ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Entrevue avec Annarita Zambrano

Par Mathieu Li-Goyette
Après la guerre, le premier long métrage d’Annarita Zambrano, était présenté l’an dernier au Festival de Cannes dans la section Un Certain Regard. Dans un style grave qui privilégie des contrastes imposants entre une moitié française et l’autre italienne, le film raconte la fuite d’un ancien terroriste italien devenu père monoparental en France. Lorsque, vingt ans plus tard, un attentat semblable se produit en Italie, son passé révolutionnaire revient le hanter, lui et sa famille italienne qu’il n’a pas revue depuis son exil. Comme Annarita Zambrano était à Montréal pour accompagner la sortie de son film, nous l’avons rencontrée pour discuter en long et en large des responsabilités qui incombent aux cinéastes qui décident de faire des films après les révolutions.


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Mathieu Li-Goyette : Votre film est un film qui a quelque chose d’extrêmement ambitieux. C’est-à-dire que les films d’après les révolutions ont toujours un très lourd fardeau à porter. Ils doivent rapiécer des relations qui sont déchirées ou des idéologies qui ne sont pas encore réconciliées. En avez-vous été intimidée ?
 
Annarita Zambrano : Oui. C’est vrai que l’idée de prendre comme base, comme socle de fiction, un sujet politique qui, en même temps, n’était pas dans l’ADN de mon sujet parce que c’est un sujet double, ça m’a fait un peu peur. Je me disais qu’il y aurait des gens qui m’accuseraient de ne pas juger les personnages révolutionnaires, qui seraient d’accord, d’autres qui ne seraient pas d’accord... Après, vous savez, c’est la règle du jeu, sinon on ne le fait jamais. Je me suis dit que j’allais le faire tout de suite, ce premier film, et après ce sera fait (rires).
 
Ensuite, je l’ai traité de la seule manière dont je pouvais le traiter, je n’avais pas cette idée d’expliquer les raisons profondes du terrorisme italien. J’étais plutôt dans l’idée d’expliquer les dégâts qui demeurent dans cet après. Je l’ai traité de la seule manière possible dont j’aurais pu le traiter et, du coup, j’ai eu peur, mais je sais aussi que j’ai été honnête. Je voulais ouvrir une réflexion. Maintenant j’espère qu’elle sera assez ouverte. 
 
MLG : Vous dites que la réflexion est toujours humaine et que vous avez été sincère, mais en quoi cette écriture, ce filmage, sont nourris des enjeux politiques que soulève le film ? Et comment avez-vous pensé le personnage du terroriste Marco dans ses rapports avec la politique ? Comme il demeure le moteur de la narration, la mise en scène finit nécessairement par loger sous son enseigne. 
 
AZ : Vous savez, le personnage de Marco est présent dans le film même quand il est absent. En Italie, par exemple, il est toujours présent même s’il est absent — il occupe beaucoup de place. Et je voulais un personnage qui occupe beaucoup de place, comme cette histoire a occupé beaucoup de place en Italie. Imaginez que Berlusconi a construit sa réussite politique grâce à la peur du terrorisme, à la peur de la gauche, donc en opposition à ces figures. Alors cette histoire du terrorisme de gauche italien est présente depuis des décennies dans l’imaginaire italien, et pour les gens qui l’ont fait, et pour les gens qui l’ont subit, et pour les gens qui ont vécu après, et pour les gens qui ne voulaient pas faire la guerre, et pour les gens qui ne voulaient pas faire de choix violents, et pour ceux qui ont été pris en otage par cette violence, et par les gens qui étaient à la base d’un rêve de gauche positif qu'ils ont vu, dans la frustration, se transformer en terrorisme, et donc par tous ceux qui ont pensé que le gouvernement italien, avec ses injustices et sa corruption, ne représentait pas leurs intérêts. Ces différentes réalités n’étaient pas nécessairement violentes au départ, mais plusieurs le sont devenues. Tout ça occupe donc beaucoup de place en Italie. Marco est l’emblème de cet espace mental, moral et physique, occupé par le spectre du terrorisme italien. Il est l’ombre au-dessus de sa fille, de sa famille demeurée en Italie et il occupe cet espace politiquement, humainement, moralement, éthiquement, etc., à l’instar de l’histoire de son mouvement. 
 
Ainsi, c’est un homme contradictoire, puis un personnage tragique, puisque tous les personnages tragiques sont contradictoires, comme Œdipe. C’est un homme qui est conscient et qui en souffre (s’il n’était pas conscient du poids qu’il représente, il n’y aurait rien à refouler pour en souffrir) et c’est ce qui l’amène à être pris, à force de prendre des décisions qui le mèneront à sa perte. Il aurait pu s’échapper tranquillement, sans s’arrêter, sans donner d’interview, mais son égo le brise. Son égo est immense et il prend cette poursuite comme une occasion de reparler de cette guerre déjà finie. Ses gestes à la fois nostalgiques et égoïstes marquent son parcours : il part se réfugier dans l’ancienne maison où il s’était caché en fuyant l’Italie, mais aujourd’hui la maison est abandonnée, délabrée ; il ne parle plus devant un auditorium ou une assemblée de révolutionnaires, il parle seul, dans une forêt, dans un pays qui n’est plus le sien. Cet homme ne peut pas renoncer à tout ça, il a besoin d’un public, de dire son opinion et c’est ce qui finit par le mener à sa perte. S’il avait été plus discret, il aurait pu se sauver, mais la vérité c’est qu’il voulait moins se sauver qu’il ne voulait reprendre son rôle de révolutionnaire. Ensuite, quand je dis qu’il est contradictoire, c’est parce qu’il ne voit pas sa fille, il ne voit pas qu’elle essaie de lui expliquer que ce n’est pas son histoire à elle... Il essaie de lui dire, il lui dit sans finalement lui dire, sans la regarder... et sa fille le tue, sans le faire exprès, mais elle le tue. Il s’enfonce vers sa propre perte, c’est ce qui en fait un personnage tragique et donc très humain, très fragile (sa fille Viola le met au lit, elle lui répète qu’il a des droits dans son pays d’accueil, etc.).
 
C’est aussi un personnage que j’aime beaucoup, même si certains m’ont dit qu’il était antipathique... C'est sûr qu'il n’est certainement pas sympathique, puisque c’est quelqu’un qui a un égo immense, qui déborde de partout, mais je dois aussi dire que je n’ai jamais rencontré un révolutionnaire qui avait un petit égo. Si tu espères faire la révolution dans un « pays démocratique » que tu ne considères pas démocratique, tu as intérêt à avoir un grand égo, sinon tu ne la gagneras pas ta révolution, surtout pas en Italie où il y a tout ce pouvoir politique, puis l’emprise du Vatican, puis celle des États-Unis qui veulent assurer leurs bases militaires en Méditerranée, etc. Ce n’est pas le petit dernier pays du monde pour faire sa révolution. Et vous vous imaginez bien que les États-Unis n’auraient pas non plus laissé le pays tomber entre les mains des communistes (à cette époque, le Parti communiste sort tout de même des élections avec 47 % des voix). Ce personnage est donc aussi l’emblème de cette défaite.  


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MLG : Ces sentiments nostalgiques, cet égo brisé, mais tout de même inspirant (parce que votre mise en scène nous le rend inspirant), est-ce que tout ceci a poussé des gens à croire en une apologie du terrorisme ?
 
AZ : On m’a dit le contraire. En France, les « journaux de gauche » — Libération —, ont écrit que c’était un film de gauche de droite, justement parce que le personnage n’était pas romancé ou glorifié. Sinon, on m’a fait d’autres reproches, mais pas de faire l’apologie du terrorisme. En Italie, on a davantage compris mon point de vue et l’aspect contradictoire de ce récit, qui incarne bien notre génération qui est venue après cette révolution et qui a grandi dans ce mythe de la lutte armée. « C’est génial, la lutte armée ! » ; « Ah ! La lutte armée ! » ; « Mais qu’est-ce que tu y connais, toi, à la lutte armée ? » ; « Ah ! Mais toi, t’as pas fait la lutte armée ! » « C’était mieux à l’époque de la lutte armée ! » ; « Qu’est-ce qu’on peut bien faire de plus que la lutte armée ? » et d’autres encore. C’est une espèce de comparaison à un âge mythique où on « pouvait encore faire la lutte armée ». La lutte armée, c’est fini. Elle a été perdue. Et nous, nous avons ramassé ce qui est resté (Berlusconi). On a ramassé la gauche qui n’était plus une gauche. On a ramassé la gauche qui a été la plus dure dans la réduction de peine aux terroristes. On a ramassé la gauche qui a dit : « Non, ce n’était pas nos enfants ces terroristes ». Mais alors ce sont les enfants de qui ? Parce qu’une chose est sûre, ce ne sont pas les enfants des fascistes. Et ça m’étonnerait aussi qu’ils soient les enfants de la démocratie chrétienne. Il faut bien qu’ils soient les enfants de quelqu’un. Tout ça pour dire qu’à partir du moment où l’on commence à se regarder, à regarder notre histoire, à reconnaître que nos enfants ne nous ressemblent pas nécessairement, qu’ils peuvent prendre d’autres types de chemin, aussi à cause de nous, ce sera peut-être un bon début.
 
MLG : D’où l’acceptation qui arrive au fil du film par rapport à la mère de Marco, restée en Italie, qui est très fermée sur elle-même. Vers la fin, on découvre qu’elle cachait des photos de sa petite-fille française qu’elle n’a jamais vue et qu’elle accepte plus que n’importe qui d’autre le destin de son fils. 
 
AZ : Bien sûr. Et c’est très important dans le film, de reconnaître la filiation, de reconnaître sa nature et la mesure de la culpabilité qui l’accompagne. 
 
MLG : Est-ce que c’est aussi de cette filiation dont il est question lorsqu’il y a cette scène où la fille de la sœur de Marco, toutes deux demeurant en Italie, pousse sur le sol sa camarade de classe et que sa mère l’apostrophe au nom d’une forme de violence qui serait héréditaire ? 
 
AZ : Sa mère pense que la violence est génétique. Mais pourquoi ? Parce qu’elle n’a pas fait les comptes avec la violence (de son frère). Si tu te rends compte que, voilà, cette violence a existé, elle a fait partie de ton histoire, de ta famille, même si tu ne la partages pas, jamais penserais-tu que ta fille est violente parce que son oncle l’a été. Et nous, en Italie, on est maître des trucs non assumés. On va penser qu’un enfant est possédé par le diable s’il décroche de sa scolarité. En Italie, c’est extrêmement difficile pour les parents de donner de l’espace à leur propre enfant pour qu'ils s'émancipent et ça, à des niveaux à la fois humain et politique.
 
MLG : Un des aspects que j’ai préféré dans votre film, c’est cette structure en parallèle entre la France et l’Italie, qui scinde la narration entre la fuite de Marco et la lassitude de sa famille italienne qu’il n’a pas vue depuis 20 ans et qui doit survivre au regard des autres à titre de famille qui a élevé un terroriste. 
 
AZ : La structure a été énormément travaillée et retravaillée. Au départ, le film n’était pas né pour être comme ça. Il était plutôt construit en diptyque. En gros, le film commençait avec l’attentat, puis après nous avions toute l’histoire française, puis ensuite toute l’histoire italienne. J’avais du mal à faire aboutir cette version, même si c’est cette version qui m’a permis d’avoir les avances sur recette et de faire le film. Pour moi, c’était très important que le film soit séparé en deux blocs distincts, car ce choix de ne jamais faire se rencontrer les personnages, de tourner dans deux pays, en deux langues, avec des personnages éloignés, c’était un choix de mise en scène qui représentait une métaphore d’une blessure impossible à combler et de solitudes impossibles à réconcilier. Cette rupture prend forme en séparant totalement les personnages, en ne les faisant jamais occuper le même cadre, et elle se consomme finalement hors cadre, dans le cadre que je n’ai pas mis à la fin du film, précisément parce que ces deux conditions ne me semblaient pas conciliables.
 
MLG : Il y a aussi dans tout ceci une différence qui se crée au niveau du rapport au temps qu’ont les deux groupes de personnages. En France, les personnages sont dans un rapport au temps qui est tout en présence — Marco est devant nous, il est pris à assumer des années de fuite et de fardeau — alors qu’en Italie, tout cela nous semble très lointain, déconnecté et le passé s'avère profondément enfoui. 
 
AZ : Tout à fait. En même temps, si vous regardez attentivement la structure, vous remarquerez aussi que la seule histoire porteuse, c’est l’histoire française. Tout ce que Marco fait ou a fait dans le passé retombe sur les personnages italiens. On est dans un concept scénaristique d’action-réaction. Vous comprenez que l’histoire italienne ne sera jamais portée toute seule, elle ne sera jamais active, elle est réactive. La ligne porteuse du récit, c’est la partie française et toutes les décisions de Marco. Ces décisions impliquent donc des réactions de la part des personnages italiens. Et effectivement, l’Italie au sens large vit en réaction à cette histoire passée, d’où cette structure binaire. Or, les Italiens, c’est vrai qu’ils réagissent aux gestes de Marco, mais ils réagissent aussi à travers leur libre arbitre (ils ne sont pas là que pour servir d’exemple de conséquence). Ils pourraient aussi réagir différemment. Leurs réactions sont dictées à la fois par leur aveuglement, par leur peur sociale et par cet écrasement et cette victimisation de leur propre sort. C’était primordial d’avoir ces deux pays, parce que cette histoire concerne justement deux pays, puis une seule famille coupée en deux par une faute qui n’a pas été payée ; et quand une faute est impayée, il y aura nécessairement quelqu’un pour la payer, mais pas nécessairement de la même monnaie dont il fallait la payer en premier lieu. La faute se transforme, tout comme les conséquences et la culpabilité, à travers le temps et les générations. Normalement, ce sont les enfants et l’entourage qui doivent faire les comptes des culpabilités transformées. Si notre père était coupable et devait aller en prison et qu’il n’y est pas allé, on ne finira pas à notre tour en prison, mais peut-être qu’on aura de la difficulté à se trouver un emploi, à s’arracher à notre passé aux yeux des autres, etc. Je voulais donc faire un film sur les transformations de la culpabilité chez des gens qui ne peuvent ni se voir ni s’en parler, mais qui partagent tout de même un lien de sang et, au-dessus de tout ça, une appartenance à un pays.


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MLG : Est-ce que le film a toujours été scindé en deux pays ?
 
AZ : Non, au départ le film se déroulait uniquement en France. Je ne racontais que l’histoire de Marco et de sa fille Viola... Et finalement je me suis aperçu que je ne pouvais pas le faire ainsi, il était nécessaire pour moi de montrer cette Italie écrasée. Au fond, je voulais vraiment faire une saga familiale, en me disant que si je n’arrivais pas ensuite à faire un deuxième film, j’aurais tout mis dans le premier. On ne sait jamais ! (rires)
 
MLG : Il y a quelque chose de très littéraire dans cette volonté de saga familiale. 
 
AZ : Tout à fait, je suis une très grande fan de tout ce qui s’appelle « grand roman américain », ces grandes sagas familiales, cette culpabilité intergénérationnelle, les grands drames qui se transmettent des parents vers leurs enfants, cet imaginaire issu du pastoral étasunien, avec des auteurs comme Don DeLillo, Jennifer Egan, Lauren Groff, tout. Je ne lis que de la littérature américaine. C’est absurde parce que ça n’a rien à voir avec moi, mais je suis touchée par leur côté tragique, par leur rapport à la terre, à la réussite, à la famille. De chair et de sang de Michael Cunningham, par exemple, c’est mon roman préféré. Il faut l’avoir lu ! 
 
MLG : Bien noté, je vais suivre votre suggestion. 
 
AZ : Et puis après il y a La Divine comédie, que je connais très bien et que j’adore, puis la grande littérature italienne, Cesare Pavese, Giovanni Verga, Alessandro Manzoni, tout ça reste aussi la base de mon imaginaire. D’ailleurs, je cite souvent Manzoni quand je parle de mon film parce qu’il a vraiment réussi à créer un espace poétique à l’intérieur d’un socle historique. Alors oui, je suis une lectrice boulimique, j’adore ça, en plus des films de Petri, de Visconti, d’Antonioni, de Rosi, Bolognini et Pietrangeli. Mes films préférés c’est Les Damnés de Visconti et Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon de Petri. D'ailleurs, vous aurez compris que je suis plus une viscontienne qu’une fellinienne, je ne suis pas trop dans la fantaisie... Tout comme je n’aime pas vraiment De Sica. En fait, je n’aime pas vraiment le néo-réalisme. 
 
MLG : À cause de son côté un peu misérabiliste ?
 
AZ : Oui, exactement. Ça me gêne beaucoup. Je n’aime vraiment pas De Sica. Son truc de vélo, je n’en peux plus, je déteste ça. Rome, ville ouverte, je l’aime beaucoup, évidemment, mais ce n’est qu’une poignée de films. Ensuite, ces traditions cinématographiques peuvent être aliénantes, au même titre que les cinéastes français essaient de faire de la Nouvelle Vague, que les cinéastes italiens font du néo-réalisme, que les Américains font du Woody Allen... On a tous des comptes à régler avec nos propres traditions.  
 
Le fond du problème, aujourd’hui, c’est l’absence de cinéma de classe. Aujourd’hui, en France, il y a le cinéma social (où il y a des gens qui affrontent des thématiques sociales, comme les immigrés, les banlieues, l’indécence des inégalités) qui filme les misérables qui vivent dans un contexte misérable. Puis, de l’autre côté, il y a les bourgeois qui vivent dans un contexte bourgeois. Ces deux typologies se croisent bien plus dans la vie réelle qu’au cinéma... surtout que lorsque le cinéma parle de ces classes, il ne le fait que pour définir et entériner cette classe sociale, que pour montrer soit des pauvres, soit des publicistes parisiens. À l’inverse, des films comme ceux de Chabrol, comme La Cérémonie, parlaient de luttes de classe, avec des luttes et des unions qui réunissaient plusieurs étages de la société. C’est à mon sens un des problèmes principaux du cinéma contemporain. Il faut refaire des films sur la lutte des classes, mais les gens ont peur, alors pour avoir des avances sur recette et faire un film social, il faut faire un film sur un immigré pakistanais en fauteuil roulant à qui il manque un œil. À moment donné, il faudra finir par parler de cette société où les prix immobiliers ont explosé, où même la classe moyenne peine à vivre en ville. Désolée, on a dérapé...
 
MLG : Pas de problème, c’est plus intéressant de déraper que de rester sur la route. 
 
AZ : Oui ! Enfin, je rêve de faire un film comme ça, sur la vraie société française, pas des histoires de chtites familles. Je rêve de faire un film sur la France élitiste et sur la façon qu’elle créé les élites, qu’elle endoctrine ses jeunes bourgeois dès l’âge de raison à devenir, comme par destinée, la future classe dirigeante, avec ces grandes écoles, ces filiations, ce népotisme omniprésent, c’est de tout ça dont il faut parler aujourd’hui quand on fait un film. 
 
MLG : Je suis on ne peut plus d’accord. À mon sens, un des grands défis du cinéma contemporain, c’est de représenter une forme de mixité sociale, et de le faire avec tact, intelligence, révérence et puis avec un sens de l’Histoire, chose qui nous manque cruellement. Certains cinéastes le font, mais souvent de manière maladroite.  
 
AZ : Laurent Cantet le fait dans L’Atelier et c’est sublime. 
 
MLG : Oui, Cantet est un des seuls qui y parvient systématiquement en France. On est loin de Kechiche, qui, sous ses mauvais jours, tombe dans des synthèses réductrices, dichotomiques.
 
AZ : Je ne veux plus parler de Kechiche depuis la dernière merde qu’il a fait, c’est un énorme cul, un gigantesque cul, plus gros que Marco encore.
 

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MLG : Un autre élément de votre film qui me semble très intéressant, c’est le refus du flash-back, du retour en arrière qui nous planterait à l’époque de l’attentat, au début des années 80. Était-ce par contrainte de production ou c’était d’emblée une question de scénario ? 
 
AZ : Je n’ai jamais voulu de flash-back et c’était dès le départ une prise de position. Je voulais procéder par réminiscence et surtout par réminiscence collective, je ne parle pas de photos ou de madeleines. Par exemple, c’est ce qui m’a motivé à faire commencer le film par cette manifestation étudiante, qui est une des dernières contestations italiennes bien réelles, en 2002. Tout ça, c’est vrai, les contestations contre la Loi du travail, le juge assassiné, tout ça s’est produit, alors je m’en suis servi pour faire une réminiscence des années 70, même si ce n’est pas exactement la même chose. Dans tous les cas, ça nous plonge dans une atmosphère et je pense que le cinéma doit montrer, il ne doit pas expliquer, nous faire rentrer des choses dans l’âme sans qu’on sache comment ça s’est fait. Ensuite, c’est le professeur assassiné qui résume le mieux le film au tout début, lorsqu’il dit que nous ne sommes plus dans les années 70, que cette guerre a perdu de son sens, parce que chaque époque trouve ses propres guerres, alors que celle de Marco est perdue depuis bien longtemps. Et c’est ce qu’on voit dans la première scène, cette jeunesse italienne qui espère et qui finit par se faire prendre en otage par de nouveaux terroristes, qui font comme si cette nouvelle opposition était en continuité directe avec la vieille guerre de Marco. Ce ne sont pas ces étudiants qui ont tué le professeur. Eux, ils ont bien le droit de manifester, mais ils finissent tout de même par être pris en otage par un excès de violence inspiré d’un autre temps, qui vient se glisser entre eux et leurs préoccupations du temps actuel. 
 
MLG : Un personnage de votre film qui me semble intéressant malgré la petite place qu’il occupe, c’est celui du procureur, le beau-frère de Marco, qui ne l’a jamais connu et qui, par son rôle juridique, s’y oppose naturellement. 
 
AZ : En effet, au début il devait être beaucoup plus présent, car j’avais proposé le rôle à Nanni Moretti... Le procureur, au final, est l’alter ego de Marco. Il exerce le pouvoir que l’État lui donne, alors que Marco s’est donné le pouvoir par le biais des armes. Tous les deux ont exercé une forme de pouvoir, dans des pôles opposés. Le procureur pense avoir raison parce qu’il applique la loi et il est mis en face de ce que c’est d’avoir une raison qui ne compte plus. Ce n’est pas lui qui fait ce choix. À la fin, il est obligé d’être contre Marco, car son poste l’y oblige, mais lorsqu’il dit à sa femme qu’il applique la loi et que la loi défend les innocents, c’est une manière de dire à sa femme qu’elle est coupable, que sa famille est coupable. Je trouve ça horrible de dire ça à sa femme, car c’est comme s’il lui reprochait sa culpabilité à elle, alors qu’elle n’est pas coupable, que la mère ne l’est pas non plus, mais ça c’est typique des juges (j’en sais quelque chose, car je suis fille de juge), les juges ne veulent pas se mêler des questions de culpabilité. Il y a le droit et c’est tout. Si ce personnage, qui me touche beaucoup, finit par plier et par refuser de poser sa candidature au poste de procureur général, c’est parce qu’il finit par payer sa lâcheté. C’est une autre figure tragique, pour d’autres raisons.  
 
MLG : C’est intéressant, car c’est ici que vos personnages se recoupent. Ils tentent d’échapper à ce passé, mais qu’est-ce qui les empêche de s’en affranchir ? Est-ce d’abord cette question de culpabilité ou c’est d’abord l’État, ce droit tout puissant, qui a une mémoire qui n’est pas intime, mais qui est juridique, à l’épreuve de l’expérience du temps ?
 
AZ : C’est l’impossibilité qu’ils ont à regarder leur passé, à faire une introspection qui les réconcilierait avec leur histoire. C’est la même chose qui cause cette remontée de la droite xénophobe en Italie. Si on avait vraiment exclu les fascistes du gouvernement, si on avait vraiment fait l’énorme travail historique qui était nécessaire pour concilier le passé et le présent de l’Italie, si on était revenu sur ce parcours dans le détail, de notre assujettissement au sortir de la guerre jusqu’à aujourd’hui, si on avait démonisé le fascisme comme on aurait dû le faire (plutôt que de dire que Mussolini avait fait quelques trucs de bien), aujourd’hui, on n’aurait pas cette droite raciste. Il faut encore apprendre à faire la paix avec notre histoire. C’est un processus d'abord individuel, mais qui doit se faire ensemble. 
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Article publié le 9 mai 2018.
 

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