sur la façon dont tu vas décrire, mais aussi référer ; quelles références tu vas mettre. Il y a là aussi toute une arborescence juridique à connaître. En somme, à chaque type d’archive correspondent des conditions juridiques, des critères extrêmement précis, etc. C’est un peu bizarre, mais je me suis amusée là-dedans.

MLG : Comment choisissez-vous vos sujets ? Des pages que vous créez ou éditez.

JM : Ça dépend. Il y a plusieurs facteurs. Mais là par exemple, pour le deuxième volet qui porte davantage sur un corpus de réalisatrices, c’était évident : on est allé chercher les réalisatrices qui n’avaient pas de page. Mais on a aussi eu l’intérêt de sortir de Montréal, de se balader un peu partout pour aller à la rencontre de cinéastes et de festivals qui ne font pas partie de la métropole montréalaise. Ça ouvre des perspectives qui moi m’impressionnent. En décentralisant un peu ton terrain, tu découvres la façon dont des communautés passionnées se rassemblent en région pour créer des pages, mais aussi tout ce qu'elles font à côté pour réaliser leurs projets artistiques.



:: Atelier #30 «Documenter le cinéma québécois en Abitibi-Témiscamingue», au Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue à Rouyn-Noranda
(photo : Kim Fontaine)

 

MLG : Parlons un peu de cette tension entre décentralisation et centralisation. J’entends bien l’importance de décentraliser la manière dont on constitue ces savoirs-là. Et en même temps, on n'a pas le choix non plus de parler de centralisation puisqu’on parle ici d'un projet qui est intimement lié à un organisme, qui est la Cinémathèque, et qu’il y a donc des personnes récurrentes qui interviennent dans ce projet. D’une part, y a-t-il pour toi des écueils dans cette situation un peu paradoxale ? Puis d'autre part, est-ce trop utopique de dire qu’il faudrait que tout le monde y participe un peu ? Que plein d'organismes culturels se dotent d'un projet wikipédien. Ou est-ce que dans le fond ça demande tellement d'expertise, de sérieux et de rigueur que ce n’est pas non plus tout le monde qui peut se lancer dedans ?

JM : Là, tu touches à mes contradictions personnelles qui mettent en jeu mes convictions politiques et mon esprit critique de chercheuse. Il ne faut effectivement pas oublier que ce projet part d'une institution patrimoniale qui a une autorité certaine dans son milieu, puisqu’on lui a conféré la sauvegarde des archives du cinéma québécois. C'est la Cinémathèque québécoise. Donc évidemment qu’un projet porté à l’intérieur de cette institution-là confère un positionnement qui est certain. Par contre, comme on aime un peu déjouer les règles, on a quand même la possibilité de sortir de l’institution à travers Wikipédia. Parce que quand une page est lancée, elle appartient à la communauté. Tu auras beau faire tout ce que tu veux pour dire que ces pages appartiennent à la Cinémathèque, il reste que la communauté peut les changer si elle le veut.

Donc il y a quand même cette réalité avec laquelle tu peux jouer pour sortir de l'autorité institutionnelle. Ce qui m’intéresse est donc ce décloisonnement des accès et des échanges autour du savoir. Car la façon de se positionner dans un espace influence la façon dont on partage le savoir. La hiérarchie institutionnelle influence la façon de se parler, de parler à un artiste, de transmettre une pensée, un discours. Même s’il y a des soucis avec Wikipédia au niveau des réglementations, il y a quand même tout cet aspect humain qu’il faut mettre de l’avant et qui peut changer la donne dans des institutions qui ont une certaine autorité.

MLG : En travaillant sur ce projet, Savoirs Communs du Cinéma, tu as certainement trouvé des documents, qui ne sont ni des films de fiction ni des documentaires, disons par exemple des films publicitaires ou des films de famille. Y a-t-il selon toi, à travers ce projet, une manière d’encourager la Cinémathèque — et plus largement des organismes de conservation — à étendre leur mandat à des territoires historiques archivistiques qui ne feraient pas partie de leur mandat actuel ?

JM : Je parlerai en mon nom et je pense que la Cinémathèque tient à sa frontière du cinéma puisque c’est sa raison d’être — et ce, même si elle l’a dépassée à de nombreuses reprises. Mais il y a quand même cette question qui subsiste, c'est-à-dire que fait-on des artistes qu’on qualifie de minorités et dont la pratique se situe à la frontière de différents champs artistiques ? Comment leur accorder une place ?

Ce que permet aujourd'hui ce projet et d'autres, dans le momentum actuel, c'est de pouvoir poser ces questions-là, d'ouvrir en disant, quelqu’un comme Caroline Monnet, qui fait des expositions d'installations, donc des films projetés dans un espace muséal, fait-elle partie de votre mandat ou pas ? C'est une personne parmi tant d'autres artistes… Mais tu peux aussi te dire que ces artistes ne se disent pas cinéastes en tant que tels. Là, ça reconfigure aussi le positionnement de l'artiste. Car, que fait-on si Caroline Monnet ne se dit pas cinéaste, mais artiste multidisciplinaire ? Est-ce qu’on élargit notre mandat ou non ? Je trouve ça très intéressant. Donc pour moi, c'est en ça que le projet fait évoluer les choses, c’est-à-dire qu'il ouvre de nouvelles perspectives en interrogeant le rôle de l’institution et sa responsabilité en tant que gardienne de l’héritage cinématographique québécois.

 

 

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Julia Minne est doctorante en cotutelle à l’Université de Montréal en communication et à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en Arts et sciences de l'art. Elle est également responsable de l’initiative Savoirs communs du cinéma à la Cinémathèque québécoise et chargée de cours à l'Université de Montréal. Dans le cadre de son doctorat, elle mène une thèse en recherche-création portant sur la remédiation des archives du centre d'artistes féministes Vidéo Femmes et collabore régulièrement avec différents organismes culturels au Québec et en France en tant que programmatrice invitée.

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Article publié le 16 mai 2024.
 

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