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Quentin Dupieux : Ne pas trop réfléchir au cinéma réflexif

Par Jean-Marc Limoges

Jean-Marc Limoges : Je vais commencer par un aveu : si j’avais fait des films, j’aurais fait des films comme les tiens. Et, quand je les regarde, je ne peux m’empêcher de penser qu’on partage le même bagage, qu’on a été marqué par les mêmes cinéastes. Je t’ai souvent entendu parler de tes influences (c’est d’ailleurs la première question que l’on te pose). Tu cites Blier, Buñuel, les Monty Python, les Frères Coen... On te rapproche aussi de Lynch. Mais je ne t’ai jamais entendu parler de Tex Avery ou de Mel Brooks, par exemple, des cinéastes qui me semblent avoir pratiqué le même genre d’humour que le tien.

Quentin Dupieux : Tex Avery, oui ! Absolument ! Tu as raison. Mel Brooks, par contre… pas vraiment. Lynch… je m’en fous un peu. Par contre, j’ajouterais le trio Zucker, Abrahams, Zucker… Airplane! (1980), etc. Ça m’a aussi beaucoup marqué plus jeune. Mais tu sais, on pense qu’on maîtrise nos influences, mais non. Il y a tout un tas de trucs dont on devine les influences dans mes films, mais qui me dépassent, que je ne suis même pas conscient d’avoir mis. Pour Au poste!, par exemple, on a fait des rapprochements avec Le Magnifique (1973) de Philippe de Broca, avec Le père Noël est une ordure (1982) de Jean-Marie Poirée ou avec Garde à vue (1981) de Claude Miller. En fait, Au poste! est un film fait dans la plus pure tradition du film français classique du dimanche soir, tradition qui m’a aussi beaucoup marqué étant plus jeune.

JML : Beaucoup de ces cinéastes qui t’ont influencé font du cinéma que l’on pourrait appeler « réflexif ». Pour ta part, es-tu conscient de faire des films réflexifs ?

QD : Oui, tout à fait. Mais j’essaie de ne pas en être trop conscient. Ce qui est intéressant pour un artiste, c’est de comprendre ce qu’il a fait après coup. Parce que, si on le comprend trop avant, on risque de faire un cinéma trop intellectuel. En fait, j’essaie toujours d’être naïf, de maîtriser mon sujet, certes, mais de ne pas être trop au courant de ce que je fais. J’aime bien découvrir des trucs pendant le tournage du film ou après sa sortie en salle. Je prends plaisir à y voir les multiples couches dont il est construit. Et d’ailleurs, le seul moment où je sens, lors de l’écriture, que je maîtrise mon sujet, c’est quand je me laisse aller, et non quand j’y réfléchis. Quand j’écris un film comme Au poste!, je me laisse aller, ça glisse tout seul. C’est quand j’ai l’impression d’être intelligent, d’intellectualiser ce que je fais, que je sens que je fais fausse route. Je te dirais même que je ne veux pas être « professionnel ». Je n’ai même pas envie de me perfectionner. Je refuse de me renseigner sur les techniques de scénario, par exemple. Je veux faire ma mise en scène tout seul avec ma vision personnelle… et aussi mes défauts. Je veux faire comme Picasso qui a avoué avoir cherché toute sa vie à dessiner comme un enfant. Je veux rester amateur, parce que dans cette zone d’amateurisme, il y a du rêve, des fantasmes, qui te permettent d’avoir des envies impossibles. En revanche, si tu deviens professionnel, et que tu sais exactement ce que tu veux faire, tu deviens un simple exécutant. Et ça, c’est d’un ennui mortel. Vaut mieux travailler sur une chaîne de montage ! Le cinéma, c’est de l’art. Mais on ne cesse de me répéter, depuis que je veux faire ce métier, que c’est une industrie (ce qui est aussi vrai). Mais puisque Au poste! a assez bien marché, on me considère maintenant dans le « buziness ». Mais moi, je veux rester un artiste… un peu inconscient… un peu amateur… un peu naïf.

JML : Et ton but… ? Ultimement, tu cherches à procurer quel type de réaction ? Parce qu’on sait que plusieurs n’aiment pas qu’on leur rappelle leur condition de spectateur. Ils préfèrent oublier qu’ils sont devant une fiction et toi, tu t’amuses sans cesse à le leur rappeler.

QD : C’est sûr qu’on ne peut pas plaire à tout le monde. Il y a en qui aiment les procédés réflexifs et d’autres qui les détestent. Mais mon but est simple : distraire le spectateur, l’amuser, le faire rigoler. Je veux lui faire passer un bon moment. Je veux entendre des salles rire. C’est mon plus grand bonheur. À L’Impérial, l’autre soir, les gens se marraient devant mon film, et j’ai trouvé ça formidable. Le délire d’autiste, le mec qui use des procédés réflexifs en les intellectualisant trop, c’est chiant. Je n’ai pas envie d’avoir que des cinéphiles dans la salle, tu comprends ? Après, qu’il y ait des mecs comme toi qui décortiquent mes films, qui en analysent les couches, qui comprennent ce que je suis en train de faire, ça me ravit aussi. Mais je n’ai pas la prétention de faire des films « intellectuels ». Ça serait rebutant. Et puis d’ailleurs, je ne force personne à venir voir mes films. Il n’y a pas de grosses entreprises de marketing à leur sortie. En gros, ceux qui viennent voir mes films ont envie de les voir et ils sont prêts à se faire rappeler qu’ils sont devant un film.

 

 

JML : D’ailleurs, tu as dit que le générique d’introduction de Au poste! – le chef d’orchestre en speedo orange — fonctionnait comme une sorte d’avertissement. Tu annonçais tes couleurs, tu disais à ton public : « Voilà à quoi va ressembler le film. Il est encore temps de partir. » Mais là, il se passe quelque chose d’un peu pervers parce que ceux qui restent s’attendent, justement, à une comédie réflexive, mais tu leur offres une comédie que je qualifierais de « naturaliste », même si, peu à peu, et à petite dose, tu réintègres les procédés réflexifs pour lesquels ils étaient venus.

QD : Tu vois, dans Rubber, ce n’était que ça. Il n’y avait que des procédés réflexifs : un personnage qui s’adresse à la caméra, des spectateurs qui regardent l’action, un pneu à la place d’un personnage auquel on aurait pu s’identifier, etc. Et ce film-là n’a plu qu’à des gens comme toi. Je perdais beaucoup de monde. En revanche, avec Au poste!, j’ai pu « piéger » des spectateurs — enfin ceux qui sont restés (rires) — en leur faisant croire à une comédie naturaliste (comme tu dis) et en les amenant jusqu’à cette finale qui les a décontenancés, une finale qu’ils m’ont avoué ne pas avoir comprise, mais qui ne les a pas empêchés de passer un bon moment. Et c’est génial ! J’ai pu plaire à des gens qui n’ont pas spécialement eu envie de se prendre la tête et j’ai pu te plaire à toi, qui intellectualises mon cinéma. J’ai pu plaire à des gens qui prennent plaisir à oublier qu’ils sont au cinéma et à des gens qui prennent plaisir à se le faire rappeler.

JML : En fait, j’oserais même avancer que, dans Au poste!, tu recours aux procédés réflexifs, non pas pour rompre la croyance dans la fiction mais, au contraire, pour la maintenir et même, pour la mettre au service de l’ambiance. Les métalepses auxquelles tu recours — ces moments lors desquels les récits « audiovisualisés » de Fugain sont parasités par des personnages habitant l’univers depuis lequel il raconte son récit et qui n’habitaient pas celui dont il fait le récit — ne cherchent pas à nous faire décrocher, mais rendent plutôt compte de l’obsession du personnage qui a du mal à se concentrer sur les faits passés et qui se laisse habiter par la crainte du meurtre dont on pourrait l’accuser.

QD : Je vais te dire une chose : mes films sont construits comme des cauchemars. Réalité, c’est un énorme cauchemar dans lequel tout se mélange. Le truc qui t’obsède revient sans cesse. Dans Au Poste!, on est dans le cauchemar de Fugain. On peut même imaginer qu’il est dans sa cellule en train de cauchemarder et qu’après le déboîtement (« Tout ceci n’était qu’une pièce »), j’aurais pu en faire un autre (« Tout ceci n’était qu’un rêve ») et ainsi de suite.

JML : Mais, comme je le disais, ce déboîtement — qui est aussi un renvoi assez évident à une scène toute semblable que l’on retrouve dans le Charme discret de la bourgeoisie (1972) de Buñuel — ne fait pas seulement nous déstabiliser ou nous faire décrocher. Il pose aussi une question existentielle : serions-nous prêt à accepter le vacillement de notre statut ontologique (parce que Fugain est le seul qui ne comprend pas ce qu’il fait dans cette pièce) plutôt que de vivre dans l’angoisse de se faire arrêter pour un crime que nous n’aurions pas commis ?

QD : (Rires) C’est ça ! T’as tout compris ! Un mec qui est accusé, il a envie de connaître le fin mot de l’histoire, de savoir s’il est coupable. Et là, il n’est pas vraiment inculpé… on le renvoie au poste… et tout recommencera le lendemain. On peut imaginer qu’il est pris dans une sorte de boucle temporelle et que tous les jours, il subira de nouveau son interrogatoire. Et puis tu vois… le clin d’œil à Buñuel… ce n’est même pas une citation volontaire ! Je m’en suis rendu compte après coup. Comme je te le disais plus tôt… J’ai vu le film étant plus jeune, ça m’a marqué, je l’ai oublié… et c’est ressorti comme ça… tout seul… inconsciemment.

JML : Si ce renvoi était inconscient, on peut par ailleurs soutenir que tu sembles savoir exactement ce que tu fais comme réalisateur. Au poste! me semble être un film qui est minutieusement construit. J’ai qualifié ton film de « comédie sombre » ou de « comédie existentielle », voire de « comédie kafkaïenne » (ce que tu viens de me dire sur ce désir de savoir si on est coupable me prouve que je n’avais pas tout à fait tort) parce qu’il me semble y avoir, au-delà des gags, au-delà de l’humour, une angoisse constante qui pèse sur les personnages. Et il me semble que cette angoisse naît de ta mise en scène, laquelle ne peut pas être inconsciente. Ce souci apporté à la direction artistique — tous les murs sont en béton (les murs du commissariat, de l’immeuble à appartements de Fugain, de la résidence secondaire de son oncle…) —, ce souci apporté à la direction photo – les couleurs un peu pâlottes, un peu délavées… —, toute ta mise en scène me semble contribuer à créer ce climat oppressant. Ce n’est quand même pas le fruit du hasard ?

QD : En fait… je te dirais que ce sont des « choix inconscients ». C’est sûr qu’on savait ce qu’on faisait visuellement, mais il n’y avait pas d’envie, de volonté, de créer une sensation ou une signification particulière. Le béton, c’était un choix esthétique qui me convenait. Il me rappelait une forme d’austérité — un peu déprimante — du passé. J’aimais bien ça. Mais on ne s’est pas branlés sur le pourquoi du comment du béton. Le climat oppressant, il aurait été là même sans le béton. Pour ce qui est des couleurs pâlottes ou délavées, c’était aussi un choix esthétique. Je savais ce que je voulais comme image. J’ai fait des recherches. J’ai essayé plusieurs objectifs. Puis, je suis tombé sur un vieux zoom russe des années 1980 qui rendait l’image un peu dégueulasse et je me suis dit : « C’est ça ! » J’ai adoré tout de suite cette image parce que ça faisait, là encore, appel à ma nostalgie.

 

 

JML : Et la bande-son… ? Tu sembles y avoir aussi apporté un soin particulier. Était-ce, là aussi, simplement des choix « esthétiques » ? On entend les borborygmes rugir dans le ventre de Fugain, les sifflements passer par le trou que Buron a dans le poumon… On entend le grésillement des lumières au-dessus de leur tête comme si une pluie radioactive leur tombait dessus en permanence.

QD : Oh là là… ! Il n’y a que toi qui captes ça ! T’as l’oreille fine parce que c’est très très subtil. Ordinairement, personne n’entend ça ! L’ingénieur du son l’avait d’ailleurs mis trop fort, ce grésillement, et ça faisait un peu « effet », tu vois ? Alors, je lui ai demandé de doser un peu, de le baisser. Mais oui… là encore, c’était un choix esthétique. Mais si on l’entend, on peut bien y trouver une signification et se dire que le mec, il est « grillé ».

JML : Je te ferais part d’un dernier exemple qui me permet de dire que, derrière son aspect absurde et décalé, ton film est tissé d’une étoffe très serrée. Certains pourraient douter de la pertinence de la scène du téléphone, au début, celle lors de laquelle Buron tente de fixer un rendez-vous. Elle ne sert en rien l’« économie narrative » (on ne voit jamais cet ami plus tard). Cependant, j’ai l’impression que toute la prémisse du film est là. Il parle de ses parents sourds, il est pris dans un dialogue de sourds, le lieutenant Champonin (dans la scène précédente) n’entend pas ce que Franchet lui dit, Philippe (dans la scène suivante) n’entend pas ce que Buron lui dit… Bref, tout le monde est sourd, sauf Fugain qui, écoutant la discussion de Buron, propose une solution au problème que le commissaire n’arrive pas à résoudre.

QD : (Rires) Il n’y a que toi qui captes ça… ! Vraiment ! Mais je suis ravi, tu sais. Pour moi, cette scène du téléphone, elle est logique. Ce n’est pas gratuit. Elle sert à présenter le personnage. Et les informations qu’on choppe sur lui, avant même qu’il ne démarre son enquête, c’est crucial, c’est fondamental. On sait déjà que le mec est un incapable. Et même, le spectateur qui ne pige pas, le spectateur qui pense que la scène est gratuite, il peut se marrer quand même parce que ça reste une performance d’acteur assez drôle.

JML : En effet ! Et j’ai aussi trouvé que ton film nous offrait un superbe duo d’acteurs. Poelvoorde cabotine à souhait, Ludig offre un contrepoint hyper-sensible. Tu as d’ailleurs dirigé d’autres grandes stars : Alain Chabat dans Réalité (ton précédent film), Jean Dujardin dans Le Daim (ton prochain film). C’est facile de les diriger ? Ça se passe comment, avec eux, sur le plateau ?

QD : D’abord, c’est vrai que, entre Poelvoorde et Ludig, la sauce a pris comme on dit. Au départ, je voulais Albert Dupontel pour jouer le flic, mais on a eu des problèmes d’horaire. Finalement, quand j’ai envisagé Poelvoorde, je me suis mis à retoucher les dialogues. J’entendais sa voix, ça venait tout seul. Quant à Ludig, il est très populaire en France parce qu’il a un show d’humour (le Palmashow) qui marche très bien. Mais c’est aussi un acteur très fort, très fin, très doué. Et je te dirais que c’est génial de diriger tous ces mecs. Ils ont beaucoup de métier. Et ils sont heureux de venir dans ma petite boutique, parce qu’ils ne rencontrent pas tous les problèmes qu’ils retrouvent sur les grosses productions. Et comme ils viennent de leur plein gré, je les ai au meilleur de leur forme. On se marre tout le temps. C’est un bonheur pour eux. C’est un bonheur pour moi. On passe nos journées ensemble. C’est super facile de travailler avec eux. J’ai l’impression qu’ils n’attendent que ça. C’est comme leur petit plaisir caché.

JML : Ton prochain film, Le Daim, est d’ailleurs déjà terminé. Il y aura une bonne dose de réflexivité ?

QD : Mon prochain film, il sera plus noir. C’est un nouveau chapitre. J’essaie autre chose. Ça finit mal. Il y a moins de réflexivité, mais tu auras de quoi y trouver ton compte.

 

 

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Article publié le 11 octobre 2018.
 

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