DOSSIER : ROBERT MORIN & ANDRÉ-LINE BEAUPARLANT
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André-Line Beauparlant et Robert Morin : Perspectives croisées sur leurs cinémas (1)

Par Mariane Laporte

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:: Robert Morin et André-Line Beauparlant (photo : Mariane Laporte)

 

« Les feuilles tombent sur nos têtes comme des confettis sur une mariée », lance d’un ton amusé Robert Morin en revenant bredouille de la chasse à l’arc au coucher du soleil, traînant derrière lui une odeur âcre d’urine de femelle orignal. En cette fin de septembre, la petite municipalité de Montcerf-Lytton se pare de ses plus beaux atours. Le paysage automnal pittoresque s’estompera bientôt à la brunante. Au loin retentit le claquement soudain de la queue d’un castor sur la surface diamantée de la rivière Désert.

André-Line Beauparlant s’est libérée pour nous rejoindre, malgré un horaire bien rempli entre son travail de documentariste, de réalisatrice et de peintre. Elle travaille à la postproduction de son prochain film, Mon amour : c’est pour le restant de mes jours (2026), qui portera sur la vie de celui qui partage la sienne depuis plus de 30 ans. Depuis que leurs regards se sont croisés sur le tournage de Windigo de Morin en 1993, les cinéastes associent leurs visions pour « mettre en forme » ce qui les fascine, de l’intimité du noyau familial à la « trituration » des genres cinématographiques. Semblables dans leurs différences, une « curiosité maladive » les pousse à persévérer envers et contre la précarité, pour accomplir leurs nombreux projets.

Cet entretien avec ces deux artistes incontournables du cinéma québécois vise à faire dialoguer leurs films pour la toute première fois. Leurs œuvres ont aussi été mises en parallèle en novembre 2025, dans le cadre d’une rétrospective que Panorama-cinéma a organisée afin de valoriser leur filmographie en France au Forum des images, à l’invitation de la Cinémathèque du documentaire de la Bibliothèque publique d’information (BPI) du Centre Pompidou, et à L’Écran de Saint-Denis.

 

 

*

 

 

Mariane Laporte : J’aimerais commencer l’entrevue sur le regard que vous portez sur le cinéma de l’autre. Robert, qu’est-ce que le cinéma d’André-Line évoque pour toi ?

Robert Morin : Ce que j’aime du cinéma, c’est le côté formel. Ses films sont très conceptuels. Son concept se circonscrit à la famille. La famille politique, d’une certaine façon. Je vois beaucoup de ressemblance entre Annie Ernaux, en écriture, et les films d’André-Line, qui sont vraiment circonscrits à une famille. La famille avec des extensions sociales et politiques, sans être qu’identitaire.

ML : Et toi, André-Line, comment décrirais-tu le cinéma de Robert ?

André-Line Beauparlant : C’est un cinéma très provocant, provocateur. Robert pousse tout le temps la limite. Il adore les concepts, qui sont les déclencheurs de ses histoires. Je pense que son moteur, c’est de déranger et d’aller là où on ne l’attend pas. Il part doucement, puis il finit par bousculer. Son cinéma bouscule. Il dérange, je dirais.

ML : Est-ce que vous remarquez que l’on tourne différemment en tant qu’homme ou en tant que femme ?

ALB : Je raconte les histoires et je filme très différemment de Robert. Je fais du cinéma de l’intime, c’est peut-être plus féminin.

RM : Oui, mais il y a des hommes qui font du cinéma de l’intime. L’art, ça n’a pas de sexe. Je ne crois pas à ça, le cinéma féminin, le cinéma masculin, le cinéma québécois, le cinéma français… Il y a peut-être des grandes tendances. La tendance, c’est qu’il y a beaucoup plus de femmes que d’hommes qui s’intéressent à la discipline du documentaire.

ALB : Ouais, puis il y a moins d’argent aussi. Ce n’est peut-être pas un hasard.

RM : Je pense que ça n’a rien à voir avec l’argent. Je ne sais pas si « la touche féminine » existe. Pour moi, ça n’existe pas. J’ai de la misère à regarder un film, puis à me dire : « Ah ! C’est une fille qui a fait ça. »

ALB : J’ai tendance à penser que oui, mais peut-être que je me trompe.

RM : C’est dur. Ce n’est pas scientifique, c’est de l’art.

ML : Robert, tu ne dirais pas qu’André-Line a une approche documentaire féministe ?

RM : Ce n’est pas féministe, c’est plus sociopolitique. Le documentaire, pour moi, c’est un art qui se rapproche du vrai cinéma. La fiction, c’est emprunté au théâtre, au roman. Le documentaire, c’est peut-être la forme de cinéma la plus pure qui existe, dans la mesure où ce sont des choses qui se ne s’écrivent pas, ou, si tu les écrivais, ça n’aurait pas l’impact d’un film. Si tu traduis le contenu d’un film documentaire au théâtre, ça ne sera jamais aussi bon que le documentaire.
 



:: Yes Sir! Madame... (Robert Morin, 1994) // Petit Tom (André-Line Beauparlant, 2026) [Coop Vidéo]


ML
 : Quel film préférez-vous de l’autre et pour quelle raison ?

ALB : Il y en a plus qu’un, mais Yes Sir ! Madame… (1994), je l’aime particulièrement. Quand on s’est rencontré·e·s, j’ai aidé Robert à terminer ce film auquel il travaillait depuis des années. Je découvrais toute la magie de Robert, sa folie, ses narrations, ses effets spéciaux avec des pinottesOn faisait ça avec rien. Je trouve ça brillant, ce film-là. J’ai l’impression que je reconnais Robert partout. Sa façon de réfléchir, sa façon de faire. C’est lui qui est à l’écran, complètement.

RM : Pour moi, je pense que c’est Petit Tom (2026), le film qu’elle achève présentement. Tout documentaire prend sa force dans la durée temporelle dans laquelle il est fait. Petit Tom, c’est 15 ans de tournage. Capter le temps qui passe, c’est ça, essentiellement, le cinéma. La caméra, c’est la seule machine qui existe qui est capable de capter le temps qui passe. Quand tu fais des films sur plusieurs années, ça se ressent.

ALB : Mais c’est aussi toutes les couches de réflexion qui s’additionnent. Faire un film sur 15 ans, c’est de l’hérésie, ça ne se peut quasiment pas.

RM : Ce n’est pas possible dans le cadre institutionnel, parce que c’est une machine à saucisses.

ML : Sur 15 ans, on se transforme en tant que personne, tout comme nos sujets.

ALB : Exactement. La réflexion que tu as au départ se transforme avec les sujets. Robert et moi avons choisi chacun des films faits sur le très long terme.

RM : Oui, parce que c’est la seule chose que le cinéma fait différemment de n’importe quelle autre forme d’art : capter les métamorphoses à travers le temps. Filme ce coin de table-là pendant une minute. Au bout de la minute, on ne l’a pas nécessairement vu, mais cette table-là s’est modifiée.

ML : Oui, le concept de la métamorphose semble assez important pour toi, Robert, notamment à travers la monstruosité.

RM : Oui, c’est ça. Tu ne peux pas te métamorphoser sans tenir compte du temps. C’est impossible. Doctor Jekyll et Mr. Hyde, c’est un processus. Filmer un processus de métamorphose, ce n’est pas filmer un produit, d’où l’impossibilité quasi totale de faire des films sur 15 ans dans le cadre institutionnel. Quand tu reçois de l’argent pour faire un film, les bailleurs de fonds s’attendent à ce que ton film soit fini. Tout le système est pensé en fonction de l’industrie.

ALB : Je l’ai fait, mais c’est compliqué.

RM : Oui, mais pour de grands bouts, c’est de l’huile de coude.

ALB : Petit Tom, c’est nous-mêmes qui le finissons. J’ai investi dans les films de Robert, Robert a investi dans mes films. On a investi ensemble dans nos films. Sinon, on ne pourrait pas faire ce qu’on fait. Pas de cette façon-là.

RM : Pas pour tous nos films, mais celui-là en particulier.

ALB : Celui-là et le dernier que j’ai fait sur toi [Mon amour, c’est pour le restant de mes jours].
 


:: Mon amour : c'est pour le restant de mes jours (André-Line Beauparlant, 2026) [Coop Vidéo]
 

ML : À votre avis, est-ce qu’il y a des similitudes formelles et/ou thématiques qui relient vos œuvres ?

RM : Je ne crois pas avoir de thématiques à l’intérieur de mon œuvre. Chaque film est différent de l’autre. Ça part d’un concept, le concept fait le film. Je ne vois pas beaucoup de liens. Il y en a quelques-uns de temps en temps qui ressurgissent, mais ce n’est pas systématique. Je n’ai pas de signature comme telle. Puis je n’en veux pas non plus. J’ai gardé cette liberté de pouvoir aller dans n’importe quel recoin, puis me laisser guider par l’inspiration et non pas par la poursuite de quelque chose. C’est le contraire d’André-Line qui focusse toujours dans la même direction. Moi, c’est plus éclaté.

ALB : Là où nous sommes pareil·le·s, c’est peut-être dans notre façon de faire, dans notre persévérance, à vouloir faire du cinéma à tout prix. Il n’y a rien qui nous arrête. Qu’on ait de l’argent, pas d’argent, on s’arrange avec une caméra, on s’organise. Ça, là-dessus, on est pareil·le·s.

RM : Persévérance, oui. Mais au niveau de la thématique, non. Toi, tu as des thèmes, tu as une signature.

ALB : Je ne dirais pas que j’ai une signature. J’ai des thèmes, comme la famille.

RM : Mais ça devient une signature, tes thèmes. La famille en tant que révélateur social, on peut dire. Peut-être que les psychiatres peuvent trouver une continuité entre mon premier et mon dernier film, mais entre un orignal qui se fait manger [Festin boréal, 2023] et un gars dans l’armée qui pense qu’il est homosexuel [Gus est encore dans l’armée, 1980], c’est vraiment loin.

ML : Est-ce que ça vous a surpris qu’on mette vos œuvres en parallèle dans le cadre de la rétrospective qu’on organise ? Puisque vous ne semblez pas croire que vos films dialoguent entre eux…

ALB : En tout cas, jamais personne ne l’a fait. Première entrevue ensemble, première fois qu’on montre nos films ensemble. Non, il n’y a jamais eu de lien comme ça.

RM : La seule raison que je vois, c’est qu’on est aussi un couple de cinéastes.

ML : Vous participez activement à vos films. À mon avis, ça teinte le résultat.

RM : Oui, forcément. Il y a des choses pour lesquelles je fais absolument confiance à André-Line et auxquelles je ne me mêle pas. Par exemple, je lui laisse carte blanche totale pour la conception des décors. Je ne veux même pas voir les décors avant d’arriver sur le plateau. De son côté, elle me fait confiance avec une caméra. Elle ne vient pas checker dans mon viseur, voir si je fais ça comme il le faut.

ALB : J’ajouterais qu’on lit nos scénarios. On est complètement et entièrement impliqué·e·s dès le jour 1.
 


:: Sur le tournage de 4 soldats (Robert Morin, 2013) (photo : © Laurent Guérin)
 

ML : Tu as déjà coréalisé avec ton ex-conjointe Lorraine [Dufour], Robert, mais est-ce que vous avez déjà pensé à coréaliser quelque chose ensemble ?

RM : Je n’ai pas vraiment coréalisé avec Lorraine. Lorraine faisait le montage de mes films.

ML : Selon le générique, elle était coréalisatrice.

RM : Au début de ma carrière, quand je faisais mes petits films, on avait un esprit communautaire. On mettait souvent « une œuvre de : », puis on ajoutait tous les noms des personnes qui avaient travaillé sur la production. En réalité, c’était moi qui étais le pilote.

ALB : La coréalisation, je n’ai jamais même pu imaginer ça. Ça ne m’intéresse pas.

RM : C’est un peu la même dynamique que pour les Beatles. McCartney n’aurait jamais chanté une toune de Lennon. Mes suggestions, elle va les prendre ou pas. Puis je prends ses suggestions ou pas. La coécriture, moi, je n’y crois pas, là.

ML : Tu sembles y avoir cru à un moment de ta vie, à l’époque où tu as cofondé la Coop Vidéo de Montréal.

RM : Il avait cette idée que tout le monde pouvait participer ou que tout le monde pouvait être coréalisateur·trice. Mais quand je faisais ma vue, je faisais à ma tête. Jean-Pierre [St-Louis] faisait le kodak, Lorraine faisait le montage, mais, en fin de compte, c’était moi qui étais l’initiateur. Ce n’était pas de la coécriture, c’était de l’entraide, comme un bandde rock ’n’ roll. Il y a quelqu’un qui joue de la basse, un autre qui joue du drum, mais la toune, c’était moi qui la composais.

ALB : Ça aurait tellement été une mauvaise idée de mettre Robert comme coréalisateur sur mes affaires. Déjà que j’avais de la misère à sortir de l’ombre à ses côtés.

ML : Comment ça s’est passé pour toi, de vivre cette réalité-là ?

ALB : Au départ, j’étais connue comme « la blonde de Robert Morin ». J’ai laissé le temps passer, j’ai continué mes projets.

RM : Je ne voulais pas ça non plus.

ML : Ça fait combien de temps que vous collaborez ?

ALB : Jour 1 de notre rencontre.

RM : On s’est rencontré sur un film.

ML : C’était en quelle année ?

RM et ALB : 1993.

ALB : On s’est rencontré sur Windigo. J’étais aux décors.

RM : Après ça, j’ai fait le kodak pour son premier film, Trois princesses pour Roland (2001).

ML : Est-ce que le fait d’avoir Robert dans ta vie t’a donné un certain élan pour réaliser tes films ?

ALB : Ça donnait une possibilité, parce qu’on pouvait tourner facilement. On habite ensemble, on s’organise ensemble, on partage du matériel.

ML : Est-ce que vous sentez que votre collaboration a évolué, du tournage de votre premier film à aujourd’hui ?

ALB : Je dirais que j’ai gagné en confiance. Robert était déjà quelqu’un d’établi. Je commençais, je n’avais jamais réalisé de film. Il fallait que je trouve mon espace, ma façon de faire.





:: Trois princesses pour Roland (2001) [Coop Vidéo]

RM : Notre collaboration, pour moi, reste essentielle, c’est-à-dire que ça ne me viendrait pas à l’idée de faire un film sans consulter André-Line. Ça ne me viendrait absolument pas à l’idée. Ni une fiction ni un film expérimental ni quoi que ce soit. Je fais quasiment juste de la fiction, mais ça ne me viendrait jamais à l’idée de partir tout seul sans d’abord avoir un son de cloche de sa part.

ML : André-Line, à quel le point la perspective de Robert nourrit tes documentaires à travers son travail à la caméra ?

ALB : Robert est capable d’aller dans mon sens, de me suivre et de filmer ma famille.

RM C’est d’autant plus facile que je la connais intimement.

ALB : Ouais. Pour Le petit Jésus (2004), mes parents n’ont pas voulu que Robert soit à la caméra. Comme c’est un sujet ultra-sensible, mes parents avaient peur.

RM : Aujourd’hui, ils accepteraient sûrement, c’était au début de notre relation.

ALB : Peut-être.

RM : Je pinne [taquine] souvent ses parents sur la religion.

ALB : Ils savent bien que Robert ne croit pas en Dieu. Ils étaient un peu gênés d’ouvrir leur cœur par rapport à ça en sa présence. Il a tout de même été là pour tourner la fin du film, mais il a fallu que je travaille avec Josée Deshaies. C’est le seul film où Robert n’était pas complètement là ; mais il était là juste un peu.

RM : Comme le film que tu fais présentement avec ton père. Je n’ai pas fait la caméra du tout.

ML : Robert, est-ce important de te positionner d’égal à égal·e avec les acteur·trice·s non professionnel·le·s qui participent à tes films, tout comme pour André-Line ?

RM : Je n’ai pas le choix de les respecter, parce qu’on devient complices. Pour les amener à faire des choses qu’ils font habituellement, mais dans une façon où je fictionnalise leur quotidien, leur réel. Je ne capte pas les gens à leur insu. Pour mes tournages, nous visionnons ensemble les plans après les avoir tournés. S’ils ne sont pas d’accord, ça se passe tout de suite. Ça ne m’est jamais arrivé que les gens disent « Ah ! Non, je n’aime pas ça. »

ML : Est-ce que filmer des docufictions d’une façon provocatrice et filmer l’intimité de sa propre famille impliquent une différente éthique de tournage ?

RM : Je fais de la provocation, mais ce n’est pas mon but. Mon but, c’est de faire de la recherche en cinéma. Beaucoup de mes films sont des dérives. Je pars toujours d’un film de genre, puis oups ! À un moment donné, je le tords un petit peu, je le déforme, puis je l’amène ailleurs. En fait, tous mes films sont des trahisons de l’auditoire. Par exemple, j’instaure le genre wild life au début de Festin boréal. Finalement, on se rend compte qu’il n’y a pas de narration, pas de musique. On voit juste un orignal se faire manger sur une année. Je fais un cinéma de trahisons formelles.

 

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Article publié le 3 novembre 2025.
 

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