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Jean-François Lesage : La débâcle du printemps

Par Naomie Décarie-Daigneault
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La Rivière cachée
nous avale. Elle nous capture le temps – trop court – de l’oeuvre et c’est tout entier le corps spectateur qui reçoit les sensations du lieu. C’est un cinéma de l’hypersensible ; tout est ouvert, vibrant. Les feuilles sont agitées par le vent, caressées par la lumière, des rochers brillent au soleil, les torrents s’échappent, les remous bouillonnent. Et des corps apparaissent, aussi naturels et vibrants que le décor qui les entoure, et petit à petit, habitent l’espace par la parole.
 
Le film ouvre une brèche ; celle d’un temps suspendu entre la surface des choses et la profondeur trouble des intérieurs. Le temps du doute, du questionnement, temps fragile et éphémère de l’ouverture réelle à l’autre. Parole mystérieuse et rare, entendue là comme par enchantement, permise par le dispositif mis en place par le réalisateur. Subjugué par la beauté de cette rivière qui « tient en respect », à la fois cadre idyllique et lieu lugubre rappelant les forces destructrices de la nature, Jean-François Lesage a installé son trépied et sa caméra sur les rochers escarpés et a filmé, 40 jours durant, des étrangers venus créer une rupture de leur temps social et lui offrir leurs interrogations béates.
 
Avec cette structure narrative proche du film d’apprentissage qu’il développe depuis Conte du Mile End, Jean-François Lesage ne s’attarde jamais aux individualités, mais fait glisser la parole d’un protagoniste à l’autre, comme si la vérité ne se trouvait non pas dans l’expérience individuelle, mais dans ce flottement entre les gens, dans l’air qu’ils partagent, dans ces curieux liens qui lient et soudent les strictes individualités dans une quête qui les dépasse. « Je ne suis pas fidèle à mes personnages. Je suis très volage. Mais je suis fidèle au film. » Si cette fidélité en est une existentielle, elle se pose avec une nécessité politique dans un monde tout entier tourné vers le triomphe et la surpuissance de l’individu. Comment vivre ? Comment créer du sens ? Comment aimer ? Comment transmettre ? Comment être au monde quand on l’est malgré soi ? Et à ces interrogations vitales, Lesage nous offre des tâtonnements, des bribes de réponses, des intuitions et des doutes. Leçon d’existence et d’humilité, dans un paysage de début du monde.
 
Trois sentiments ont étreint Jean-François lors de sa découverte de la rivière : l’angoisse existentielle, la beauté et le mystère. Il réussit avec une finesse surprenante à nous faire ressentir ces trois états aussi exigeants que transformateurs. On émerge de La Rivière cachée avec le sentiment d’avoir atteint d’étranges profondeurs, de s’être approché un peu plus près d’une certaine vérité de l’existence. Celle de la présence au monde, aux autres, à la nature. La possibilité de penser le vivre-ensemble autrement que par la domination de l’égo et la toute-puissance du Je. Et surtout, le rappel de la présence immense, inouïe, grandiose de la nature, qui nous rappelle l’arbitraire de nos destins et le miracle de nos existences, même dans le drame, la souffrance ou le doute.
 

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Naomie Décarie-Daigneault : Tu as filmé la nature comme des tableaux. Quelles étaient tes inspirations visuelles ?
 
Jean-François Lesage : J’ai habité en Chine six ans. Une chose que j’aime beaucoup de la peinture chinoise, de la peinture d’il y a 2000 ans, c’est que c’est toujours très frontal : tu es devant une montagne, devant une rivière. Tu n’es pas sur la montagne, ce n’est pas une contre-plongée ou une plongée. Tu as de grands espaces de ciel, de nuages, et il y a l’idée que ce vide dans la toile, c’est un lieu où il peut se passer des choses, un lieu de transformation. J’aimais cette idée-là, chinoise – mais pas chinoise de 2018, chinoise de 200 ans avant Jésus-Christ, et même plus tôt que ça –, que le vide n’est pas un lieu d’angoisse. Ce n’est pas le néant. Ça peut être un lieu de transformation. Inspiré par ça, mais aussi par du cinéma chinois et taïwanais, très contemplatif de la nature, j’avais cette envie d’installer mon trépied devant un cadre et voir ce qui allait surgir devant ce cadre. J’ai passé de longues journées ; j’ai passé 40 jours sur le bord de la rivière. C’était à une demi-heure de route du petit chalet où on dormait. Il fallait emprunter des petits sentiers très, très boueux. À un moment donné, on a trouvé un bassin de la rivière, une grosse fosse. C’est devenu mon studio à ciel ouvert. J’aimais l’idée de cette contrainte : tourner tout un film sur cinq rochers.
 
NDD : Tu fais ta propre caméra. Michel Brault disait que quand tu fais la caméra, il faut que tu aies la moitié du cerveau qui soit technique, que tu penses au moment où il faudra changer la pellicule. Et l’autre moitié, qui voit ce qui se passe autour de toi...
 
JFL : Justement, moi, je dirais que j’ai le 1/8 de mon cerveau qui est technique. Je ne suis pas très bon dans la technique, mais je tourne des erreurs à mon avantage, comme pour Un Amour d’été, où j’ai tourné des trucs à 12 000 ISO. C’est pas orthodoxe ! J’aime pousser la technique dans ses derniers retranchements. Et j’ai une caméra pendant 40 jours, avec un choix de lentilles assez restreint. Je fais également le choix d’être sur trépied, et non pas à l’épaule. Je me mets donc beaucoup de contraintes et arrive un moment où je maîtrise mes outils. J’aime beaucoup cette référence à Michel Brault parce que je me questionne souvent sur ce qui arriverait si ce n’était pas moi qui tournais. Je pense que dans le travail de Brault, on voit toute la magie qui se passe entre lui et les protagonistes. S’il n’avait pas été derrière la caméra, est-ce que ça aurait eu lieu ? Je suis peut-être plus attentif à ça, au genre d’énergie que je peux dégager. J’essaie d’être dans un état de réceptivité le plus total possible. Je travaille plus là-dessus que sur le côté technique ; créer un espace pour que quelque chose survienne. Peut-être que pour le prochain projet [1], je vais essayer de confier la caméra à quelqu’un d’autre, tout en essayant de garder cette énergie et cette réceptivité ; d’être uniquement dans cette tâche-là, plutôt que d’être dans les cadres.
 
NDD : Comment est-ce que tu regardes ? Est-ce que tu regardes en dehors du viseur pour d’abord capter ce qui est essentiel, ou est-ce tu cherches dans le viseur ?
 
JFL : Je suis complètement dans le viseur. Tout le temps. Au point même où je me suis fait frapper par une moto en repérage pour La Rivière cachée. L’année précédant le tournage, je suis allé sur des rivières gaspésiennes et je me suis fait frapper par un motocross parce que j’étais trop dans le viseur. Non, vraiment, je suis complètement dans le viseur ! (rires)
 
NDD : La caméra devient donc comme un nouveau sens ; un nouveau corps !
 
JFL : Oui, et c’est aussi pour moi... Je n’ai pas l’impression dans la vie d’être quelqu’un qui écoute si bien que ça. Je peux être inattentif, distrait, partir dans mes pensées. Mais quand je tourne un film, je suis totalement dans l’écoute. C’est comme si cet instrument-là me dit : tu te tais, tu écoutes et tu filmes. Tu fais la mise au point et de temps en temps, tu bouges le trépied. Donc, ça crée quelque chose qui me plonge totalement dans l’écoute. C’est intéressant. C’est comme une extension de mon corps.


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NDD : Tes films sont des films de parole. Je me suis demandé du début à la fin comment tu as fait pour aller chercher ce type de parole-là, qui est extrêmement rare, délicate. Il n’y a personne qui est dans l’anecdotique.
 
JFL : C’est un peu le cœur de ma démarche. Je fais le pari que des conversations qui semblent banales ne sont pas si banales que ça, et ça prendrait un scénariste de génie pour les écrire. Je fais le pari que les moments de vie de n’importe qui peuvent être riches si on s’y attarde. C’est un pari difficile à relever, mais quand ça arrive, quand je sens qu’on y touche, je trouve ça super. Le montage joue un rôle particulièrement important, parce qu’il y a des pièges. Un film comme celui-là, si on avait gardé des bouts plus ésotériques comme... je ne sais pas. La vie après la mort, toutes sortes de spéculations, ça aurait été vraiment dur à suivre. Il y a beaucoup de pièges : l’anecdotique, le sensationnel, le sentimental... Il y a plein de pièges ! C’est juste des pièges. Mais ce qui fait que je ne suis pas tombé dans ces pièges, c’est grâce au travail avec mes monteurs. Ils sont deux et quand un de nous trois a un problème avec une scène, on va la retravailler jusqu’à tant qu’on soit d’accord. Et ces trois regards croisés là, je trouve que ça nous aide vraiment à trouver l’itinéraire du film et à ne pas tomber dans trop de ces pièges. Je crois aussi qu’il n’y a qu’un seul film dans mon matériel. Je ne crois pas qu’il y a 10 films dans mon matériel. Il y en a un et il faut le trouver.
 
NDD : Et qu’est-ce que tu cherches ? Est-ce la même quête ou cherches-tu toujours quelque chose de différent ?
 
JFL : Je cherche toujours quelque chose de différent. Je cherche souvent des réponses à mes propres interrogations... et je reviens avec plus de questions que de réponses. Pour La Rivière cachée, j’avais envie que ça ne porte plus que sur la question du couple et des relations amoureuses. J’avais envie d’ouvrir sur des grandes questions, sur la façon dont on construit du sens dans une vie.
 
NDD : Tu cherchais le sens... Dans le fond, tu es un mystique ! (rires) Est-ce que tu les guidais ou intervenais durant les discussions ?
 
JFL : À chaque petit groupe ou chaque couple – c’est rare que j’avais une personne seule, sinon, le dispositif n’aurait pas vraiment marché – je posais des questions, mais c’est davantage pour stimuler ou donner une direction aux conversations. Ce qui reste dans le film, ce n’est pas tant des réponses à ces questions-là. C’est souvent plus un incubateur. Je n’avais pas fonctionné comme ça dans le film précédent. Je disais juste le titre du film et les gens continuaient la même conversation qu’ils avaient avant qu’on arrive ou bien enchaînaient autour des amours d’été. Mais là, il y avait vraiment sept questions qui servaient d’amorce, et après ça, je laissais les gens. Je criais les questions, parce que la rivière est très bruyante et j’étais de l’autre côté, parce que je tourne avec des longues focales. Donc, je lançais mes questions : « Comment construire du sens ! » « Que pensez-vous de notre présence commune sur terre ! » (rires)
 
NDD : Tu ne sembles pas t’intéresser aux gens dans leur individualité. Tu t’intéresses plus à eux comme s’ils étaient des passeurs. Comme si chacun portait en soi une part de vérité et que tu cherchais à la dévoiler. Mais tu es toujours dans le nombre, tu ne creuses pas une personne. Crois-tu qu’il y ait une vérité dans le nombre ? Cherches-tu quelque chose qui soit davantage de l’universel ?
 
JFL : J’ai beaucoup d’admiration pour le film Chronique d’un été de Jean Rouch et d’Edgar Morin. Ils ont tout essayé : le micro-trottoir, l’entrevue plus intimiste. Edgar Morin dit : « Il faut filmer des groupes. Il faut filmer des travailleurs, des étudiants. Il faut filmer des soupers. » Jean Rouch : « Non ! On suit un personnage et ses interactions. » Et grâce à la caméra de Michel Brault, il a suivi son personnage dans le sud de la France. Tout est là ! On suit une personne ? On filme un groupe ? On fait quelque chose de contemplatif ? Est-ce qu’on montre notre film au public et on filme ça ? Donc, moi, j’aime filmer des groupes. C’est sûr. Peut-être parce que je n’ai pas trop envie d’interagir. Mais je l’ai fait quand même, en demandant aux gens de ne pas tenir compte de ma présence. Mais j’aime ce qui peut surgir, de laisser place à des surprises. Dans Conte du Mile End, je suis une personne, qui devient un alter ego, qui va à la rencontre des habitants et qui pose des questions... Pour moi, pour que je sois stimulé, il doit y avoir de l’inconnu, et j’ai davantage de ces surprises lorsque je filme des groupes. Parfois, quand les groupes étaient trop grands, les gens tombaient dans du cabotinage, c’était insupportable. Il y a des moments où j’étais lassé, je n’en pouvais plus. J’ai tourné la caméra à 180 degrés et je suis tombé sur des scènes comme la scène d’ouverture, la femme qui descend les rochers. La femme qui porte le masque de plongée et qui nage. Ça, c’est juste parce que je m’emmerdais à filmer un groupe. Et après 4 heures de tournage, je tournais ma caméra de l’autre bord et je tombais là-dessus.


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NDD : Il y a le groupe comme ça, qui va se relancer, mais il y a aussi l’idée de mettre bout à bout toutes ces paroles individuelles, qui ne sont pas dans l’individualité.
 
JFL : C’est ça. Je ne suis pas fidèle à mes personnages. Je suis très volage, mais je suis fidèle au film. Je veux que le film soit un tout, fait en collaboration avec plein d’autres artistes, mes monteurs, ma preneuse de son, ma conceptrice sonore... Mais c’est d’être infidèle à tout le monde pour être fidèle au film. J’aime ces constructions narratives, où c’est comme Le Petit Prince qui va de planète en planète, ou Siddharta qui rencontre des gens sur sa route. Dans le fond, c’est le road-movie. J’aime cette structure de rencontres... avec ou pas une illumination à la fin !
 
NDD : Que représente cette rivière pour toi ? Il y a des moments où elle ressemble à une grotte ; quand la jeune fille descend avec le masque, on dirait qu’elle descend dans les entrailles de la Terre. Ce sont des images immémoriales, cette nature immense, qui est parfois très englobante, très rassurante, parfois angoissante.
 
JFL : J’avais trois émotions pendant que je tournais et ce sont ces trois émotions que je voulais rendre dans le film. J’éprouvais une angoisse existentielle à voir cette immensité de la nature, cette force... à me dire : cette rivière sera encore là dans 100 ans, pas moi. Il y avait aussi la beauté. Je la trouvais vraiment belle. Vraiment secrète. Et il y avait le mystère de tout ça. C’est ce dont j’avais envie de rendre compte dans le film, et dans le choix musical aussi. Donc quand j’ai entendu le morceau de Gorecki, je trouvais que c’était ça : cette flûte traversière super angoissante, avec cette beauté et ce mystère. Et j’avais le goût de remercier la rivière à la fin ! Ce lieu a permis plein de choses. Je ne sais pas si ça aurait été possible si on avait fait la même chose avec des green screens en studio ! Je ne suis pas sûr qu’on aurait eu la même atmosphère. (rires)
 
NDD : Il semble y avoir une difficile ascension pour l’atteindre. Une fois sur place, on dirait que tu ouvres un théâtre et que la confidence commence. Qu’est-ce que tu penses que la nature crée chez les gens ? Tu parles d’angoisse... est-ce qu’il y a également un aspect libérateur ?
 
JFL : Je pense que ça dépend des lieux. C’est comme des architectures qui, pour moi, peuvent être super angoissantes alors que pour d’autres, c’est le summum de la beauté. Il y a certains paysages qui me donnent la chair de poule, plus que la rivière cachée. C’est juste de la pure nature, aucune construction humaine, et je ne voudrais pas y passer cinq minutes ! Et il y a des paysages que je trouve d’une telle monotonie ! Mais je ne savais pas qu’il y avait des rivières comme ça en Gaspésie. Je pensais que c’était que dans les Rocheuses qu’il y avait des rivières translucides, vertes. De découvrir ça il y a quelques années, en faisant une balade en canot : wow ! Ça n’a aucun sens ! Ce cadre-là m’a envoûté. Mais il y a d’autres cadres très naturels qui ne m’envoûtent pas et qui me donnent des idées morbides. (rires)
 
Ce qu’il y avait également de très beau dans cette rivière, c’est qu’il y a des arbres qui sont tombés, qui sont là, déracinés, et qui dorment dans la rivière. Ça, ça me fait penser à Caspar Friedrich. Et chaque jour, elle était différente. Ce n’était jamais la même lumière. Et les flots ! Il y a une journée où les flots étaient d’une intensité folle. Elle tient en respect aussi, parce que tu entends des récits – il y en a un dans le film. Il y a des gens qui ont failli se noyer, qui ont été happés par la chute et qui sont restés en dessous de l’eau longtemps. Tu ne fais pas n’importe quoi sur cette rivière ! Je suis retourné l’été d’après, juste pour revoir la rivière. C’est un lieu magnifique.
 
NDD : As-tu été étonné par certaines discussions ? Par exemple, le couple qui est ensemble depuis 40 ans. La femme aborde une déception immense, et elle n’est pas bien reçue de la part de l’homme, qui ne semble pas l’entendre.
 
JFL : Je trouve ça magnifique que les gens aient été aussi transparents. J’avais l’impression qu’ils se disaient des choses pour la première fois. C’était des blessures ou des moments moins agréables. Je trouvais ça beau d’être aussi transparent et de donner accès à ça.
 
NDD : Pourquoi crois-tu qu’ils attendent ce moment pour se le dire ? Est-ce que les gens ont besoin de cet espace ? Est-ce qu’ils avaient besoin de toi pour se le dire ?
 
JFL : C’est embêtant. Je ne sais pas... mais s’ils ont besoin de moi, je ne veux pas être là tout le temps, en tout cas ! (rires) C’est mon côté volage. Je veux partir !
 
NDD : Étais-tu étonné de provoquer cette parole-là ?
 
JFL : Mais oui, ça m’étonne. C’est sûr. Et c’est précieux en tout cas. C’est fragile aussi. Mais toi, tu as vu ces choses-là. Il y a des gens pour qui c’est du bavardage. Moi, je sais que c’est précieux et que ça tient à si peu de chose. Je suis content quand ça arrive...


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[1] Le prochain projet de Jean-François s’appelle Prière pour une mitaine perdue et s’annonce particulièrement intéressant : « C’est un film d’hiver, en noir et blanc, tourné exclusivement la nuit. Je vais tourner seulement quand il y a des chutes de neige : je veux qu’il neige dans tous les plans ! Les personnages sont recrutés aux objets perdus de la Ville et ils me parlent d’une perte matérielle, afin d’aborder la question plus large de la perte... »
 
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Article publié le 7 juin 2018.
 

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