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Entrevue avec Philippe Garrel

Par Alexandre Fontaine Rousseau



À l’occasion de la sortie québécoise de L’ombre des femmes, nous avons eu le privilège et l’honneur de discuter avec son auteur Philippe Garrel — véritable légende du cinéma français, dont l’œuvre à la fois colossale et confidentielle s’étend désormais sur plus d’un demi-siècle. D’une générosité rappelant l’humanité profonde de ses plus récents films, il a bien voulu nous parler de sa vie comme de sa carrière au cours de cet entretien qui traverse librement les époques à la recherche d’un fil conducteur.
 
Panorama-cinéma : J’ai l’impression que La jalousie et L’ombre des femmes forment un diptyque, qu’il s’agit essentiellement de la même histoire que l’on raconte sous un jour plus lumineux dans le premier film puis sous le joug d’un soleil noir dans le second. Étiez-vous conscient de ce lien, au moment d’écrire L’ombre des femmes par exemple ?
 
Philippe Garrel : On pourrait dire qu’ils découlent du même prototype, par la manière dont ils sont faits notamment — en scope noir et blanc, avec quatre ou cinq rôles principaux. Ils obéissent aux mêmes règles. Les deux films, par exemple, durent une heure et quart. Même si ce sont des équipes différentes, des chefs opérateurs différents et même des co-scénaristes différents, ils suivent la même construction. En architecture, on pourrait dire que ce sont des bâtiments de la même série, qu’ils partagent des plans.
 
Panorama-cinéma : Cette lumière que je perçois dans La jalousie, je la ressens surtout à travers cette idée de transmission qui traverse le film. J’ai l’impression que les générations s’y rencontrent, qu’il y a un plaisir du partage — le partage de la connaissance, notamment.
 
Philippe Garrel : Oui, c’est une chronique de personnages ou un dessin de personnages — ou, plus précisément, le dessin d’une relation entre ces personnages. Ce ne sont pas des personnages isolés mais des relations — et ce sont ces relations que je filme.
 
Panorama-cinéma : Dans L’ombre des femmes, au contraire, cette idée de transmission semble disparaître. On découvre que le soi-disant résistant dont Pierre (Stanislas Merhar) et Manon (Clothilde Courau) enregistrent le témoignage est un imposteur — que ce savoir que l’on désirait transmettre par l’entremise du documentaire est en réalité un mensonge.
 
Philippe Garrel : Pour moi, le lien entre les deux films demeure cependant beaucoup plus flou que ce que vous décrivez. Peut-être qu’ils se ressemblent surtout au niveau du type de papier utilisé, du type de crayon employé. Les deux sont des dessins au crayon noir, mais ce sont quand même des dessins complètement différents l’un de l’autre.




:: Les amants réguliers (Philippe Garrel, 2005)

 
Panorama-cinéma : Votre cinéma a toujours entretenu un rapport trouble avec l’idéalisme. Vous étiez révolté avant mai 68, certains qualifient même Marie pour mémoire de film prophétique à cet égard. Mais dans La concentration, vos personnages se suicident déjà en se taillant les veines à l’aide de bouts de pellicule. Comme si la rébellion était inévitablement suivie d’une phase de dépression… C’est un peu, d’ailleurs, ce que raconte Les amants réguliers.
 
Philippe Garrel : Il s’agit-là d’une analyse psychanalytique de ce que je fais à laquelle je n’avais jamais pensé moi-même. Une rébellion, suivi d’une phase de dépression — c’est effectivement la courbe de beaucoup de mes films. Quand on regarde Les amants réguliers, effectivement, c’est comme ça. C’est même virtuellement comme ça, c’est exactement ce que l’on voit à l’image. C’est possible que ce schéma me soit infligé par mon inconscient. Dans mon cas, c’est très précisément une conséquence de mai 68 — qui n’est pas n’importe quelle révolution. On ne peut pas savoir ce qui serait advenu si celle-ci n’avait pas été avortée. Mais ce qui est certain, c’est que c’est une révolution qui a été matée — et dans laquelle toute ma génération a été entraînée. Vingt millions de personnes, ce n’est pas rien ! Vingt millions de personnes qui refusaient catégoriquement de reprendre le travail ! La répression d’un tel mouvement laisse évidemment des marques. Mais ce n’est plus de la politique, c’est l’Histoire ; ce sont des gens qui ont vécu un très court moment historique très fort. Ce n’était pas seulement les universités : c’était les universités et les ouvriers. Je pense que c’est vers ce traumatisme historique que revient toujours mon inconscient. Mais c’est aussi parce qu’on m’a fait subir des traitements aux électrochocs, à cette époque — un an après mai 68. C’était sous un autre prétexte, par acharnement psychiatrique. Ils ne m’ont pas seulement fait subir la camisole chimique. Ils ont été jusqu’aux électrochocs ; et ils m’ont vraiment assujetti à cela parce que j’étais un jeune de vingt ans révolté.
 
Panorama-cinéma : Il s’agit d’une expérience traumatique que vous exorcisez, en quelque sorte, dans La frontière de l’aubelors de cette scène terrible où Carole (Laura Smet) est justement victime de ce traitement.
 
Philippe Garrel : Effectivement, j’ai fait reconstituer de mémoire la pièce dans laquelle cela s’était déroulé. Si j’étais courageux, j’organiserais un mouvement mondial pour la suppression des électrochocs. Il faudrait que ce soit voté à l’assemblée par un ministre de la santé plus intelligent que les autres. Parce que, même si beaucoup de gens l’ignorent, ça existe encore de nos jours. Seulement c’est maquillé, sous d’autres noms et d’autres appellations. Mais, déjà, Freud condamnait ce genre de pratiques en 1906. Il a écrit que c’était complètement barbare, qu’il n’y avait aucune chance que ça soigne des névroses, que c’était un truc de charlatan ! C’est la raison pour laquelle il a quitté l’hôpital psychiatrique où il travaillait, qu’il a commencé à s’intéresser à l’hypnose puis qu’il a fondé la psychanalyse. C’est un truc ancien, les électrochocs ; et, de temps en temps, ça ressurgit comme ça. Je ne suis pas un documentariste. Je ne pourrais pas tourner un documentaire là-dessus. Mais, parfois, ces choses ressurgissent ici et là dans mes films — que ce soit ça ou mai 68, où tout simplement l’idée de devenir banni ou maudit, d’être rejeté par la société et que, même sur le plan économique, les gens ne veuillent plus travailler avec vous. Mais aujourd’hui, L’ombre des femmes est un film diffusé dans tous les pays — et ça, pour moi, c’est déjà fantastique.
 
Panorama-cinéma : Votre cinéma est traversé par un très puissant souci de vérité. Vous tournez essentiellement vos scènes en un seul plan, ce qui doit être assez exigeant pour vos acteurs. J’ai cru comprendre que vous répétiez énormément avec eux avant de tourner.
 
Philippe Garrel : Oui. Comme je vous l’ai dit précédemment, La jalousie et L’ombre des femmes obéissent au même plan — et les deux films ont été tournés en 21 jours, exactement. Ils ont été tournés dans l’ordre et montés au fur et à mesure du tournage. Par rapport à un cinéma « ordinaire », je travaille beaucoup plus en amont du projet — que ce soit par l’entremise du scénario ou des répétitions avec les acteurs. Je fais cela pour qu’après ce soit tourné en un jet comme ça, très rapidement. Faire un long métrage en 21 jours, quand même, c’est très rapide. Autrefois, ce sont les séries B que l’on tournait en si peu de temps. C’est comme si vous aviez les moyens d’un film de série B et qu’en même temps, il fallait que ce soit de l’art — que ça tienne le coup, poétiquement. Mais c’est intéressant, en fait. C’est un cadre à respecter.




:: La cicatrice intérieure (Philippe Garrel, 1972)

 
Panorama-cinéma : Diriez-vous que cette méthode est à l’extrême opposé du très grand degré de liberté, d’improvisation qui semblait caractériser des films tels que Le lit de la vierge ou La cicatrice intérieure ?
 
Philippe Garrel : C’est sûr. Au début, j’avais zéro scénario au premier jour de tournage et j’improvisais à partir des décors, à partir des acteurs. J’inventais une scène avec eux puis on la filmait tout de suite. Le soir, je leur donnais deux phrases de dialogue à apprendre — et le lendemain on improvisait d’autres scènes avec ces deux phrases de dialogue dans un autre décor. Mais c’est normal, cette évolution. C’est le passage de la jeunesse à la maturité.
 
Panorama-cinéma : Mais même si ce sont deux méthodes opposées, il y a tout de même une continuité — notamment sur le plan du traitement du temps qu’elles impliquent.
 
Philippe Garrel : Oui. J’aime penser qu’on ne peut pas faire mieux. En fait, le cinéma comme la peinture est surdéterminé inconsciemment pour l’artiste. Ce que met le peintre sur la toile, c’est quelque chose qui est plus fort que lui. Il y croit. Il surveille, il domine le processus d’une certaine manière que l’on pourrait dire « extérieure » — mais ce qui s’exprime à l’intérieur, c’est quelque chose qui a lieu malgré lui. C’est une image de son inconscient qui s’imprime sur la toile. Ça, c’est ce qu’il y a de plus fort en art. C’est pour ça, d’ailleurs, que l’art est intéressant : c’est une empreinte inconsciente, un flash de notre inconscient au moment où l’on fait le film ou la peinture. C’est en ce sens que je dis qu’on ne peut pas faire mieux. Si vous gardez une empreinte de votre inconscient à 20 ans, puis à 30 ans, puis à 40 ans, puis à 50 ans on ne peut pas dire qu’il y en a une qui est mieux que l’autre. C’est un fragment d’inconscient qui a cette date-là. C’est tout. Cette quantité de mémoire a un âge précis.

Panorama-cinéma : C’est intéressant que vous parliez de mémoire, puisque vous avez toujours filmé vos proches — que ce soit votre père Maurice, votre fils Louis ou votre compagne de l’époque de La cicatrice intérieure, Nico. Votre cinéma possède une dimension familiale et il découle de cette qualité une sensibilité particulière. Qu’est-ce qui vous pousse à tourner avec les gens que vous connaissez intimement ?
 
Philippe Garrel : Ça enlève tout le caractère glacial que peut avoir le cinéma, même quand on parle d’une « famille du cinéma » — même si c’est vrai que l’on développe des liens affectifs avec deux ou trois personnes dans le métier. L’exercice de la profession, l’exercice du talent au moment de travailler sur un plateau demeure assez froid. Ça reste de l’ordre du travail. Donc, travailler avec mes proches me donne l’impression qu’en quelque sorte la vie est comme d’habitude. Je vois les gens de mon entourage. Ça fait que l’acte de filmer ne peut pas tout à coup devenir une chose étrange : avoir rendez-vous sur un plateau, avec tel acteur et tel technicien… Si il y a un de vos proches, c’est comme si la vie continuait et j’adore ça. C’est donc pour des raisons pratiques et non esthétiques que je travaille ainsi. Ça ouvre aussi la porte à un très grand nombre de sujets, par exemple l’idée de cohabitation entre trois générations — la mienne, celle de mon père, celle de mon fils. Un film, c’est aussi un dessin de quelqu’un. Alors c’est comme si je me disais : « je vais dessiner mon père, je vais dessiner mon fils… » C’est un exercice à la fois très agréable à vivre et très simple. Ce n’est pas du tout fastidieux.
 
Panorama-cinéma : Il s’agit aussi d’une belle manière de voir vos proches, de les côtoyer.
 
Philippe Garrel : Il y a des gens qui ont essentiellement fait du cinéma d’amour. Moi, j’ai d’abord fait du cinéma d’amour puis du cinéma de famille. C’est bien, la famille. C’est comme dans le cirque. Ça permet d’atteindre un certain degré de perfection. J’imagine qu’une famille de cinéma, c’est un peu comme une famille de trapézistes. Chose certaine, ça rend l’exercice du cinéma plus facile. Le cinéma est un art d’équipe, mais c’est aussi un art solitaire — car tous les arts sont solitaires. Dans les arts d’équipe, toutefois, on a besoin du talent des autres. Il faut rassembler plusieurs personnes, plusieurs natures d’être qui sont intéressantes. Il faut réunir les gens, pour faire un film.
 
Panorama-cinéma : Pour Un été brûlant et La Jalousie, vous avez travaillé avec le directeur de la photographie Willy Kurant – qui tournait Masculin Féminin avec Jean-Luc Godard tandis que vous faisiez vos premiers films. Vous avez toujours revendiqué l’influence de Godard — j’imagine donc que ce choix relevait, au moins dans une certaine mesure, du clin d’œil ou de l’hommage ?
 
Philippe Garrel : Bien sûr. Mais surtout, tous ces chefs opérateurs de la Nouvelle vague avec lesquels j’ai travaillé — que ce soit Raoul Coutard, William Lubtchansky, Willy Kurant ou encore Renato Berta avec qui j’ai fait L’ombre des femmes — savent travailler à la fois très vite et très précisément. Ils ont une manière de tourner qui est beaucoup plus rapide que les opérateurs du cinéma traditionnel, qui mettent quatre fois plus de temps à installer leurs éclairages. En travaillant avec eux, on travaille avec des gens qui savent courir — et, pour des raisons économiques, je dois faire mes films en courant. Comme beaucoup d’autres, d’ailleurs. Faire un film a toujours été très compliqué. Mais ce l’est peut-être plus que jamais, avec les différentes crises qui se succèdent. Parce que le cinéma industriel coûte très cher à produire.
 
Panorama-cinéma : J’ai entendu dire que vous aviez tourné environ cinq heures de rushes pour La jalousie, ce qui est très peu.
 
Philippe Garrel : Je tourne en pellicule et je ne tourne qu’une prise, à peu près trois plans sur quatre. Des fois on fait une deuxième prise, ou on reprend la moitié d’une prise… C’est pour ça qu’il y a si peu d’heures de rushes, au final. Comme je vous l’ai déjà dit, mes films sont montés en même temps qu’ils sont tournés. Je regarde les rushes avec mon monteur, je lui dis d’utiliser telle partie, telle partie et telle partie — et dix jours après la fin du tournage, le film est terminé. Il ne me reste plus qu’à faire la musique, avec Jean-Louis Aubert, puis le mixage. C’était comme ça pour La jalousie et c’était la même chose encore pour L’ombre des femmes. Ce sont de tout petits films, dans l’économie de mon œuvre en général. Ils ont coûté environ la moitié du budget d’Un été brûlant ou du Vent de la nuit, par exemple.




:: La jalousie (Philippe Garrel, 2012)

 
Panorama-cinéma : Vous avez réalisé il y a quelques années un film fantastique très beau, La frontière de l’aube ; une histoire très triste de fantômes, de possession, de hantise qui rappelle justement certaines séries B. Il me semble qu’il existe un peu en retrait, quelque part en marge de votre filmographie des dernières années. Qu’est-ce qui vous a attiré vers ce genre de récit ?
 
Philippe Garrel : Ce n’est pas le récit qui m’a inspiré ce désir en fait, mais plutôt un trucage. J’avais très envie de filmer une apparition dans une glace sans tain. C’est fascinant car c’est complètement matériel mais qu’en même temps, on peut créer une sorte de trucage de prestidigitateur en changeant la lumière dans la pièce qui se trouve de l’autre côté de la glace sans tain. Je trouvais cet effet génial ! J’aimais l’idée d’un personnage se trouvant dans le réel qui regardait dans le miroir et qui y voyait une apparition l’invitant à le rejoindre dans l’au-delà, parce qu’elle s’était suicidée. C’est une idée qui m’est venue d’après un thème romantique de Théophile Gauthier. J’avais donc envie de filmer ces trois apparitions. Mais lorsque le film a été présenté à Cannes, il y a eu un chahut terrible dans la salle au moment de ces apparitions. C’était assez hallucinant d’entendre la réaction des gens. Dans une salle de 2300 places, il y a 120 personnes qui se sont mises à attaquer ces images. Alors que pour moi, c’était une scène romantique qui était liée à mes études sur le rêve… Je tourne beaucoup de mes rêves, de mes hallucinations intérieures. Ce sont des images brutes avec lesquelles je cherche à créer des plans oniriques. C’est quelque chose que j’ai toujours fait, dans certains films muets par exemple.
 
Panorama-cinéma : C’est intéressant de repenser votre cinéma à la lumière de cette idée, de le concevoir comme un cinéma de trucages.
 
Philippe Garrel : C’est très artisanal, mon affaire. C’est du cinéma d’atelier, au départ. Comme il y a une crise énorme, les petits indépendants sont plus visibles qu’avant. En Europe, actuellement, on a de la difficulté à mettre en chantier de grosses machines d’auteur. Les petits films ont donc droit à plus d’attention qu’avant, parce qu’il n’y a rien d’autre. La crise européenne frappe tout l’art européen. Il faut donc faire des films pour la moitié du budget ; et il y a des gens qui n’en ont pas envie, ou ne savent tout simplement pas comment faire. C’est intéressant, quand même.
 
Panorama-cinéma : L’art peut tout de même profiter de ce moment de faiblesse du capitalisme.
 
Philippe Garrel : Oui. Les mythologies en art se rient de l’Histoire. De temps en temps, l’Histoire peut faire des pieds de nez à l’art. Mais de temps en temps l’art peut faire des pieds de nez à l’Histoire et puis se foutre du désastre, des guerres. Même si on essaie, c’est assez dur de comprendre Apollinaire lorsqu’il est au front pendant la guerre, qu’il dit que c’est génial et qu’il traverse le ciel — comme si la guerre était une apothéose onirique. Écrire de la poésie lui permet de supporter ça et, en même temps, sa vie est un martyr. L’art c’est un endroit de l’esprit qui est très particulier, mais très intéressant. On ne peut pas le dissocier complètement de l’Histoire, mais il s’établit une dialectique entre l’art et l’Histoire que je ne saurais pas trop comment expliquer. Les mouvements de l’art n’épousent pas les mêmes circonvolutions que l’Histoire. Il a des mouvements dont les circonvolutions sont indépendantes de l’Histoire, qui ne vont pas dans la même direction que celle-ci. Moi-même, je fais partie des gens qui considèrent qu’à partir du moment où il y a eu les camps de déportation, dont j’ai dû apprendre l’existence quand j’avais environ treize ans, tout a été différent. Je crois qu’il y a toute une intelligentsia de ma génération qui a été marquée par cela. Mais, même après cela, faire de l’art m’apparaît encore possible. Robert Desnos a continué d’écrire jusqu’à sa mort. Il était dans les camps et écrivait des contes et des fables pour les enfants. L’art, parfois, échappe à l’Histoire. Mais si je prends cet exemple, c’est aussi parce qu’on ne peut pas y échapper. Sauf que c’est quand même ce que tente de faire l’art.




:: La frontière de l'aube (Philippe Garrel, 2008)
 

Panorama-cinéma : Vous dites que l’art échappe parfois à l’Histoire. Mais votre cinéma, malgré cela, demeure profondément marqué par votre histoire personnelle. Vous aviez seize ans lorsque vous avez tourné en 1964 votre premier film, Les enfants désaccordés. Le cinéma vous a pour ainsi dire accompagné toute votre vie.
 
Philippe Garrel : C’est une chose qui m’a presque été léguée. Comme si mon père avait une boulangerie et que je m’étais mis à faire le pain, à le vendre pour l’aider. Aujourd’hui, mon cinéma est peut-être plus conventionnel. Mais très longtemps j’ai fait ce que j’aime appeler un cinéma d’atelier. Je ne filmais pas comme un cinéaste. Je filmais comme un peintre. J’avais dans mon petit appartement une vieille table de montage que j’avais rachetée, j’allais chercher des caméras, je stockais des chutes de pellicule chez moi et ensuite je tournais, je montais et je synchronisais tout. Je faisais tout moi-même : le son, le montage, l’image. À cette époque de ma vie, j’étais un technicien — et j’étais complètement indépendant. Ce truc-là m’est resté, dans ma pratique ; cette idée d’être très concret… Mais c’est bien parce que maintenant, mon cinéma commence à être divulgué. Il est vu par peu de gens mais, quand même, dans beaucoup de pays !
 
Panorama-cinéma : J’ai cru comprendre que La cicatrice intérieure, à l’époque de sa sortie, n’était projeté que dans une seule salle à Paris !
 
Philippe Garrel : Oui. Pendant un mois, à la Pagode. Mais tous les soirs, c’était complet. Il y avait 126 places dans cette salle, si je ne me trompe pas ; et tous les soirs, à 20 h, c’était plein. C’est le premier de mes films qui a eu droit à une sortie en salles, mais c’était quand même mon cinquième long métrage ! Très longtemps, j’ai été complètement underground — alors que je tournais déjà en 35 mm et que je faisais des longs métrages. Ils étaient projetés dans une université, à Berkeley, et à la Cinémathèque française. C’est au cinquième que ça a, en quelque sorte, fonctionné. Ensuite, il y a eu des décennies difficiles et d’autres où c’était plus facile — où mes films émergeaient plus.
 
Panorama-cinéma : Diriez-vous que vous êtes actuellement dans une bonne décennie ?
 
Philippe Garrel : Oui. J’ai trouvé un équilibre entre ma vie et mon art, ce que je n’avais peut-être pas quand j’avais vingt ans — lorsque mon art tenait beaucoup de la destruction. J’avais une vie passionnante mais je consumais ma vie à l’intérieur de ma création. Mon cinéma, quant à lui, ne s’améliore pas avec le temps. Mais j’aime croire qu’il ne se détériore pas, qu’il ne s’appauvrit pas.
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Article publié le 12 novembre 2015.
 

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