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Les 25 ans du Cinéclub de Montréal : Le « Film Society » de Philippe Spurrell (2)

Par Jean-Marc Limoges

Partie 1  |  Partie 2


photo : David Chaumel


Philippe Spurrell décide donc de partir son propre cinéclub, en septembre 1992, point de départ d’une odyssée dont il nous raconte, d’un trait, les tribulations : « À l’époque, je produisais des longs-métrages et des courts métrages. J’occupais un bureau de production sur Sherbrooke au coin de Metcalfe, dans Westmount. Dans une pièce adjacente à mon bureau se trouvait une salle de spectacles. J’y ai construit une cabine de projection et j’y ai présenté des films. Le premier Cinéclub était né ! On y est resté cinq ans. De 1992 à 1997. Ensuite, on a déménagé dans le loft d’un habitué, sur La Gauchetière. On y est resté cinq autres années, jusqu’en 2002. J’annonçais les événements en mettant de la pub dans les journaux ou en placardant des petites affiches sur les poteaux (ça marche très bien, les poteaux !). Les projections étaient gratuites. Les gens apportaient à boire et à manger. C’était convivial. Puis, on a déménagé dans un autre loft, à Saint-Henri. On n’y est pas resté longtemps. Après, il y a eu cette petite salle, prêtée gratuitement, à Concordia, le local 401 dans la Tour du Faubourg, que j’ai occupée en 2004. Il y rentrait à peine vingt personnes. On apportait toujours sa bouffe. Par la suite, j’ai dû trouver des salles, disons, plus professionnelles… Il y a eu le Segal Center, un centre d’arts de la scène (incluant du théâtre Yiddish), situé sur le Chemin de la Côte-Sainte-Catherine, où un ami m’a introduit — j’ai même aidé l’architecte à concevoir la salle. On y est resté deux ou trois ans. Il y a eu le Crowley Art Center, coincé entre l’autoroute Ville-Marie et l’autoroute Décarie, près du métro Vendôme. On y est resté un an et demi. Et puis, après une année sans domicile fixe, j’ai fait une proposition à l’Université Concordia qui a accepté mon projet. J’y suis installé depuis 2012. »



photo : King-Wei Chu

 
« Depuis cinq ans, poursuit-il, j’ai décidé de mettre tous mes efforts pour exploiter le potentiel du Cinéclub. Je voulais une vraie salle de cinéma, équipée avec des projecteurs pouvant recevoir du 16 mm et du 35 mm. Je voulais un endroit accessible, situé au centre-ville, près d’un métro. Je voulais aussi que le coût soit modique. Au début, c’était gratuit parce que je ne payais pas les salles. Maintenant, je dois demander 8 $ (ou 6 $ pour les étudiants), ce qui me semble très honnête quand on compare aux prix d’entrée dans les Cinéplex. » Ce désir de rendre ses projections accessibles est sûrement la valeur la plus chère aux yeux de Philippe Spurrell. Phil veut que ses films soient vus. Au début, ses salles accueillaient trois pelés et un tondu. « Aujourd’hui, affirme-t-il fièrement avec le ton de quelqu’un qui a réussi, on accueille une moyenne de 85 spectateurs. Un dimanche soir ! Pour voir des vieux films ! Can you imagineAu début, c’était essentiellement du bouche-à-oreille. Je travaillais au corps-à-corps. J’accrochais les habitués un à un. Je les encourageais à inviter des amis. » Son succès, il le doit à sa passion, à son acharnement, à sa sincérité même.



photos : Alexandra Pruneau-Colpron
 

Pour chaque projection, il nous avoue pouvoir passer huit heures de travail de préparation. Il choisit son film principal, puis le fait précéder de quelques courts métrages surprises, toujours en lien, non seulement avec le film, mais avec un événement lié à la date de projection. Il doit inspecter les copies, les monter. Il lui est même arrivé de prendre le meilleur de deux copies différentes d’un même film afin d’offrir la plus belle qualité de visionnement possible. Puis, il propose, à l’entracte — car il y a entracte — des petits desserts qu’il a amoureusement cuisinés et qu’il vend à un prix dérisoire pour financer sa prochaine projection. « Il y a des gens qui ont entendu parler du Cinéclub il y a un an, deux ans, trois ans sans n’y avoir jamais mis les pieds. Puis, au bout de trois ans, ils accrochent sur un film que j’ai programmé. Ils décident de venir faire un tour. Ils sont alors surpris de voir l’investissement qu’on y met. Ils découvrent les courts métrages. Ils voient la table couverte de desserts cuisinés pour l’occasion. Ils n’ont pas l’impression de se faire rouler comme dans un Cinéplex où ils sont agressés par la publicité et où ils peuvent s’en sortir pour plus de 100 $ la soirée. Moi, je leur offre “the reel thing” à prix modique. »

 

photos : King-Wei Chu


La programmation a-t-elle changé avec les lieux ? « Un peu, oui. Quand on était dans la petite salle, à Concordia, et que c’était gratuit, et qu’on était entre nous, je présentais des films rares, méconnus ou inconnus. Les habitués — les initiés — me connaissaient. On me faisait confiance. Maintenant que le Cinéclub est dans une grande salle, je dois rentrer dans mes frais. Je suis encore financièrement très fragile, même si je suis subventionné par le Conseil des Arts de Montréal et même si je suis partiellement appuyé par le Mel Hoppenheim School of Cinema et Concordia Cinemas (IITS). Et puis, je dois payer pour les droits d’exploitation de chaque film que je présente. Pour y arriver, je dois programmer des films, non pas plus “mainstream”, mais plus “classique”, disons. Je sais maintenant mieux ce que le public veut. Il veut avoir une garantie. Il veut voir ou revoir des films qu’il connaît déjà ou dont il a entendu parler. Puis, une fois que j’en ai fait des habitués, que j’ai gagné leur confiance, je me permets de glisser un film plus marginal, moins connu, dans la programmation. Et puis, en rentrant dans mes frais, ça me permet aussi de faire venir des invités. C’est important pour moi d’avoir des invités spéciaux qui peuvent présenter le film au public. Ça fait partie du mandat. »
 
Le mandat du Cinéclub, justement, quel est-il ? « D’abord, montrer les films. C’est notre premier mandat. Ensuite, les conserver. C’est l’inverse de la Cinémathèque québécoise, par exemple, dont le premier mandat est la conservation et le second, la diffusion. Ce que je veux, c’est créer des expériences authentiques, comme par exemple le “Grind House” avec des vieilles bandes-annonces de films d’exploitation précédant la projection principale ou la recréation de projections du début du siècle, comme on l’a fait l’année dernière avec CAM en tournée, dans les diverses Maisons de la Culture. Notre mandat, en somme, c’est l’éducation populaire. Je veux montrer, non seulement les vieux films, et les montrer en pellicule, mais aussi montrer les différents moyens grâce auxquels on pouvait filmer ou projeter à travers les époques. » Car Phil ne collectionne pas seulement les bobines, mais aussi toutes sortes d’artefacts liés au cinéma : haut-parleurs de ciné-parc, tables de montage des années 1920, vieilles caméras Super 8… Il possède près de 50 projecteurs antiques en plus de ses projecteurs professionnels dont quatre projecteurs Xénon. En fait, son Cinéclub est aussi une sorte de petit musée ambulant.

 

photos : Alexandra Pruneau-Colpron (gauche), Karine Boulanger (droite)

 
Après 25 ans, le collectionneur commence à peine à rentrer dans ses frais. Mais de quoi vivait-il pendant toutes ces années ? « J’ai été producteur, réalisateur, monteur… J’ai monté la première télésérie pour ado au monde, laquelle a été tournée à Montréal à la fin des années 1980 : Campus (v. f. de Time Of Your Life) qui jouait tous les jours à 16 h. J’ai réalisé un film en 2007 : The Descendant — j’ai ensuite perdu le goût de faire des films à cause des changements drastiques dans le monde de la distribution. Mais bon, je voulais me prouver que j’étais capable de faire un long-métrage : c’est fait ! Pendant dix ans, j’ai eu des contrats comme gérant des opérations au Festival Fantasia, où je présente d’ailleurs, chaque année, avec une mise en scène adaptée à l’occasion, un film tiré de nos archives. J’ai fait toute sorte de trucs. Je suis même allé au Bangladesh afin d’agir comme consultant sur un film portant sur leur poète national. Et puis là, j’ai dans l’idée d’aller proposer, pendant un mois, des ciné-spectacles de films muets à Dubaï. » Spurrell se qualifie lui-même de manager, d’impresario… d’homme de défis.
 


photo : King-Wei Chu

 
C’est d’ailleurs lui qui se trouve derrière le plus gros Rocky Horror Picture Show en Amérique (et fort possiblement dans le monde) présenté à tous les Halloweens. « J’organise cet événement depuis 20 ans. On a commencé avec une douzaine de personnes. Aujourd’hui, il y a 45 personnes dans la troupe, toutes bénévoles. On pourrait penser que la machine est de mieux en mieux huilée et qu’elle roule toute seule. Au contraire, ça devient de plus en plus de travail. Avant, je mettais quelques pubs dans les journaux, dans le Voir, dans le Mirror… Maintenant, avec la surabondance des réseaux sociaux, j’ai dû engager une spécialiste en communication. Il faut non seulement faire des photos, mais aussi partager des clips, se retrouver sur Facebook, Twitter, Instagram… J’ai donc dû engager quelqu’un pour filmer, quelqu’un pour faire le montage… Il y a de plus en plus de monde impliqué dans cet événement. Bref, quand arrive le mois de septembre, je dois me concentrer là-dessus à 100 % pendant six semaines et je n’ai plus le temps pour le Cinéclub. »

En plus du Cinéclub qu’il conduit à raison de deux dimanches par mois dans les salles de l’Université Concordia (le VA-114 et le J. A. de Sève), en plus de la case horaire qu’il occupe, une fois par année, pendant le Festival Fantasia, en plus de ce Rocky Horror Picture Show qui se tient, au Cinéma Impérial, tous les Halloweens, Philippe Spurrell organise aussi, deux fois l’an, des levés de fonds au Westmount Park United Church, dans l’ouest, sur le boulevard de Maisonneuve.  « J’y présente des vieux classiques du cinéma muet : Intolerance (1916), Le cabinet du docteur Caligari (1920), Nosferatu (1922), Le Bossu de Notre-Dame (1923), Le voleur de Bagdad (1924), Ben-Hur (1925), Le Fantôme de l’Opéra (1925), Le mécano de la Génerale (1926), Vampyr (1932)… Prochainement, on va présenter Wings (1927). Il y a des musiciens live. Tu peux acheter ton popcorn et ta bière. In a church, man! C’est toujours salle comble ! Je place 500 affiches à Montréal sur les poteaux, dans les magasins, les cafés… Et il y a la réputation, le bouche-à-oreille… C’est devenu l’événement à ne pas manquer… et à un prix toujours abordable. Ça te coûte 10 $ ou 15 $ seulement alors que, pour un événement semblable, à la Place-des-Arts, tu ne peux pas avoir de billets à moins de 40 $. C’est pas comme ça qu’on va rendre l’art accessible. »
 
Au fil de l’entrevue, Philippe Spurrell nous apparaît de plus en plus comme un personnage polyvalent. Il a été producteur, cinéaste, monteur, conseiller, c’est un collectionneur, un archiviste, un programmateur, un projectionniste, un publiciste, un promoteur, un organisateur d’événements, mais c’est aussi un enquêteur, un historien, un amoureux de l’art… Plus on discute avec lui, plus on s’aperçoit que, au fond, ce qui l’intéresse, c’est moins le cinéma que tout ce qui tourne autour : l’acquisition de raretés, leur conservation, leur projection… Mais aussi toute trace de l’histoire qui a été captée par quelque caméra amateur, tout témoignage du temps gravé sur pellicule et, ultimement, la diffusion de ces raretés, le partage de ces perles. 



photo : Alexandra Pruneau-Colpron


Un ami lui donne des bobines datées de 1934, piquées au Montreal High School (aujourd’hui MIND — Moving In New Directions —, une école pour surdoués). Il nous les passe sur sa visionneuse et effectue inopinément un arrêt sur image. « Look! » Nous observons. « C’est le stade de McGill… au début des années 1930 ! Derrière, on voit même le dôme de l’oratoire Saint-Joseph. Et puis… tu ne remarques rien… ? » Nous observons derechef. Parmi les jeunes surdoués de l’époque se trouve un Noir. « Tu imagines ! Alors que la ségrégation pesait encore, même ici, il y a ce jeune homme noir dans une école de bourgeois blancs. I want to know who this guy is. » Il enchaîne avec d’autres bobines de la même époque, également tournées à Montréal. « Regarde ! C’est Billy Bishop ! Un des héros de la Première Guerre mondiale ! » Et puis d’autres encore, où l’on voit d’autres héros. « Lui, c’est George “Buzz” Beurling, un gars qui est né ici, à Montréal, dans Verdun, et qui est le plus grand As canadien de la Seconde Guerre mondiale ! » (Phil ne cache manifestement pas son amour pour les avions — héritage paternel ?). Et puis d’autres joyaux encore, comme ce film amateur des années 1940 dans lequel se succèdent des enseignes au néon illuminant les rues d’Atlantic City et cet autre dans lequel un homme a décidé de filmer sa femme en train de boire et de faire des strip-teases. « Tu imagines, ce sont les seules copies qui existent au monde ! C’est amateur… et c’est bien filmé ! Ce sont des témoignages. »

 

photo : Alexandra Pruneau-Colpron

 
Pour ce self-made-man qui se perçoit d’abord et avant tout comme un entrepreneur gagnant sa vie avec le showbiz, il apparaît évident que c’est l’accessibilité et la survie des arts et de la culture qui est primordiale. « Ça prend une génération pour tuer quelque chose, laisse-t-il tomber avec émotion. Ma mission, c’est de garder l’histoire, le passé, l’art en vie, léguer tout ça aux jeunes générations. C’est un défi aujourd’hui de rejoindre le monde, et notamment les jeunes, à l’extérieur du monde virtuel. Il y a trop de choix. C’est comme si on était devant un buffet où il y avait tellement de plats qu’on ne saurait plus où donner de la tête. Mais si quelqu’un te dit “on va vous préparer un repas” et que tu fais confiance à ce gars… Wow ! Tu peux découvrir plein d’affaires ! C’est ça mon défi ! »
 
Que peut-on lui souhaiter pour l’avenir ? « B’en déjà… cet été, je serai du 375e anniversaire de la Ville de Montréal. Je présenterai des artefacts, des diapositives, des films tournant autour de l’Expo 67, avec des conférences. Je serai encore avec CAM en tournée. Et puis, j’aimerais, d’ici cinq ans, me consacrer entièrement au Cinéclub. Je fais 25 projections par année, j’aimerais en faire 40 — en faire une à chaque dimanche, ce qui prendra d’autres ressources, voire d’autres employés. » Il est aussi tenté de faire un documentaire sur son grand-père (comme pour se prouver qu’il peut aussi être documentariste) et caresse même le rêve d’installer une plaque de bronze près de la statue de Louis Cyr, sise dans le Parc des hommes forts, au coin des rues Saint-Jacques, Saint-Antoine et de Courcelle, sur laquelle on trouverait le nom de tous les hommes forts qui ont été inspirés par lui, dont son grand-père.
  
Pour ma part, si je ne compte rater aucun des prochains événements organisés par Philippe Spurrell et si j’attends impatiemment la sortie de ce documentaire, je continuerai de me joindre à la ripaille qu’offre cet inspirant touche-à-tout chaque deux dimanches par mois dans l’une ou l’autre des salles de l’Université Concordia, deux fois par année à l’église de Westmount et une fois par année, pendant l’été, au Festival Fantasia sans manquer de passer le voir au Ciné-bazar, le premier dimanche du mois d’avril. Souhaitons longue vie à Philippe Spurrell et à son Cinéclub : « The Film Society ». 
 


photo : Alexandra Pruneau-Colpron


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Article publié le 3 mai 2017.
 

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