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Tigris Li : Sur l'art et l'identité

Par Khiem Hoang

Avez-vous déjà vu un film dont vous juriez qu’il est à propos de vous ? Comme si quelqu’un s’était immiscé dans votre esprit pour capter vos pensées les plus profondes ? C’est ce que je ressens lorsque je regarde les films de Tigris Li

Tigris Li (aussi connue sous le nom de Tigris Alt Sakda) est une animatrice indépendante d’origine mandchoue basée à Montréal. Elle produit des courts métrages qui touchent aux thèmes de la culture et de l’identité. Ses films sont cocasses, contemplatifs et remplis de références. Je suis toujours animé de brûlantes questions après les avoir regardés. Ils me laissent avec l’impression que le cinéma est une façon pour elle d’explorer sa propre identité puisqu’ils traitent toujours d’histoires alternatives. 

J’ai eu la chance de discuter avec Tigris à propos de son parcours en tant que Mandchoue et en tant qu’animatrice. Ces deux identités en apparence disparates sont connectées plus étroitement qu’il ne paraît. Elle a partagé avec moi quelques réflexions à propos de son travail archivistique et de la communauté des animateurs indépendants. Nous avons aussi brièvement abordé trois de ses œuvres :

Not Your Panda (2018), une critique de notre obsession culturelle pour les pandas. Pourquoi eux ? Et pourquoi sont-ils si profondément ancrés dans la compréhension moderne de la culture chinoise ? 

Ivakkak : the Return of the Inuit Dog (2020), qui relate une course annuelle de chiens de traîneaux au Nunavik. 

OrHoDa (2021), une adaptation d’une ancienne légende jürchenne. Des chasseurs s’aventurent dans les montagnes à la recherche de ginseng sauvage. 

Voici une partie de notre conversation.


:: Not Your Panda (2018) [Tigris Li]

Khiem Hoang : Quelque chose qui m’a frappé à propos de ton travail, c’est le fait que tu mentionnes avoir des racines chinoises, mais que tu insistes sur le fait que tu es mandchoue. Quelle est la logique derrière ça ? 

Tigris Li : Je crois que mon nom a semé le doute dans mon esprit avant même que je sois au courant du contexte historique et politique chinois. Lorsque tu écris mon nom de famille en anglais, ça fait « Li », comme Bruce Lee. Mais lorsque tu l’écris en chinois, c’est avec un caractère qui n’est pas « chinois » du tout. Ma famille est l’une des seules lignées qui portent ce nom, alors j’ai toujours été consciente de ça. 

Lorsque je suis arrivée au Canada, je me suis rendu compte que la plupart des gens ici ne font pas de distinction entre les groupes ethniques chinois. Ils disent simplement « tu es chinoise » et c’est tout. Pourtant, en Chine, le fait que je sois mandchoue était toujours souligné, même quand j’étais petite. Mon origine ethnique était inscrite sur ma carte d’identité. J’ai toujours été une minorité. 

Une autre raison, ce sont mes études primaires. Le système d’éducation chinois enseigne l’histoire d’une façon unilinéaire. Tu n’es pas vraiment exposé aux histoires des groupes minoritaires non-chinois (non-han). Il y a une certaine distorsion de l’histoire, comme avec les autochtones ici. Comme quand on va dans une fête d’Halloween et que les gens sont déguisés en « grand chef indien ». Ça fait bizarre. Je ressens la même chose lorsque les gens portent nos costumes de cour (Qing) dans les endroits touristiques. Dans ces endroits, il a toujours l’option ridicule de louer un costume de supposée « princesse mandchoue ». Pour moi, ça fait toujours bizarre. 

KH : Ça fait sacrilège, non ? Je crois comprendre ce que tu veux dire ... Premièrement, que ton nom n’est pas qu’un nom, mais une histoire tout entière, et deuxièmement, qu’il y a cette distorsion cognitive qui fait que tu es considérée mandchoue en Chine et chinoise au Canada. 

TL : Et quand les gens voient mon passeport, c’est un passeport chinois, non ? 

KH : J’imagine que c’est comme dire : « Oui, je suis chinoise, mais avec un astérisque ». 

Ces choses que tu viens de mentionner ont influencé Not Your Panda, n’est-ce pas ? Je l’ai vu comme une critique sur la façon dont les autres envisagent ta culture. Ou comment de riches histoires, des traditions et des mœurs peuvent être « panda-blanchies » [NDLR : de l’anglais panda-washed] et réduites à cette seule identité. S’agit-il de quelque chose dont tu as toujours eu conscience ? Ou ses pensées sont-elles apparues plus tard dans ta vie ? 

TL : Il y a définitivement eu un moment où je suis devenue plus consciente de ces choses, de tous ces problèmes d’assimilation culturelle et de mémoire collective. Ça a commencé lorsque je suis tombée sur des livres d’histoire qui étaient censurés en Chine. J’ai été exposée à d’autres perspectives sur l’histoire. Ça a été un moment révélateur, mais pas un moment charnière par contre. Plus comme une lente accumulation de connaissances. Je vois cela [le cinéma] comme une voie qui continuera à grandir et à se développer. Comme mon film sur le ginseng, OrHoDa, qui est à propos d’un mythe ancestral et pour lequel j’ai deux suites en tête. 


:: OrHoDa (2020) [Tigris Li]


:: OrHoDa (2020) [Tigris Li]

KH : Comment est-ce que l’animation participe de ton expérience culturelle ? 

TL : Lorsque j’ai commencé à étudier l’animation, je me suis dit « je n'ai pas vraiment le talent ou l’argent pour faire de la prise de vue réelle ». En plus, la seule école de cinéma anglophone à Montréal est extrêmement compétitive. L’animation me semblait plus accessible. 

Plus tard, je me suis rendu compte que l’animation permettait de passer sous le radar plus facilement. Si tu touches à un sujet controversé, c’est plus facile de contourner la censure si tu présentes ça comme un film « familial ». Et avec l’animation, il n’y a pas de contraintes physiques. La seule limite, c’est ton imagination, et tu peux montrer des choses qui ne peuvent pas être captées sur caméra. Tu peux recréer des choses qui ont complètement disparu. 

Lorsque je fais des œuvres archivistiques ou des choses relatives aux histoires alternatives, ça cadre bien avec l’animation. Tu donnes vie à quelque chose qui n’existe plus. Quelque chose d’une époque antérieure aux caméras — antérieure au cinéma. Lorsqu’il n’y avait que des peintures, des illustrations, des sculptures et des inscriptions. Les représentations physiques ont toujours existé. Tu n’as qu’à absorber les symboles et les icônes. 

KH : Leur donner une deuxième vie dans un sens. 

TL : Et puis tous les enfants dans les années 1980 ont grandi en regardant les films de Disney. Ma mère m’apportait souvent des VHS importés à regarder. Je ne parlais pas anglais à l’époque, mais je regardais les images et m’imaginais ce que les personnages disaient. Il y a donc sans doute une influence indirecte de Disney là-dedans. 

KH : Tout à l’heure, tu décrivais ton travail comme « archivistique ». Est-ce que c’est comme ça que tu vois tes films ?  

TL : Certainement dans mon travail récent. Comme dans Not Your Panda, j’ai fait beaucoup de recherches en préproduction. J’ai fait un effort conscient pour plonger dans les récits historiques et démêler le vrai du faux. J’ai lu tous les articles et les livres que j’ai pu trouver. Tu peux voir que j’ai même inclus des extraits documentaires dans mon film. J’avais aussi planifié d’ajouter une narration en mandchou, mais j’ai eu quelques problèmes. L’une des personnes que j’ai contactées a répondu à mon courriel en une seule ligne : « Le mandchou est une langue morte. » (rires)


:: Not Your Panda (2018) [Tigris Li]

KH : Il n’y avait pas de narration en mandchou, mais j’ai entendu de la musique dans ton film, non ?

TL : Oui. Je suis tombée sur un chanteur qui compose et chante en mandchou. Alors, j’ai trouvé certains de ses disques et j’ai appris deux de ses chansons que j’ai ré-enregistrées pour mes films. 

KH : C’est toi qui faisais la musique ?

TL : Oui, et c’est aussi pourquoi j’utilise la calligraphie pour mes cartons. Heureusement, j’ai trouvé une copie d’un vieux dictionnaire impérial. Alors, même si j’utilise des mots mandchous qui ne sont pas familiers, au moins ils sont exacts. 

KH : On dirait que ta quête personnelle implique surtout l’exploration de choses disparues depuis longtemps. Mais j’ai aussi vu un autre de tes films qui s’appelle Ivakkak à propos d’une course de chiens inuite. Je suis sûr que les sujets de ton film sont encore vivants, n’est-ce pas ? 

TL : Haha, oui, ils sont encore vivants ! 

KH : Ces gens-là ne font pas non plus partie de ta communauté. Comment c’était de travailler sur ce film ? 

TL : J’ai été assez chanceuse. Je cherchais une façon de collaborer avec un groupe autochtone et, comme tu sais — à cause des tensions coloniales — les groupes que tu approches peuvent être sympathiques, mais peu intéressés par une collaboration. La mentalité étant : « Je n’ai pas besoin que d’autres personnes viennent fouiller et profiter de ma culture. » Ça n’a jamais été mon intention, mais c’est compréhensible. 

Donc, pour Ivakkak, la personne que j’ai contactée travaillait pour Makivik, le gouvernement officieux du Nunavik, un territoire inuit au Québec. Makivik est l’organisation responsable de l’Ivakkak, qui est la course de chiens inuite annuelle. Lorsque je les ai approchés, ils m’ont dit que « nous avons fait des films par le passé, mais l’animation pourrait être intéressante. » C’est comme ça que ça a commencé. J’ai pu les aider à fabriquer des affiches et des médailles en plus du film en tant que tel. 

Une chose que j’ai apprise de cette expérience, c’est qu’il y a tellement de chercheurs et de décideurs — des étrangers que la communauté considère comme des Sudistes — qui sont bien intentionnés et qui cherchent à aider. Mais si tu n’apportes rien de tangible à la communauté, ce n’est que du « bla-bla ». La communauté en a ras-le-bol de tout ce bla-bla et de tous ces discours. 

KH : Ce sont des paroles en l’air, non ? 

TL : Oui. Donc, je suis reconnaissante qu’ils m’aient fait confiance pour la contribution que je leur apportais. Je leur ai offert quelque chose de concret. On est encore en contact. 

KH : C’est tellement merveilleux que tu aies pu vivre cette expérience. As-tu été capable de t’identifier aux membres de la communauté ? 

TL : L’un des aînés m’a raconté une drôle d’anecdote. Il y avait un blizzard — il y a eu plusieurs blizzards en fait — et nous sommes restés coincés à l’intérieur pendant des jours. L’un des aînés était un gouverneur de Makivik à la retraite. Il a partagé l’histoire d’un voyage au Japon, où il était allé pour assister à un festival. Là-bas, il a pu rencontrer des représentants du Nord japonais, de la Mongolie et de la Russie orientale. Et il a réalisé que « oh, on vient essentiellement du même coin ! » 

D’une certaine façon, la communauté a pu me voir, pas comme une étrangère totale, mais comme une étrange cousine éloignée ou quelque chose du genre. Il y avait aussi des aînés qui essayaient de me parler en inuktitut, et ils m’ont même donné un nom inuit. C’était le fun. 

On avait vraiment une affinité où, même si je ne faisais pas partie de leur groupe, j’étais capable d’interagir plus facilement avec eux. C’est une question d’attitude en même temps. Si quelqu’un débarque sans aucune notion de respect envers leur culture et leur histoire, ils n’auraient pas développé le même niveau de confiance. 


:: Ivakkak : the Return of the Inuit Dog (2020) [Tigris Li]


:: Ivakkak : the Return of the Inuit Dog (2020) [Tigris Li]

KH : D’une certaine façon, ton parcours personnel t’a permis d’appliquer la même façon de penser envers d’autres communautés. As-tu toujours travaillé de manière indépendante ?

TL : J’ai travaillé en équipe avec d’autres, mais pour ce qui est de mes propres projets, oui. Je suis plutôt solitaire. Peut-être pourrais-je obtenir plus de financement si j’arrivais à impliquer d’autres personnes. Ça reste à voir par contre. 

KH : Une chose à laquelle je pense ces temps-ci, c’est qu’il y a beaucoup d’animateurs indépendants, mais en même temps, ceux-ci peuvent ressentir un sentiment de communauté dans leur indépendance. Qu’est-ce que tu en penses ? 

TL : Ça me rappelle… Les nominations aux Oscars ont été dévoilées l’autre jour. Aucun des finalistes pour le prix du court métrage d’animation n’était une production indépendante. En retour, mon ancien professeur a écrit un message encourageant les animateurs indépendants à « continuer à lutter, braves artisans ! » C’était sincère, et ça reflète bien la réalité des petits animateurs. Il y a une impression de solidarité puisqu’on est « tous dans le même bateau. »

KH : Qu’est-ce qui relie les animateurs indépendants selon toi ? 

TL : Je ne sais pas trop. Je ne suis pas psychologue, mais je crois que ça prend un certain type de personnalité pour devenir un animateur indépendant. Tu dois être assez fou et assez discipliné pour dire : « Je vais travailler TOUT ce temps-là pour faire un film d’une minute. » 

Un de mes amis animateurs m’a parlé d’une fête de famille où il est allé, et quelqu’un lui a demandé : « Comment ça avance ton cartoon ? » C’est comme ça que beaucoup de gens voient l’animation. Les gens ne comprennent pas que les animateurs travaillent si fort pour faire des films artistiques. 

Il y a aussi le fait que les animateurs indépendants sont différents et marginaux face à la culture mainstream. Et pourtant, il n’y a pas de clivage net entre « industriel et indépendant » ou entre « mainstream et alternatif. » Il y a beaucoup de croisements. Il y a beaucoup de débauchage dans l’industrie, mais aussi beaucoup de bénéfices mutuels. 

KH : Dirais-tu que ce sens de la communauté provient de tes anciens collègues de classe ?

TL : Une grosse partie provient de mes collègues de classe, mais aussi, quand tu vas dans des festivals de films, tu as l’impression que c’est un très petit monde. Tout le monde va aux mêmes festivals année après année et les gens se croisent souvent. La première fois que je suis allée dans les plus gros festivals, je me sentais comme une étrangère totale. Tu deviens vite une habituée par contre. Il y a aussi différents degrés « d’indépendance » dans la communauté. 

KH : J’ai une dernière question pour toi. Y a-t-il un mot ou un concept qui provient de tes recherches et que tu trouverais intéressant de partager ? 

TL : La première chose qui me vient à l’esprit, c’est quelque chose que j’ai mentionné dans OrHoDa. En faisant mes recherches, je suis tombée sur un livre à propos des relations commerciales entre l’Asie du Nord-Est et le reste du monde. Vers la fin de la dynastie Qing, le ginseng était tellement en demande que les ressources ont été épuisées. À un certain point, une nouvelle souche a été découverte en Amérique du Nord, qui a ensuite été vendue en Asie.

Il y a toute cette idée selon laquelle on peut comprendre l’histoire à travers les espèces végétales et animales. Elles peuvent nous en apprendre sur des interactions politiques et géographiques complexes en éludant les conceptions contemporaines de territoire et de culture. Je crois que le terme pour cela est : « éco-histoire ». C’est une histoire basée sur les relations écologiques, que ça soit entre les champignons, les oiseaux ou les pandas. Les pandas sont profondément ancrés dans nos relations et nos interprétations culturelles. 


KH : 
Il y a donc de l’histoire partout où l’on se tourne. Que ce soit dans nos noms, notre nourriture ou nos animations !

 

*

 

Tigris Li est une Mandchoue de bannière bleue ; elle est née à Beijing et a émigré au Canada durant son adolescence. Elle a d’abord étudié la biologie et l’anthropologie, puis a finalement gradué en cinéma d’animation. Elle vit et travaille à Montréal.

Khiem Hoang (il/lui) est un écrivain, un animateur culturel et un aspirant musicien avec une passion pour le shawarma et la contre-culture. Il poursuit une quête perpétuelle pour cultiver la compassion et devenir « heavy metal » (peu importe ce que ça veut dire). Vous le trouverez en train de magasiner dans les friperies ou en conversation avec des artistes obscurs.  


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Article publié le 20 octobre 2022.
 

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