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Kazuo Hara : Filmer la faiblesse

Par Mathieu Li-Goyette

Kazuo Hara est un documentariste comme il s’en est peu fait dans l'histoire du cinéma. Déterminé à mettre ses sujets dans une position de vulnérabilité pour mieux souligner la nature de leur personnalité, Hara s’intéresse aux faiblesses des individus, à leur persévérance parfois folle, à leur insouciance parfois héroïque. Il était l’invité d’honneur de la dernière édition des Rencontres internationales du documentaire de Montréal où il a eu la générosité de s’entretenir avec nous.





Mathieu Li-Goyette : Qu’est-ce qui, du cinéma ou de la politique, vous a d’abord inspiré à réaliser des films ?

Kazuo Hara : Depuis mon plus jeune âge j’aime regarder des films — des films de divertissement populaire. En grandissant et en commençant à me demander ce que j’aimerais faire plus tard, j’ai fini par me diriger vers une carrière dans le photojournalisme. Alors je suis arrivé à Tokyo pour étudier la profession et je suis allé dans une école de photographie... Malheureusement, je n’avais pas suffisamment d’argent pour terminer mes études, alors j’ai du arrêter ma formation. Avec les rudiments que j’y avais appris, j’ai commencé à prendre des photos, en indépendant, et j’ai porté mon dévolu sur un thème qui me semblait important et tabou dans la société japonaise : les gens atteints d’un handicap. C’est au vernissage de mes photos que j’ai rencontré ma deuxième femme, Sachiko, qui était si belle et si jeune à l’époque ! [rires — Sachiko Hara est tout juste à côté de son époux] Nous avons discuté longuement ensemble et nous nous sommes immédiatement plu l’un et l’autre. C’est elle qui était intéressée par la production cinématographique. Alors quand nous nous sommes mis ensemble, nous pensions à ce que nous pourrions faire et c’est ainsi que je suis devenu réalisateur.

MLG : Donc votre carrière a commencé en même temps que votre mariage.

KH : En fait, je dirais que si je n’avais jamais rencontré Sachiko, je serais plutôt devenu un célèbre photojournaliste ! [rires]

MLG : Faisiez-vous partie des grands mouvements contestataires des années 1960 ?

KH : Je ne faisais partie d’aucun mouvement politique. Je n’étais ni un étudiant ni un manifestant prolétaire. J’étais en quelque sorte à l’extérieur de tous ces mouvements que j’étais plus captivé à étudier, à analyser, plutôt qu’à renforcer en y manifestant. J’aimais observer les flux de ces mouvements et, en rétrospective, même si je n’étais pas un militant, je dirais que j’ai été très influencé par l’esprit de ce mouvement — par le Zeitgeist de cette époque.

MLG : Donc vous sortez à peine de l’école, vous rencontrez votre femme, vous réalisez Sayonara CP… Mais comment faites-vous pour trouver du financement ? Vous vous dirigez vers les studios ? Vous fondez votre compagnie de production ? Je n'imagine pas les studios japonais de l'époque être intéressés par ce sujet.

KH : Effectivement. Cela a pris une année complète pour réaliser Sayonara CP. Sachiko m’a proposé de faire un autre film avec elle (qui est devenu Extreme Private Eros) et celui-ci a pris trois ans à réaliser. Ce dernier — parce qu’il a fait sensation et qu’il est devenu célèbre — a attiré l’attention d’un producteur du milieu télévisuel. Il m’a approché pour me demander de réaliser un épisode de 30 minutes sur les mouvements féministes. Ce n’était pas très bon... Néanmoins, à l’époque je croyais que je pourrais vivre d’une carrière à la télévision (qui se portait bien mieux que le cinéma dans le Japon des années 1970), mais cette offre fut la seule et très rapidement je me suis retrouvé le bec à l’eau.

Alors je devais trouver un moyen pour survivre. Dans le cas de mes deux premiers films, je les ai avais réalisés avec très peu de moyens et très peu de connaissances techniques. Alors quand quelqu’un est venu me proposer de travailler dans une compagnie de production cinématographique comme assistant, j’ai immédiatement pensé que je pouvais faire d'une pierre deux coups : travailler et parfaire mes connaissances techniques. Alors j’ai amorcé un contrat comme assistant-caméraman, puis comme assistant-réalisateur. J’ai énormément appris durant ces années, non pas à être un artiste, mais à être un bon technicien.




:: Sayonara CP (Kazuo Hara, 1972)


MLG : Et pourtant, dès Sayonara CP votre travail à la caméra est remarquable.

KH : Merci, c’est gentil.

MLG : Au sujet de la difficulté humaine, qui est prégnante dans bien des scènes de Sayonara CP, est-ce que vous hésitiez parfois à aider les gens que vous filmiez ? Et connaissiez-vous déjà, en filmant, la nature du film dont vous alliez accoucher ?

KH : Vous savez, avec ma formation en photojournalisme, mon intention à l’époque n’était que d’utiliser ma caméra 16 mm et la traiter tel qu’un appareil photo, comme si je faisais un portfolio urbain. Je n’avais donc pas peur de ces images filmées. Je n’avais pas plus peur de ce que j’allais capter. L’idée que j’avais en tête au début de ce projet, c’était de ne filmer qu’une seule journée, de monter et d’en tirer un bout à bout d’une trentaine de minutes.

L’idée était la suivante : j’allais suivre M. Yokota marcher dans les rues sur ses genoux, le suivre un long moment avec cette caméra tenue à bout de bras. J’avais cette obsession de faire des images fébriles, de tenir la caméra dans mes mains — pas sur l’épaule — et de serpenter dans les rues. Quand je suis arrivé dans la salle de montage et que j’ai vu le résultat, j’étais choqué de voir que l’idée que j’avais en tête ne s’était pas aussi bien réalisée à l’image. Je me suis dit : il faut réessayer !

Parce que j’étais si déçu, j’ai donc continué à filmer. À filmer. Et à filmer. Les déceptions s’accumulaient et je continuais à filmer, espérant toujours faire mieux. Au final, j’avais assez de matériel pour en faire un long-métrage ! En continuant le tournage avec M. Yokota et sa femme, j’ai graduellement découvert ma trame narrative. Alors j’ai continué jusqu’au jour où, ayant trop usé de la patience de Mme Yokota, j’ai dû arrêter de suivre son mari. Le film s’est terminé là, avec cette scène où elle me somme de partir. Et en général, c’est ce qui me fascine de la forme documentaire, cette imprévisibilité. Pour moi, c’est ce qui a structuré Sayonara CP et de nombreux passages de mes films suivants.

MLG : Aviez-vous rencontré Shohei Imamura au moment de devenir assistant dans cette compagnie de production ?

KH : J’ai travaillé comme l’assistant-caméraman du directeur de la photographie d’Imamura (Shinsaku Himeda). C’est ainsi que je l’ai rencontré.

MLG : Quelle influence a-t-il eue sur votre travail?

KH : Quand j’étais jeune, avant de vouloir devenir photojournaliste ou cinéaste, j’aimais beaucoup les documentaires et les reportages faits pour la télévision. Il y avait un réalisateur en particulier que j’appréciais beaucoup, Soichiro Tahara. Tahara a principalement travaillé pour la télé japonaise, mais il était aussi très influencé par les styles subversifs de la nouvelle vague française et du cinéma d’avant-garde des années 1960 en général. Je ne me suis jamais senti très inspiré par le cinéma-vérité, mais à travers Tahara, qui lui connaissait bien ces tendances, j’ai récupéré certain de ces traits dans mon travail.

Quant à Imamura, je n’ai pas vraiment été influencé par ses documentaires, sinon par Ningen johatsu (A Man Vanishes). Ce film où l’idée de la caméra cachée est si bien explorée m’a beaucoup plu. Il y a aussi un court film de Nagisa Oshima, Wasirerareta kogun (The Forgotten Army) que j’ai aimé. Ensuite, d’autres documentaires, comme ceux des pères du documentaire japonais Shinsuke Ogawa et Noriaki Tsuchimoto, m’ont beaucoup inspiré dans mon travail.




:: Extreme Private Eros (Kazuo Hara, 1974)


MLG : À partir de Extreme Private Eros, votre démarche se confirme : vous souhaitez montrer une face cachée du Japon. Aviez-vous peur que cette mise en lumière collective se fasse au détriment de vos sujets individuels ?

KH : Je ne pense jamais à ce qui se produira avec mes sujets une fois le film terminé ou encore quelle influence j’aurai sur eux. Par exemple, après avoir fait Sayonara CP, M. Yokota est devenu une sorte de héros et ce n’était pas du tout quelque chose que j’avais prévu. Je n’envisage pas mes films comme un travail qui soit en faveur ou en défaveur de mes sujets. Et cette relation n’est pas le sujet de mon cinéma.

MLG : Donc l’effet que vos films ont pu avoir (ou ne pas avoir) sur vos sujets ne vous fait rien regretter ?

KH : Absolument pas.

MLG : Dans le même ordre d’idée — et sans vouloir vous piéger —, vous avez souvent dit que votre caméra provoque des choses, qu’elle est une caméra d’action. Mais peut-elle parfois sauver des choses ?

KH : Je pense surtout que la caméra peut devenir une arme. Qu’elle peut menacer le sujet quand il révèle ses faiblesses et ses vulnérabilités. En même temps, la personne qui tient la caméra expose elle aussi ses propres faiblesses, car elles transparaissent dans la mise en scène elle-même, dans le montage, dans la captation du sujet en position vulnérable. C’est ce qui m’intéresse, la vulnérabilité de mes sujets.

En fait, je dirais que la caméra a deux fonctions : la caméra est un dispositif où transitent les vulnérabilités du filmeur et du filmé. Parce que je n’ai jamais pu vivre de mon travail de réalisateur, j’ai toujours envisagé la mise en scène comme une façon de mieux me comprendre, de mieux comprendre mes habitudes, ma manière de vivre (la mienne et bien entendu celle de mes sujets). Quand je filme, je suis à la recherche d’une manière de vivre (« a way of living »). Le cinéma m’apparaît comme un outil pour me découvrir.

MLG : Justement, dans ce film, on voit à un moment votre ex-femme vous dire que vous ne tirerez rien de ces images de dispute, que le film ne pourra pas être bon… On vous voit vous remettre en question. Ces scènes de crise sont toujours très bien utilisées dans vos films. Elles articulent un discours même si, sur le coup, il s’agit toujours d’une irruption de colère, de quelque chose de pulsionnel. Articulez-vous le montage de vos films et leur structure autour de ces scènes ?

KH : [rires] Vous avez tout compris. Ce que je trouve le plus intéressant dans la forme documentaire c’est d’être en mesure de témoigner de ces émotions brutes qui jaillissent ainsi devant la caméra, de capter ce que deux individus et leurs émotions peuvent créer quand ils sont exposés de manière si limpide devant l’objectif. Alors ma méthode est la suivante : chercher à créer une certaine situation d’où cette émotion émergera. J’y pense sans arrêt. Comment créer des situations, des mises en contexte où tout ce qu’il me restera à faire sera d’être le témoin attentif d’un tel dépassement émotif ?

Par exemple, dans Extreme Private Eros, il y a cette crise entre moi et Miyuki où je suis enragé de jalousie. Je pète les plombs. Après cette scène, je me suis posé de nombreuses questions... J’étais devenu si jaloux, mais elle, pourrait-elle à son tour l’être à mon égard ? Ferait-elle preuve de jalousie si je parvenais à créer une certaine situation ? Alors j’ai décidé de demander à Sachiko de venir avec moi à Okinawa pour voir Miyuki. À ce moment, Sachiko était enceinte et j’espérais que Miyuki devînt jalouse en voyant le ventre bombé de ma femme. J’ai donc créé une situation de toutes pièces.

C’est la même démarche qu’on retrouve avec Okuzaki dans The Emperor’s Naked Army Marches On. Je me demandais : qu’arriverait-il si Okuzaki visitait ces soldats qui voulaient tant demeurer silencieux au sujet de leur passé ? Quel type d’interaction pourrait bien émerger de ces rencontres ? C’était l’idée que j’avais en tête et j’en ai parlé à Okuzaki. Vous voyez, selon moi il faut, pour réaliser un documentaire, activer une certaine situation.




:: The Emperor's Naked Army Marches On (Kazuo Hara, 1987)


MLG : C’est très intéressant. Avec votre caméra, vous « activez » donc des situations qui sont foncièrement provocantes pour le spectateur. Alors dans The Emperor’s Naked Army Marches On, diriez-vous qu’Okuzaki serait allé aussi loin dans sa démarche si vous n’aviez pas été là pour le suivre ? A-t-il eu cette démarche parce que vous le suiviez ?

KH : C’est bien parce qu’il était au centre d’un projet cinématographique qu’Okuzaki a agi de la manière qu’il a agi dans le film. Lorsque nous l’avons rencontré pour lui proposer de le suivre, il était égaré. Il ne savait pas quelle pourrait bien être sa prochaine action subversive après s’en être pris à l’empereur. Okuzaki était un rebelle toujours à la recherche d’un nouveau coup d’éclat, or cette configuration et cette mise en place d’un dispositif cinématographique l’a aidé à s’orienter dans la direction qu’il a finalement prise.

MLG : Ce qui est assez frappant au sujet d’Okuzaki, c’est que plusieurs de ses propos sont extrêmement confus par moment. Est-ce que vous le contrôliez ? L’aidiez-vous à contacter des gens ? À structurer sa démarche ?

KH : Tout d’abord, Okuzaki n’était pas quelqu’un de logique. Quand il argumentait avec ses interlocuteurs, il était confus la plupart du temps. Quelques fois dans le film on l’entend avoir des opinions construites qui donnent l’impression qu’il a la situation sous contrôle, qu’il a tout prévu et qu’il fait preuve de logique dans sa démarche, mais le montage y est pour beaucoup. En réalité, il oubliait souvent les noms ou encore des informations factuelles importantes à son investigation. Il finissait par parler fort et à gesticuler partout dans les lieux de tournage en se lançant des fleurs. En montant ces moments névralgiques, j’ai pu tirer un discours rationnel et, en quelque sorte, construire une fiction engagée à partir d’un discours documenté et confus.

MLG : L’avez-vous restreint lors de certains interrogatoires ?

KH : J’avais déjà déterminé au départ que peu importe ce qui allait se produire durant le tournage, j’allais demeurer en place. Je n’ai donc jamais ressenti de contraintes ou de limites par rapport à la captation. Quand Okuzaki se bat avec M. Yamada, nous sentions que la scène devenait très violente et mon équipe voulait intervenir, car il devenait complètement fou. C’était très difficile de rester en place, mais notre rôle était celui du témoin. Nous devions filmer.




:: Emperor's Naked Army Marches On (Kazuo Hara, 1987)


MLG : Vous dites que dès le départ, vous alliez être là pour le filmer coûte que coûte. Okuzaki vous avait-il donc prévenu qu’il allait tenter un meurtre ?

KH : Okuzaki ne comprenait pas tout à fait ma position dans ce projet. Par exemple, dans cette scène de bataille où il se fait finalement renverser, il pensait que j’allais arrêter de filmer pour l’aider à lutter contre M. Yamada. Mais je n’ai rien fait et c’est ma décision de ne pas intervenir qui l’a immensément frustré. Il était fâché parce qu’il pensait qu’un protagoniste ne méritait pas d’être traîné au sol, battu et étranglé par une cravate ainsi devant la caméra. C’était pour lui une trahison. Il ne réalisait pas que je n’étais pas là pour l’héroïser, mais bien pour filmer sa démarche.

Alors quand il a réalisé que je n’allais pas l’aider et que j’étais seulement présent pour le filmer, et ce, en faisant fi de tout ce qu’il pouvait entreprendre, il m’a proposé de le suivre avec mon équipe alors qu’il s’introduirait chez l’officier supérieur pour l’assassiner. Quand il m’a demandé ça, il avait dans ses yeux une folie qui m’a complètement subjuguée. Il fallait que je filme ce regard, me suis-je dit, mais au moment de sa demande j’en étais incapable puisque je n’avais pas ma caméra sur moi. J’ai alors cru bon de recréer une situation du même genre où il viendrait me demander à nouveau de le suivre. Pour y parvenir, je me devais d’abord de refuser sa proposition ; j’ai donc inventé une excuse sur le vif du moment pour m’en sortir sans qu’il soit déçu. Je lui ai fait part de ma peur à l’idée de filmer un meurtre et il a interprété, à mon grand désarroi, cette peur comme un refus. Il ne me la jamais demandé de nouveau. Okuzaki était quelqu’un de très têtu. Je voulais simplement retarder notre conversation pour qu’il me repose cette question et qu’il me serve ce même regard fou, mais tout c’est arrêté là.

MLG : L’avez-vous revu après son emprisonnement ?

KH : Après son arrestation, durant le procès, il a voulu utiliser le film comme élément de sa défense pour prouver que ses actions étaient justes. Il a fait cette requête à la cour et le juge l’a acceptée. Alors les bobines ont été amenées au Palais de justice et nous avons projeté le film durant le procès. C’est la seule et la dernière fois que j’ai revu Okuzaki après le tournage du film. Nous n’avions pas le droit de parler à ce moment et je ne l’ai pas revu par la suite, pas même à sa sortie de prison. Pendant les procédures judiciaires, il m’avait même écrit une lettre, me demandant de faire une suite au film, mais j’ai refusé.

MLG : À quoi ressemblaient les images captées en Nouvelle-Guinée (celles qui ont été confisquées par le gouvernement guinéen et donc jamais intégrées au montage final) ?

KH : La raison pour laquelle Okuzaki voulait revisiter la Nouvelle-Guinée et être filmé durant son voyage, c’est qu’il avait survécu à la guerre là-bas et qu’il voulait revoir l’endroit où ses camarades étaient morts au combat. Il voulait honorer leur mémoire et souhaitait que cet acte soit enregistré ; il espérait que j’en fasse une séquence commémorative à l’égard de ces soldats. Alors j’ai accepté et j’ai essayé de le suivre, mais à cette époque, de nombreux mouvements de guérillas dans la région rendaient le tournage très difficile. C’était compliqué d’obtenir un visa pour voyager avec une équipe de tournage, alors nous avons du soudoyer les douaniers pour entrer dans le pays.

Nous devions filmer en pleine jungle et je n’avais aucune idée comment m’y prendre... Et ensuite, en arrivant à l’hôtel, Okuzaki a commencé à ameuter tout le monde parce qu’il criait et qu’il disait à qui veut l’entendre qu’il était celui qui, il y a de ça des années, avait osé tirer ces balles de pachinko en direction de l’empereur avec un lance-pierre. La police est arrivée sur les lieux pour le calmer... C’était le bordel. Ils ne savaient pas quoi faire avec Okuzaki, ils n’avaient aucune idée de comment s’y prendre alors ils ont appelé la police militaire. C’est finalement le chef de la police militaire qui a été en mesure de le calmer !




:: A Dedicated Life (Kazuo Hara, 1994)


MLG : À travers vos films, jusqu’au très beau A Dedicated Life, vous avez perfectionné une forme documentaire qui capte ce que les gens aimeraient dissimuler. Et c’est souvent par le biais de la vie sexuelle que vous réussissez à entrer dans la vie privée des gens. Or aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux et d’une vie privée de plus en plus exhibitionniste, est-ce toujours par l’intrusion dans leur sphère privée que les gens sont les plus sensibles ? Plus largement, le monde d’aujourd’hui vous inspire-t-il autant ?

KH : Je remarque qu’aujourd’hui les gens parlent beaucoup d’eux. C’est une tendance très contemporaine. Ils pensent à eux. Ils parlent d’eux. Durant la période Showa, qui a duré jusqu’en 1989 et pendant laquelle j’ai fait la majorité de mes films, il n’y avait pas beaucoup d’individus prêts à se révéler ainsi au monde. Nous vivons à l’ère du selfie, mais durant l’ère Showa, des gens comme Okuzaki, des gens comme Miyuki, c’étaient des gens qui se distinguait vraiment dans la société. Ils étaient uniques, singuliers, ils incarnaient à eux seuls des idées, des idéologies, un peu comme Yukio Mishima.

C’est aujourd’hui si rare de trouver de tels individus, car tout le monde révèle facilement ses secrets. On ne sent plus cette résistance dans la protection de la vie privée et cet écroulement des frontières entre la sphère publique et la sphère privée a participé à la fois à une homogénéisation de la société et à une polarisation des idées. C’est donc devenu extrêmement difficile de trouver des gens de cet acabit qui soient si différents des autres qu’ils vaillent la peine d’en faire un film. J’ai donc l’impression que la méthode que j’ai privilégiée dans mes films ne peut plus être aussi bien appliquée au monde d’aujourd’hui. Il en faut une autre et je ne l’ai pas encore trouvée... C’est en partie la raison pour laquelle il est si difficile pour moi de tourner depuis plusieurs années.

MLG : C’est une tendance de notre époque de voir les rebelles non plus comme des individus singuliers, mais bien comme des masses d’innombrables.

KH : Oui, et si vous êtes un individu qui affiche ses différences dans la société contemporaine, c’est la société qui vous réprime. Or je suis intéressé par les êtres humains qui affichent cette différence. Je travaille actuellement sur deux projets. Je suis sur l’un d’eux depuis sept ans et sur l’autre depuis dix ans. Ils sont en cours et la raison pour laquelle je ne suis pas capable de les terminer est précisément en lien à votre question : les sujets qui y sont abordés sont trop ordinaires, pas assez intenses. Les personnages sont pris dans une certaine normalité et je suis incapable d’établir une relation confrontationnelle avec eux. C’est tout l’inverse de mes films précédents où les personnages que je filmais étaient plus forts que moi et où ils pouvaient exposer mes faiblesses à travers ma propre démarche documentaire.

Je suis intéressé par les sujets uniques et déstabilisants parce qu’ils me permettent de me remettre en question. J’aime être en position de vulnérabilité face à mon sujet et mon drame c’est d’être actuellement toujours à la recherche d’un protagoniste qui puisse me mettre dans un tel état.

 
Traduction du japonais à l’anglais : Daïchi Saïto | Traduction de l’anglais au français : Mathieu Li-Goyette

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Article publié le 15 décembre 2014.
 

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