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Daisuke Miyazaki : Dynamiques d'échanges (1)

Par Mathieu Li-Goyette

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:: Sur le tournage de Tourism (Daisuke Miyazaki, 2018) [Deep End Pictures]

La première fois en octobre 2018 au Festival du nouveau cinéma pour Tourism, la seconde l’année suivante au même mois durant le même festival pour Videophobia. Deux films radicalement différents, mais pourtant signés du même auteur, Daisuke Miyazaki, cinéaste japonais indépendant, vigoureux, observateur, qui filme un Japon qui échappe aux productions formatées du pays. Ses films traitent des échanges interpersonnels, interculturels, intermédiatiques, révélant une posture unique dans le cinéma japonais, celle d’un cinéaste critique et internationaliste dont les positions décalées permettent d’éclairer sous un angle intègre la nouvelle jeunesse de son pays. Voici en deux parties la somme de nos échanges sur son cinéma, ses méthodes et ce qui le motive.

Mathieu Li-Goyette : Chaque année a son nouveau film de Daisuke Miyazaki au Festival du nouveau cinéma, comme une occasion de plus de passer un peu de temps avec vous, dans votre univers. C’est d’ailleurs la première chose que je retiens de votre cinéma, le plaisir d’y passer du temps, d’être avec vos personnages, ce que votre mise en scène valorise à merveille, surtout dans sa manière de nous rapprocher d’eux. 

Daisuke Miyazaki : Habituellement, je regarde beaucoup de documentaires, donc ceci explique sans doute cela, qui est d’ailleurs quelque chose qu’on pourrait reprocher à mon cinéma, car je travaille souvent avec des non-professionnels et que cette énergie est à double tranchant. J’essaie tout de même de demeurer très précis dans mes directions quand je réalise, mais ça ne m’empêche pas de me demander constamment quelle est la différence entre la fiction et le documentaire... Alors oui, ça peut avoir l’air naturel, mais je dirige, je construis l’essentiel de ce que je désire voir apparaître à l’écran. Ce dernier film, Tourism, était effectivement plus libre dans sa démarche que le précédent [Yamato (California)], mais j’étais néanmoins toujours là pour leur indiquer comment marcher, dans quelle direction aller, comment livrer le dialogue.  

MLG : Par exemple il y a ce très beau plan au début de Tourism, où vous voyez Nina secouer sa tête et ébouriffer ses cheveux et c’est à ce plan-là qu’on réalise, dans tout cet air de réalisme, que voilà, c’est elle la protagoniste parce qu’elle bouge différemment, c’est dans ce plan que vous solidifiez pour de bon sa présence devant la caméra. 

DM : Oui, effectivement. En fait, la grande différence entre Yamato (California) et Tourism, c’est que dans ce dernier nous tournions beaucoup librement et après coup je peaufinais mes directions plus vigoureusement. Dans le cas du plan des cheveux que vous décrivez, nous l’avons tourné 25 ou 30 fois avant d’être satisfaits et de trouver cette impression de naturel. Je m’évertue toujours à rendre les acteurs sous leur meilleur jour, à les rendre les plus fascinants possibles, dans Yamato c’était la même chose. Je commence habituellement mon travail de réalisation en lisant le scénario avec les acteurs et en régulant leur respiration... C’est un truc que j’ai compris d’Ozu (je me sens si mal de le dire aussi commodément), mais si le rythme du dialogue est suffisamment confortable, on ne se préoccupe pas vraiment de ce qui se passe dans le film et on se laisse porter. C’est aussi beaucoup plus facile pour les acteurs quand ils doivent savoir quel genre de ton ils doivent emprunter. À partir du moment où les acteurs sont crédibles et qu’ils ont véritablement notre attention on peut faire beaucoup de choses. Tourism plafonne sûrement sur cette question ; je connais Nina [Endô] et Su parce qu’on est amis, qu’on passe pas mal de temps ensemble, alors pour le film j’ai pu me baser sur notre amitié et me demander ce que je trouvais amusant chez elles, ce que je trouvais charmant [kawaii] et puis le travailler avec elles. Habituellement, quand la caméra se met à tourner, elles deviennent des actrices, ce qui les rend nerveuses, moins naturelles et c’est pourquoi je dois revenir à mes observations préliminaires afin de pouvoir retrouver leur présence qui demeure le point focal de toute cette méthode.

MLG : Nina Endô débute encore et Sumire campe son premier rôle. Est-ce que vous vous verriez procéder de la même manière avec des actrices d’expérience ?

DM : Je crois que je pourrais le faire avec des acteurs d’expérience... Avant Tourism, j’étais surtout nerveux de travailler avec de jeunes acteurs. Nina était déjà dans Yamato, mais quand j’ai demandé à l’agence de casting si je pouvais embaucher Su pour lui donner la réplique dans Tourism, ils m’ont tout de suite répondu qu’ils la trouvaient trop amateure et qu’ils n’étaient pas certains que je puisse lui faire jouer un rôle si important. Je leur ai dit que c’était un défi pour moi aussi, que je n’étais pas certain non plus, mais que je voulais essayer. Pour être honnête, à la première journée de tournage, pendant que nous faisions encore des répétitions, il y a bien eu un moment où je me suis dit que nous n’allions même pas terminer le film, tellement rien ne semblait fonctionner. [rires], Mais voilà, après cette première journée, les choses se sont ajustées et j’ai gagné en confiance. C’est vrai que si vous êtes un comédien d’expérience, vous venez vous-même avec une certaine manière de jouer ou un certain type de rôle qui vous colle à la peau et que vous voulez préserver. Là ça serait différent, mais ça ne m’intéresse pas tant, je suis plutôt intéressé à briser ces moules pour capter le charisme naturel des acteurs.

MLG : Qu’est-ce que vous observez le plus chez un acteur ou une actrice ?

DM : Une drôlerie, un charisme [cuteness / kawaii], qui peut être très différent dépendamment de l’angle ou de la lumière sous lesquels vous filmez. Comme un directeur photo, habituellement je passe mon temps à me promener sur le plateau durant les répétitions et à chercher des angles, ceux qui seront, encore une fois, les plus fascinants... Mais aussi ceux qui raconteront le mieux l’histoire. Ensuite, leur manière de s’exprimer, le ton de leur voix, pour moi est d’une très grande importance. C’est pourquoi en répétition je les fais lire et relire le scénario jusqu’à ce que nous trouvions ensemble le bon ton pour leurs répliques. Je leur demander de maîtriser ce ton, de le maintenir à travers les scènes et le film, et c’est à partir du travail de la voix que je veux qu’ils entrent dans leurs rôles respectifs.  
 


:: Tourism (Daisuke Miyazaki, 2018) [Deep End Pictures]

MLG : Est-ce que cette méthode a été l’élément qui vous a convaincu de tourner Tourism et de le tourner de cette manière, comme un atelier de performance ?

DM : J’avais un scénario... en fait, j’avais un scène à scène détaillé, presqu’un scénario plutôt, assemblé d’idées éparses. C’est Godard qui disait travailler simplement à partir d’un récit [a plot] et d’improviser ensuite des scènes autour du récit et c’est comme ça que j’ai travaillé pour celui-là. Vous savez, il y a un truc particulier à propos du cinéma, et peut-être que je le ressens davantage parce que j’ai aussi travaillé à titre de scénariste, mais je me sens prisonnier par ma propre créativité lorsque j’écris mes scénarios. J’écris un truc, ça me rentre en tête et je suis pris avec, tout comme je suis pris avec le fait que cette image n’apparaîtra jamais telle que je la rêvais à l’écran. C’est pour ça qu’au contraire, je peux certainement produire un scénario parce que c’est aussi mon travail, mais sur le tournage de Tourism je disais surtout à l’équipe qu’il nous fallait sortir de ce scénario rédigé en insistant pour que toute l’équipe me fasse part de leurs propositions, de meilleures lignes, de meilleurs mouvements, n’importe quelle idée plus intéressante que celles dans le scénario l’emportaient. 

MLG : J’imagine que c’est aussi pourça que Nina Endô s’appelle Nina et que Sumire s’appelle Su ? 

DM : Nina devait toujours s’appeler Nina dans le film, mais Sumire n’était pas Su dès le début, elle s’appelait Anna ou quelque chose du genre. À force de lire le scénario, je voyais que Su n’entrait pas du tout dans le rôle, et c’est finalement pour faciliter cette transition que nous l’avons appelé Su et effectivement ça l’a aidé à cheminer vers son personnage. C’est la première fois que j’avais recours à cette méthode et ça m’a beaucoup fait réfléchir sur l’identification qu’on demande aux acteurs quand ils jouent. Dans ces films plus récents, dans Yamato, dans Tourism, je reste dans cette zone grise entre la fiction et le documentaire... Ça peut ressembler à du documentaire, mais en fait c’est très dirigé, tout comme on pourrait dire que c’est une direction très documentée... Tout cela rejoint d’autres obsessions chez moi, qui ont à voir avec la définition qu’on se fait du cinéma, qu’on parle du format de ses écrans, des dispositifs analogues ou numériques qui permettent de le créer... Tout ce qui me donne de la poussée, de l’envie de créer, dans le cinéma, tourne autour de ces thèmes et en cela le jeu sur le nom dans Tourism, bien qu’anodin à première vue, reflète ces mêmes questions.  

MLG : Au-delà de cette friction productive entre la préparation du scénario et l’improvisation du plateau, il y a toute la question du lieu dans lequel vous étiez tous touristes, Singapour. J’imagine que vous ne demandiez pas d’autorisations pour tourner... alors comment votre méthode s’est reconfigurée autour de ce lieu ? Ça ne semble pas plus facile d’improviser dans un lieu improvisé…

DM : [rires] Effectivement nous n’avions pas d’autorisations. En fait, c’était extrêmement facile de tourner à Singapour. Tous les cinéastes de Singapour sont effrayés à l’idée de tourner là-bas, tellement la censure et les restrictions générales y sont sévères. Mais comparé au Japon... c’est tellement facile ! [rires] En comparaison, c’était la petite école ! Au Japon, vous avez toujours des embêtes avec les policiers et avec les yakuzas. Les yakuzas arrivent toujours en premier, et évidemment c’est avec eux que c’est le plus compliqué, parce qu’ils ont tous leur territoire, alors dès que vous tournez sur le leur, vous devez payer. Mais il n’y a pas de mafia à Singapour ! Et très peu de policiers, car ils comptent sur leurs innombrables caméras de surveillance (mais qui s’en préoccupe ?).
 


:: Sur le tournage de Tourism (Daisuke Miyazaki, 2018) [Deep End Pictures]

MLG : Au-delà du fait que Nina, au début du film, gagne un voyage vers Singapour, qu’est-ce qui la pousse autant vers le large selon vous ? 

DM : Un élément assez intéressant de la culture japonaise récente est que la grande majorité des jeunes voyagent de moins en moins. Il n’y a qu’environ 30 ou 35 % des Japonais dans leur vingtaine qui ont déjà visité un pays étranger, c’est très bas. Ils ne sont tout simplement pas intéressés par le monde extérieur et c’est pour ça que je voulais que son invitation au voyage lui arrive par un concours. C’est gratuit, alors elles y vont, mais ce n’est pas du tout l’endroit où elles rêveraient aller. Dans quelques scènes d’entrevue elles disent qu’elles veulent visiter un autre pays, sans jamais savoir lequel et je crois que ça représente la réalité de beaucoup de jeunes adultes au Japon. Ils ne se représentent même pas le monde extérieur, tellement que plusieurs d’entre eux se contentent de faire du tourisme en utilisant Google Street View... Je trouve ça assez bête, mais voilà, c’est la réalité des jeunes au Japon. Alors je ne pense pas qu’ils aient beaucoup de motivation à partir, sinon que les Japonais raffolent des choses gratuites, d’où le concours.

MLG :La « jeunesse perdue » est un grand sujet du cinéma japonais et un réel sujet de société depuis longtemps… Qu’est-ce qui caractérise ceux qu’on voit dans vos films ?

DM :Nous les appelons les mild yankee (yankee désignait avant les Américains, mais maintenant cela désigne les gangsters), donc des gangsters doux, qui travaillent dans des centres d’achats locaux, et qui flânent ensuite dans les parages avec leurs chandails d’équipe sportive. Ils teignent leurs cheveux et fument des cigarettes partout, partout. Ils ne font rien de bien méchant, mais ils ressemblent à des gangsters, alors nous les appelons des mild yankee et ma ville, Yamato [où a été tourné Yamato (California)] est pleine de ces gens-là. Je me disais que ce serait intéressant de voir une poignée de mild yankee débarquer enfin dans un autre pays grâce à ce concours. Ils le feraient probablement s’ils gagnaient ! [rires]   

MLG : Votre manière d’en parler évoque une certaine lassitude venant de leur part, un désengagement. En même temps, il n’y a pas vraiment de tension dans la relation entre les deux voyageuses ni en rapport avec les relations qu’elles développent avec d’autres personnes rencontrées durant le voyage ? Des relations se tissent, mais sans conséquences. 

DM : Les relations des jeunes Japonais entre eux sont assez postmodernes. C’est complètement différent de ce que c’était auparavant. La distinction de rôle entre l’ami, le petit-ami, le mari ou l’épouse est actuellement complètement chamboulée : les gens se rapprochent quand ils en ont l’envie et se séparent quand ils le désirent. Dans la scène d’ouverture, quand ils sont trois dans le lit à être couchés les uns sur les autres, il n’y a rien de sexuel qui soit sous-entendu, c’est simplement parce qu’ils en ont l’envie. C’est quelque chose de très vrai et d’important dans les relations entre jeunes au Japon. Ils vivent ensemble, forment une bande, et c’est pour ça qu’ils voyagent aussi ensemble quand ils ont à le faire. C’est assez bizarre pour un vieux type comme moi, mais pourtant je reconnais bien toutes les possibilités que ça leur offre. Ils peuvent vivre partout et s’attacher à n’importe qui, ça leur confère une grande adaptabilité. 

MLG : Parce qu’ils s’unissent entre eux à travers cette appropriation de leur propre mode de vie et des choses qu’ils aiment en commun (comme la culture populaire) qui les ont d’abord menés à se rencontrer. Ça me rappelle ce qu’un penseur comme Hiroki Azuma a pu écrire sur l’otaku en tant qu’animal en réseau.

DM : Oui ! Son livre sur les touristes, les fantômes et les spectres est effectivement une grande inspiration pour ce film. En fait, j’espère bien qu’il le verra. Il est vraiment brillant... Puis oui, pour revenir à votre observation, ce qu’il dit dans ses écrits sur les relations humaines, sur la dichotomie entre la vie adolescente et la vie adulte, sur la survivance de l’humanité, sont des choses que j’ai pu ressentir auprès de ces jeunes, et pas de manière négative.
 


:: Tourism (Daisuke Miyazaki, 2018) [Deep End Pictures]
 

MLG : Continuons à parler de culture. Dans la majorité des films japonais, historiquement, on s’intéresse assez peu aux cultures étrangères, alors que dans Tourism, vous semblez prendre le contre-pied de cette situation. Pourquoi ? 

DM : D’abord le Japon est une île qui s’est accomplie par l’intérieur et en préservant cet intérieur de l’extérieur dans une forme d’autarcie et d’autosuffisance... Nous n’avons pas de pétrole, mais c’est à peu près tout ce qui nous manque. [rires] De la même manière que nous pourrions simplement faire des films pour le public japonais, rentabiliser la production et produire ainsi pour l’éternité. Si cette autarcie nous faisait évoluer culturellement, nous permettait de raffiner quelque chose, je ne sais pas, comme durant l’ère Edô... Mais présentement c’est si ennuyant, la culture au Japon, ce n’est pas du tout stimulant. Ensuite, dans les 10 ou 20 dernières années, de nombreuses frontières culturelles qui nous séparaient du monde sont devenues de plus en plus transparentes. Oui, d’une part, je crois ce que plusieurs pensent, à savoir que le monde est de plus en plus conservateur, mais en même temps, de plus en plus de gens se déplacent et voient ce monde. En cela, le tourisme est une belle chose, comme un générateur de possibles, où le fait de parcourir le monde participe à le faire bouger, à le mélanger un peu à ce qui est étranger... C’est comme une vieille utopie socialiste où tout le monde pourrait voyager et visiter différents systèmes de vie. Mais finalement non, ce rêve se dissipe au fur et à mesure que nous le pourchassons et nous nous rendons compte que nous sommes tous égaux, de la même manière un peu triste, mondialisée.

J’étais fasciné par le monde extérieur lorsque j’étais adolescent, et puis sans que je ne le réalise cet extérieur est devenu identique à l’intérieur où je me trouvais. Le plus bizarre, c’est l’impression de retrouver ailleurs ce même supermarché, ou ce même petit centre d’achats de ma ville natale... Et c’est là que ça me fait me demander quelle est la différence, au fond, entre les deux, entre cet extérieur et cet intérieur, et comment ces différences s’articulent dans mon rapport à l’art et à la vie. Pour moi, rencontrer ou voir quelque chose que je ne connais pas ou ne comprends pas est la chose la plus précieuse qui puisse m’arriver. La majorité des choses sont en ligne, vous les googlez et les réponses vous apparaîtront. Les réponses logiques sont partout autour de nous et si vous étudiez un peu vous vous mettez à comprendre le système qui régit le monde... Mais qu’est-ce que votre vie pourra bien vouloir dire à ce moment-là ? Il faut demeurer vivant, ouvert aux surprises, apprendre à stimuler sa propre vie et je crois que c’est en voyageant et en rencontrant des gens qu’on réussit justement à faire des découvertes qui nous mènent en dehors de ce système logique, googelisable. C’est ça le thème récurrent de Tourism. Alors oui, c’est important d’avoir une ville natale qui nous est chère, d’avoir un chez-soi, mais c’est important de se frotter à l’extérieur. Actuellement je tourne un film sur les graffitis et je me rends compte que ça rejoint là encore ce qui m’intéresse, à savoir que les graffitis ont commencé comme une pratique territoriale très localisée avant de s’étendre à d’autres villes. Les rapports de croissance entre l’interne et l’externe me fascinent.  

MLG : Cet état d’esprit japonais tourné vers l’intérieur que vous décrivez, dans quelle mesure pensez-vous qu’il limite actuellement le cinéma japonais ?

DM : Le mode de production de l’industrie du cinéma japonais est bien particulier. Ailleurs, vous avez beaucoup d’industries cinématographiques nationales qui fonctionnent à travers les festivals, comme Cannes, Berlin ou Sundance et se laissent stimuler par eux. Vous avez un autre mode qui carbure sur les Oscars ou les grands prix nationaux qui encouragent les productions de prestige. Dans le cas du cinéma japonais, il est très différent — d’une mauvaise manière, du moins à mon avis. Nous avons eu la chance de changer, de nous renouveler, de rejoindre une forme de contemporanéité mondiale dans les arts et le cinéma, juste après la triple catastrophe de Fukushima, mais au lieu de ça... Vous voyez, la littérature japonaise récente l’a bien compris, elle est très bonne, tout comme la musique, mais le cinéma est actuellement la forme d’expression la plus conservatrice au Japon. Au lieu d’opter pour le changement, l’industrie a décidé de lutter pour sa survie en se repliant sur le marché intérieur. La télévision fait exactement la même chose aujourd’hui qu’au moment de la catastrophe, les mêmes mauvais téléfilms, les mêmes mauvais films indépendants parlent des mêmes problèmes de jeunes couples dans leurs appartements... parce que le monde extérieur, social, politique, est dangereux pour ces productions, c’est un endroit d’où il ne faudrait pas avoir de nouvelles. On ne veut plus risquer sa vie pour aller y tourner des images, mais moi ça m’intéresse de le faire. S’il n’y a plus de risque, à quoi bon vivre ? Il vaudrait mieux téléverser notre cerveau dans un disque dur et prêter notre corps à un handicapé. 

MLG : Effectivement, on ne peut pas dire que la triple catastrophe de 2011 n’a inspiré beaucoup de grands films ni beaucoup de films tout court...

DM : Ils sont médiocres. Et c’est d’autant plus triste que de tous les films tournés sur le sujet, la plupart l’ont été par des étrangers.  

MLG : Diriez-vous que vos influences sont plus étrangères ou japonaises ?

DM : Les deux, à parts égales... Mais je ne voudrais pas passer pour le type qui dit à l’étranger ce qu’est le Japon alors qu’il ne se préoccupe pas des gens qui y vivent réellement. Comme Ryûichi Sakamoto, Kazuhiro Soda, Hirokazu Kore-eda... Par exemple Kore-eda, il est issu d’une famille bien en vue et travaille essentiellement pour une grande compagnie télévisuelle de Tôkyô. Comment ose-t-il raconter l’histoire d’une famille de pickpockets qui vit dans les bas-fonds ? Je n’en reviens pas. [rires] C’est vraiment de la pornographie de la pauvreté. Alors je veux être un Japonais qui parle réellement du Japon... Et d’ailleurs je n’aime pas cet écart entre le cinéma japonais et le Japon réel qui a été creusé par l’histoire du cinéma telle qu’elle a été racontée par des Français et des Américains.  



:: Sur le tournage de Yamato (California) (Daisuke Miyazaki, 2016) [Deep End Pictures]


:: Sur le tournage de Tourism (Daisuke Miyazaki, 2018) [Deep End Pictures]

MLG : Est-ce que c’est difficile de maintenir cet équilibre entre les grandes formes japonaises et les sujets réels ? 

DM : C’est très difficile... Quand je parle à d’autres cinéastes de cette posture, ils me répondent tous que bien sûr ils voudraient s’y coller eux aussi, mais que c’est trop difficile. Mais pour ma part je sais que je continuerai à faire ce que je crois être dans la suite de cette idée.  

MLG : Quelle est la résolution que vous voyez dans les sentiments délocalisés qu’on retrouve dans vos films ?  

DM : Au départ je m’étais mis en guerre contre le cinéma japonais et le cinéma mondial... mais avec le temps c’est devenu une bataille du cinéma contre la bête du numérique et du connecté. Récemment j’ai commencé à enseigner dans une école de cinéma pour enfants, leur montrer que le cinéma, c’est complètement différent de YouTube, voire de Netflix. Alors je leur apprends les rudiments avec de l’équipement et je leur propose de s’amuser, voire même de penser à en faire un passe-temps. Il y a tellement de cinéphiles stupides au Japon, qui sont désagréables et rendent une mauvaise image du cinéma... alors je veux enseigner aux enfants que la culture cinématographique est riche, diversifiée. Le système d’éducation au Japon devrait vraiment ajuster ses fondamentaux en ce qui à trait au cinéma. On le voit beaucoup mieux en Asie du Sud-Est, comme avec le système d’éducation indonésien, qui enseigne bien aux enfants pourquoi les films sont importants et comment ils peuvent être magnifiques. Finalement, cette politique a produit de très bons nouveaux critiques de cinéma, le cinéma indépendant gagne en visibilité, les activités sont de plus en plus nombreuses et ça vivifie tout le cinéma indonésien. Pourquoi ne pouvons-nous pas faire la même chose au Japon ? C’est pourquoi récemment j’ai beaucoup tourné, mais aussi beaucoup enseigné, même si ce rythme finit par m’imposer un quotidien assez triste et solitaire... Mais bon, on s’en fout. [rires]

MLG : On nous fait signe qu’il faut s’arrêter. Qui est l’enfant à la fin de Tourism, celui qui livre la voix off et qu’on n’a jamais vu ?

DM : C’est un enfant de l’espace.

MLG : Un enfant de l’espace.

DM : J’aime beaucoup Terminator. Je me dis qu’il est comme John Connor, c’est lui l’enfant de Nina. Je voudrais vraiment poursuivre cette série touristique, la déplacer ensuite en Chine, en Indonésie, peut-être même au Québec et le dernier épisode serait à New York, en face de la Trump Tower. Peut-être que l’enfant de Nina se révélera être Donald Trump. Et ensuite le petit-fils de Nina pourra assassiner Donald Trump, donc son père. [rires] Vous voyez, c’est ce qu’il faut faire, combattre la stupidité du réel en riant. Que voulez-vous faire d’autre qu’en rire ?

 

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Article publié le 16 avril 2020.
 

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