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Witi Ihimaera : Korero sur la rue Sherbrooke (2)

Par Mathieu Li-Goyette

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:: Taika Waititi (Alamein) dans Boy (Taika Waititi, 2010) [Whenua Films / Te Mangai Paho / et al.]


MLG : 
Nous en étions à parler de vos adaptations pour le cinéma… Qu’est-ce que vous trouvez le plus difficile dans le fait de laisser une de vos histoires entre les mains de quelqu’un d’autre? Est-ce que vous essayez de demeurer impliqué?

WI : On peut penser que je suis gêné, mais je suis aussi assez frondeur et opportuniste ! Dès qu’on vient me voir avec un projet, qu’on pense que je puisse y occuper un rôle ou simplement si on a besoin de moi, ça me fait toujours plaisir d’aider — je n’arrive jamais à dire non. J’ai un projet dont je viens de discuter avec mon amie Deborah Walker-Morrison plus tôt aujourd’hui [NDLR : Professeure associée d’études françaises à l’Université d’Auckland, spécialiste du cinéma français et traductrice du maori vers le français]. Puis je vais être producteur exécutif de l’adaptation de Sleeps Standing Moetū et aussi de The Uncle’s Story. Il s’agit de l’histoire d’un jeune Maori qui doit aller faire la guerre au Viêtnam. Pour l’instant, nous sommes encore en train d’essayer de ramasser de l’argent pour faire ces projets. Habituellement, même si ces films sont basés sur mes histoires, je me retire tranquillement de l’équation une fois que le financement est obtenu pour ne pas déranger. J’ai toujours pensé qu’un roman appartenait à son romancier et de la même manière je pense qu’un film appartient à son cinéaste.

MLG : On est rendu dans autre chose complètement, qui n’a plus rien à voir avec le fait d’être écrivain. Il y a un côté industriel qui est inhérent au fait d’organiser la production d’un film. Est-ce que vous y trouvez du plaisir ?

WI : Oui, parce que c’est du mentorat au service de la prochaine génération.

MLG : Ça revient aux arguments de tout à l’heure, sur l’importance de contrôler les moyens de la production pour la décoloniser.

WI : J’essaie avec des productions plus petites, en tentant de monter des co-productions avec des fonds étrangers. C’est extrêmement, extraordinairement difficile. Et comment faire en sorte que notre nouvelle génération de cinéastes et de producteur∙rice∙s puisse prendre une place durable dans cette industrie ? Comment faire pour les aider à ce que leur travail puisse percer en dehors des publics autochtones ?

Je parle ici des marchés étrangers, je parle d’endroits comme l'Amérique du Nord. En Nouvelle-Zélande, c’est possible de voir un·e cinéaste autochtone rejoindre un plus grand public. Ça va prendre encore quelques années, mais ça arrivera aussi au Canada. En Nouvelle-Zélande, les Pākehās viennent voir nos films parce qu’ils et elles pensent maintenant que ça fait partie de leur identité.

Le seul cinéaste maori qui a vraiment réussi pour l’instant, c’est Taika Waititi, mais ses histoires maories comme Boy (2010) ou Hunt for the Wilderpeople (2016) ne sont pas les plus populaires — au contraire.

MLG : À l’inverse, ça n’empêche pas la culture maorie d’être récupérée directement dans un film d’animation comme Moana (2016), ou indirectement comme l'a fait James Cameron avec Avatar: The Way of Water (2022). Quand vous voyez ces films connaître les succès qu’ils ont, j’imagine que vous y voyez de l’appropriation culturelle avant de vous dire que c’est bien de voir la culture maorie avoir une telle influence…

WI : Ce qui me fâche encore plus, c’est de constater que des Maori∙e∙s ont entériné ces productions en acceptant d'y travailler, sur le film de Cameron en particulier. Après, il y a d’autres histoires irritantes qui sont moins visibles, comme le succès de la trilogie Lord of the Rings (2001-2003) de Peter Jackson. À l’époque, le Ministère du Tourisme avait décidé de commercialiser le pays comme la Terre du Milieu. Mais ce n’est pas la Terre du Milieu, c’est la Terre maorie ! En disant aux touristes de venir visiter ce pays inventé, ils invisibilisaient complètement la culture maorie.

Quant à l’histoire avec Avatar 2 et James Cameron, c’est intéressant parce qu’on passait son temps à me demander si je l’avais vu parce qu’il reprenait l’histoire de Whale Rider, alors j’ai fini par aller le voir. Et je peux vous dire que c’est du vol d’idées autochtones, du vol de propriété intellectuel, en plus de nous barrer la route parce qu’on nous vole l’opportunité de raconter cette histoire ! Maintenant que Cameron l’a fait, et qu’il l’a fait parce qu’il avait tous ces millions, et puis qu’il en a encore trois, quatre ou cinq dans son pipeline, chacun de ces films va décimer encore un peu plus nos chances de raconter nos propres mythologies, nos propres fantaisies et futurs possibles.



:: Avatar: The Way of Water (James Cameron, 2022) [Lightstorm Entertainment / 20th Century Studios / TSG Entertainment ]


:: 
Whale Rider (Niki Caro, 2002) [South Pacific Pictures / ApolloMedia / et al.]


Moana
, c’est un peu différent, dans la mesure où notre culture est représentée à l’écran, à travers une jeune héroïne modèle. Elle est connue à travers le monde et elle est polynésienne ! Enfin, il y a des côtés heureux à ce personnage, mais en même temps ce type d’animation est strictement fait pour esthétiser bêtement et pour le faire selon des modes de consommation, des canons esthétiques qui demeurent occidentaux. Alors voilà, un film comme Moana est peut-être globalement bien perçu par notre communauté, mais c’est aussi à cause des immenses machines de marketing qui sont derrière eux. Là, ça rejoint quelque chose qui a plus à voir avec la manière dont les discours intellectuels et critiques occupent de moins en moins de place et comment on faiblit de plus en plus face aux messages de représentation hyper positifs des films comme Moana sans trop se poser de questions.

MLG : J’ai fini par rattraper Avatar 2 lorsque je lisais Whale Rider, la semaine dernière. Par moments, c’est bluffant comme c’est du plagiat.

WI : En plus, le problème avec Avatar 2, c’est qu’il ne parvient même pas à subvertir le récit européen qui est derrière tout ça. Vous savez, ces histoires sont tellement simples, tellement européennes dans la manière dont elles sont racontées, dans les façons qu'elles ont de se pencher sur l’autochtonie à travers le regard le plus blanc que vous pouvez imaginer, avec la perception la plus blanche de l’aboriginalité.

MLG : Alors, pouvez-vous pointer vers une perception autochtone qui s’affirme par le cinéma [an indigenous gaze] ?

WI : Je sais que c’est un mot un peu problématique dans ce contexte, mais j’ai l’impression que la perception autochtone, le gaze le plus « authentique » que je retrouve se situe pour l’instant dans la forme documentaire. Le problème, c’est qu’à peu près les seules personnes qui les regardent sont des Autochtones, et ce, même s’ils circulent un peu dans les festivals… Sinon, ce qui est de plus en plus populaire, ce sont les téléséries ou les miniséries, surtout localement. On les voit développer un marché, des vedettes qui éventuellement se rendent au cinéma. Quelque chose se passe là.

MLG : On parlait de l’importance de contrôler la production et maintenant on semble se déplacer vers la diffusion.

WI : Exactement ! Après, c’est difficile aussi. J’aimerais le faire avec la littérature, où j’ai plus de leviers. Imaginez un réseau international de lecteur∙rice∙s autochtones, ou un réseau international de distribution de livres autochtones. Comment pourrait-on faire ça ? Je ne sais pas, mais j’aimerais essayer.

Déjà, il faudrait aussi imaginer des stratégies pour le cinéma autochtone et les réseaux qui en font la promotion. J’adore les festivals spécialisés comme Présence autochtone, mais on ne peut pas s’en contenter ! Oui, on peut maintenant envoyer nos films à Cannes et à Toronto, depuis que ces gros festivals ont compris que c’était bien de faire la promotion des voix et des regards autochtones, mais nous avons besoin d’une reconnaissance plus intégrale, moins spécifique. Il y a ce type, Ray Kurzweil, qui dit qu’en avançant de 30 pas de manière linéaire, vous avez avancé de 30 pas, mais que si vous le faites de manière exponentielle, vous aurez rapidement fait un milliard de pas. Aujourd’hui, c’est déjà du passé. Ça aurait très bien pu arriver il y a un siècle.

MLG : La solution qu’on penserait trouver aujourd’hui est déjà trop vieille.

WI : Oui, c’est ça. Il va falloir être inventif·ve·s, car nous ne sommes finalement pas si nombreux·ses, les artistes autochtones. On se doit de réfléchir de manière exponentielle, sinon, comment espérer s’en sortir dans un monde qui est déjà en déclin, économiquement, environnementalement ? Au plus vite, on se doit de créer des réseaux internationaux.

MLG : Et vous ne pouvez pas nécessairement compter sur les gros festivals allochtones pour faire les choix les plus avisés. On revient au design de Moana, fait pour des goûts occidentaux.

WI : Exactement.
 


:: Moana (Ron Clements, John Musker et Don Hall, 2016) [Hurwitz Creative / Walt Disney]


:: Keisha Castle-Hughes (Paikea) dans Whale Rider (Niki Caro, 2002) [South Pacific Pictures / ApolloMedia / et al.]


MLG : 
Ça me rappelle un paradoxe qu’avait bien posé le cinéaste sénégalais Sembène Ousmane quand il disait que le cinéma africain ne devait pas se contenter d’une représentation spécialisée, communautaire, mais qu’il devait espérer se rendre à Cannes, à l’égal des autres productions d’ailleurs dans le monde. Toute la difficulté me semble tenir dans le fait de vouloir plaire à différents types de publics pour différentes raisons.

WI : Oui, absolument. La première étape serait de trouver des manières de se réunir davantage, d’établir plus de ponts entre les cinémas des différentes Premières Nations. Être dans un espace partagé, vivre, discuter d’où nous en sommes, d’où nous pouvons aller, des manières de déconstruire les diverses pratiques d’intermédiaires (gatekeeping practices) qui sont encore d’actualité dans le financement des films et dans leur distribution… Comment pourrait-on mettre ça dans notre kōrero?

MLG : Notre kōrero?

WI : Un discours commun que nous pourrions avoir, une narration commune qui prendrait la forme de cette entrevue. Ça me rendrait très heureux. Il faut que nous proposions quelque chose, ensemble, sinon, cette belle conversation que nous venons d’avoir durant les deux dernières heures, ça ne reste qu’une belle conversation, mais ça ne propose pas beaucoup de solutions.

MLG : Bien sûr.

WI : Comment pourrait-on faire pour organiser davantage de rencontres entre des cinéastes australien·ne·s, néo-zélandais·es, canadien·ne·s, québécois·es ? Il faudrait qu’il y ait des leaders autochtones qui emboîtent le pas, qu’ils et elles s’entendent sur une bonne stratégie, que nous pensions à un réseau international de distribution du cinéma autochtone, par exemple. Quelque chose qui puisse nous aider à nous affirmer dans les sphères où ces décisions de production et de diffusion sont prises. Il faudrait pouvoir fonder un Fonds du film autochtone, faire en sorte que les cinéastes autochtones puissent obtenir des bourses plus facilement, particulièrement ceux et celles dans des régions moins fortunées.

Comment peut-on aller chercher des appuis à travers des structures qui pourraient nous permettre de mieux présenter le travail de nos artistes, sur une scène plus grande ? Comment rejoindre les systèmes d’éducation des autres pays ? Comment nous présenter aux chaînes de télévision d’ailleurs ? On a besoin d’un choc important, exponentiel, sinon on va rester là à faire nos films mal financés et à rester pauvres.

MLG : Mis à part une poignée de succès festivaliers chaque année, le marché reste très difficile pour un cinéaste indépendant. Difficile de se faire distribuer, difficile ensuite de se faire voir, et l’alternative du streaming ne fait rien pour visibiliser les contenus, alors imaginez quand il s’agit d’un cinéaste autochtone…

WI : Et est-ce que l’industrie cinématographique autochtone est du ressort de l’industrie culturelle ou du système d’éducation ? Elle dépend d’enjeux qui n’ont pas seulement à voir avec le cinéma commercial.

MLG : Il faudrait plus de plateformes de streaming dédiées, comme APTN Lumi, ou un plus grand intérêt de la part des plateformes populaires. Il y a davantage de garanties de financement à travers les plateformes qu’à travers le reste.

WI : C’est certain, mais avons-nous vraiment besoin d’Hollywood ?

MLG : J’imagine que non.

WI : Il faudrait dire à Hollywood qu’ils arrêtent de voler nos histoires. Il faudrait leur dire qu’on pourrait refaire Moana, mais en bien mieux. Le problème, c’est de réunir les fonds pour refaire Moana.

MLG : Il faut donc contrôler la production et la diffusion pour inventer de nouvelles manières de les faire.

WI : Oui ! Présentement, tout nous ramène à une sorte de plafond, même dans nos réussites en tant qu’artistes autochtones. Pourquoi ? C’est comme si nous étions piégé·e·s, pris·e·s dans tout un système dès que nous passait par la tête l’idée de faire un film. Nous sommes à la merci d’une machine technique, bureaucratique, que nous n’avons pas développée, que nous n’avons pas non plus eu l’opportunité de nous approprier.

Il faudrait donc que des communautés autochtones s’unissent, que des allié·e·s comme vous nous aident, qu’ensemble on puisse mettre sur pied quelque chose de percutant, qui débuterait par une sorte de congrès, ou de programmation internationale, quelque chose avec tou·te·s les grand·e·s cinéastes autochtones, afin de lancer une Association autochtone pour la production et la diffusion. Une seule plateforme avec l’option de géolocaliser les films en fonction des droits de chaque territoire.

Il faudrait aussi travailler à voir comment s’inspirer de politiques qui fonctionnent, comme en Nouvelle-Zélande, où environ le cinquième de tout le contenu télévisuel doit être maori. Ça a complètement changé notre programmation télé et je suis certain que ça pourrait être pertinent d’y réfléchir dans d’autres pays comme le Canada.

MLG : Il faut donc travailler à développer des manières de faire se rencontrer des cinéastes, des producteur∙rice∙s, des distributeur∙rice∙s autochtones, des allié·e·s…

WI : Oui, et il faut essayer d’innover, surtout, de trouver des manières de rattraper tout ce retard, d’avoir de l’audace. Il me semble que la situation, ici, est mûre pour que tout ça se produise.
 


(Photo : Mathieu Li-Goyette)


Traduction de l'anglais au français : Mathieu Li-Goyette

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Article publié le 15 août 2024.
 

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