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Steve Patry : Se laisser guider par le réel

Par Olivier Thibodeau

Je rencontre Steve Patry au Cinéma Moderne, sous l’affiche des Chats sauvages (2024), le film qui m’a fait découvrir son travail, un tremplin vers une œuvre sensible, lucide et humaniste dont nous allons discuter durant plus d’une heure sous le signe d’une franchise et une spontanéité rafraîchissantes toutes à l’image de son cinéma.



 Steve Patry [Yasmina Britel]


Olivier Thibodeau : Pour commencer, j’aimerais qu’on parle un peu de tes débuts. Tu as étudié en cinéma, puis tu as participé à la création de Funambules Médias [qui organise maintenant Cinéma sous les étoiles, chaque été]…

Steve Patry : Moi, je n’étais pas voué à faire des études en cinéma. C’est un peu par hasard que je me suis orienté vers ça, au CÉGEP, où j’ai étudié en Arts et lettres, profil cinéma. C’est là que le métier m’a interpellé. J’ai vu des films qui m’ont marqué : Underground (1995), Trainspotting (1996). Ensuite, je suis allé à l’Université de Montréal ; il y avait une majeure en production. C’est là que j’ai rencontré Benjamin Hogue, Simon Beaulieu, Alexandre Chartrand ; c’est là que j’ai commencé.

Et puis, le gros déclencheur, c’est le Sommet des Amériques en 2001. On était à la fin de l’université et je commençais à m’intéresser aux luttes sociales, à l’activisme. On a apporté des caméras de l’UdeM, puis on est allé filmer ça. Il n’y a rien eu, mais c’est vraiment là que mon approche documentaire a émergé. Quand tu étudies en cinéma, tout le monde tripe sur la fiction. Moi, je m’étais plus dirigé vers la direction photo, en me disant que si je connaissais la direction photo, je pourrais être réalisateur.

Après ça, il y a eu Funambules Médias. C’est ça qui m’a propulsé. On a co-fondé ça à quatre ; on avait un blogue avec l’ONF qui s’appelait Parole citoyenne. Chaque mois, on devait produire un certain nombre de capsules. On ne documentait que les luttes sociales, les manifestations, etc. À l’époque, on ne pouvait pas avoir de preneur de son. On y allait tout seul, caméra au poing. Ça, c’est au début 2000. J’ai côtoyé toutes sortes de gens à travers ça, autant dans le milieu un peu plus activiste que les punks, les jeunes de la rue, les gens qui sortaient de prison. C’est ça qui nous a amenés [avec Santiago Bertolino] à développer De prisons en prisons (2014).

OT : Est-ce que les sujets du film sont des gens que tu as rencontrés à l’époque de Funambules Médias ?

SP : En fait, c’est le résultat de tout ce que j’ai emmagasiné de réalité sociale. De prisons en prisons, pour moi, c’est comme un amalgame de tous les personnages qu’on a rencontrés au cours de cette période-là, de 20 à peut-être 27-28 ans. On avait déjà parlé à un gars qui sortait de prison, alors ça nous a motivés à faire ça ; il venait tout juste de sortir, et il ne savait pas trop quoi faire. Il pouvait basculer d’un bord ou de l’autre, on voyait qu’il était vraiment fragile. Il y a plein de films en prison, alors on voulait faire la suite : le moment où les gens en sortent. C’est là que ça se joue, c’est là, le plus important. De prisons en prisons, ça a été mon premier projet qui a été fait de manière professionnelle, avec des subventions, une équipe, des collaborateurs, etc. Ça a été formateur, ça a vraiment été une école complète, totale.

 


:: De prisons en prisons (2014) [Les Films du 3 Mars]

 

On était encore attachés à Parole citoyenne. C’était un incubateur de projet, alors l’ONF nous ont donné un peu d’argent pour la recherche. On a ratissé large, on allait dans tous les groupes de soutien aux ex-détenues, puis on a rencontré Mohamed Lotfi, qui avait une émission de radio à Bordeaux qui s’appelait Souverains anonymes.Lui, c’est le premier qui nous a fait entrer en détention, dans le cadre de son émission. En fait, nous, on cherchait trois profils : on voulait un récidiviste, on voulait une femme, parce que les femmes détenues, c’est un peu tabou, puis, on voulait aussi un criminel plus « lourd », disons. Puis il y avait la réalité autochtone aussi, alors on a contacté le centre de guérison de Waseskun. Yves, le troisième personnage du film, il vient de là.

OT : On constate effectivement qu’il y a un lien organique entre tes films, entre les deux premiers en tout cas. Parce que c’est en allant à Waseskun pour De prisons en prisons que tu as décidé de faire un film sur le centre de guérison.

SP : Je pars souvent d’un genre de constat sociologique. Pour Waseskun (2016), c’était la surreprésentation des autochtones en milieu carcéral.Il y avait le lieu aussi, ce lieu improbable, un genre de prison ouverte où tu ne sais pas trop si ce sont des détenus. Pour moi, ça a été une manière d’entrer en contact avec les peuples autochtones.Je n’avais jamais vraiment connecté avec les Premières Nations. Donc c’était une quête un peu personnelle de les côtoyer, d’en apprendre plus sur leurs vies. Et puis eux, ils étaient en démarche de reconnexion avec leur culture. J’apprenais ça, aussi, et je le vivais avec eux en les filmant. Ils essayaient de surmonter leurs conditions, d’aller au-delà de la voie qui a été tracée pour eux. Ils veulent reconstruire une nouvelle vie et se reconstruire eux-mêmes. Je savais que j’aurais accès à ce genre de travail, et j’aime bien filmer les gens en transition de vie.

Je filme en fait des situations d’intervention, et j’utilise souvent ça. Je trouve que c’est un bon dispositif pour que je n’aie pas à m’impliquer, à interférer dans le réel. Je n’ai pas à poser de questions parce qu’il y a déjà une discussion. Puis, on dirait que c’est leur narrativité à eux. Je suis plus un observateur, même si je suis plus « actif », disons. Je suis un transmetteur. J’ai réussi à avoir accès à un monde caché du commun des mortels, puis je voulais l’amener à un autre niveau, vers le « grand public ». J’aime ça, ces situations où les gens se livrent, que ce soit à un thérapeute ou à un intervenant, qu’il y a cette dynamique qui me permette d’avoir du contenu sans que j’aie à interférer.

 


:: Waseskun [ONF]

 

OT : Parlons un peu du travail que tu fais en amont parce que tu filmes beaucoup de gens vulnérables, des gens qui sont un peu imprévisibles, qui sont en situation de dépendance ou de dépression. Qu’est-ce que ça implique comme travail préalable ? J’imagine qu’il y a une période d’apprivoisement entre vous avant le tournage.Combien de temps ça peut prendre ?

SP : Pour cette question je vais me référer plutôt à Tant que j’ai du respir dans le corps (2020) où la recherche a été importante. J’étais conscient qu’il fallait que j’aille le lien de confiance avec les intervenants en premier. Il fallait que je trouve l’équipe qui pour moi cadrait dans ma démarche. Il y avait plusieurs équipes qui faisaient des choses en santé mentale, d’autres en intervention clinique, d’autres en « outreach » où ils vont rejoindre les gens qui ne viennent pas eux-mêmes vers les services.

Il y avait plusieurs facettes que je trouvais intéressantes, mais je me suis limité à la clinique et au outreach. Je trouvais que c’était là qu’il y avait le plus de matière pour moi. Au début, j’ai fait beaucoup de recherches. J’ai contacté l’équipe EMRII [Équipe mobile de référence et d’intervention en itinérance] de l’époque. Je me suis installé avec eux pendant environ trois mois.

OT : Et tu rencontrais des gens de la rue simultanément.

SP : Exactement. Au début, je restais plus avec eux comme observateur. C’est vraiment comme un entonnoir : tu commences très large puis, à un moment donné, ils t’emmènent avec toi dans leur quart de travail. Tu vois comment ça se passe. Tu vois un peu les dynamiques entre ces gens, les rôles. Ça a été une première étape qui a quand même duré un certain temps. Le problème, c’est que les gens en « situation d’itinérance », ça roulait beaucoup. Je savais très bien que, quand je serais en tournage, ça ne serait plus les mêmes personnes. Mais puisque j’avais déjà un lien de confiance assez fort avec les trois intervenants, Laurence, Rudy, le Français, puis Eliocha en clinique, je savais que je m’en sortirais… Eux, ils voulaient participer au film. Ils étaient willing. Pour moi, c’étaient de bons personnages. Je savais qu’ils allaient rencontrer d’autres personnes. Ils étaient là pour faire leur travail, donc j’allais rencontrer des gens avec eux.

OT : Tu travailles de concert avec les gens qui sont autour.

SP : Exact. Puis dans Tant que j’ai du respir dans le corps, je ne voulais pas faire un film juste avec des gens de la rue. Ce n’était pas ça que je cherchais. C’était une période un peu morose pour moi. Je voyais des gens âgés dans la rue et je trouvais ça tellement fâchant. Je me demandais où était passé notre humanisme, notre humanité. Je cherchais des exemples d’entraide. C’est pour ça que je me suis toujours positionné du côté des intervenants.

Gilles [le sujet itinérant central du film], ça a été long, mais à un moment donné, ça a débloqué. Moi, je pars longtemps en tournage ; j’aime ça. Le temps, c’est comme le luxe qu’on a en documentaire. Moi, je m’en sers beaucoup. Gilles, ça faisait 2-3 fois que je le voyais. Au début, oublie ça. Il me disait : « Ta caméra, je vais te la casser. » Puis, à un moment donné, il m’a lâché le call à sa manière, du genre : « Qu’est-ce que t’attends ? » Puis tu te mets à tourner et tu rentres dans son monde, puis c’est parti.

 


:: Tant que j'ai du respir dans le corps (2020) [Les Films du 3 Mars]


OT : Le poids du trauma revient beaucoup dans tes films ; le trauma individuel, le trauma familial.Tu en discutais dans un article de Mediapart en 2015, dans une entrevue autour de Waseskun où tu évoquais l’héritage du colonialisme canadien. Tu disais que tu étais surpris de voir à quel point le passé peut avoir des répercussions sur le présent, surtout pour les personnes autochtones.Est-ce que c’est quelque chose qui te surprend aussi chez tes autres sujets, cette résurgence constante du passé comme chez Gilles, par exemple ?

SP : Gilles, je pensais exactement à Gilles. Je sais que c’est une possibilité de toucher au trauma quand je filme, mais c’est toujours le hasard qui décide. Gilles, par exemple, je savais qu’il avait quelque chose, mais pas de cet ordre. Et quand il déballe son sac, un peu comme ça, moi-même je ne m’y attendais pas. Il y a cette scène où il est dans une voiture avec l’intervenant puis il dit : « Moi, je me suis fait fourrer comme une poupée gonflable ». C’est là que l’on comprend qu’il s’est fait violer jeune. C’est sûr que c’est ça son trauma. C’est pour ça qu’il ne fait plus confiance aux humains, qu’il veut vivre juste avec des animaux, un peu comme Martin [de Des chats sauvages]. Tu comprends pourquoi il est comme ça, pourquoi il a de la haine, puisqu’il s’en « crisse » de la race humaine comme il dit.

C’est sûr qu’à Waseskun, je savais que le trauma serait présent. Je m’y attendais. Pour ce qui est de Tant que j’ai du respir dans le corps, je m’en rappelle parce que j’ai filmé Gilles de face. Si j’avais su qu’il allait parler de son trauma, je n’aurais jamais filmé comme je l’ai fait, parce que naturellement j’ai une certaine pudeur. Je n’aurais pas osé le faire. C’est sorti un peu comme ça, dans la discussion avec l’intervenant. Même lui, je pense qu’il a été surpris. C’est parce qu’il parlait d’amour au début. Il parle l’amour, puis ça a décliné, ça a monté. Personne ne s’y attendait.

OT : C’est nécessairement dur de se confier.

SP : Autant c’est dur, autant que, pour le film, ça a été une clé forte, parce qu’après cela, tu as de la sympathie pour lui. Tu en as déjà un petit peu, mais il est tellement exubérant, puis il a tellement de haine, de violence.... Mais après ça, tu te dis : « Si j’avais été à sa place, probablement que je serais devenu comme lui aussi. Je serais comme ça aussi si j’avais subi ce traumatisme. » Je ne force jamais rien, mais puisque je suis dans des contextes comme ça, c’est sûr qu’il y a quelque chose qui va sortir, que je vais toucher à quelque chose. Et puis je filme souvent des hommes. Je suis un gars qui filme avec des hommes, je le réalise, des fois. Puis les hommes, j’essaie de filmer un peu leur sensibilité, de démonter le stéréotype masculin.

OT : On le voit bien dans ton dernier film.

SP : Exactement. Je n’ai pas pensé à ça, mais oui, je veux élever les choses au-delà des stéréotypes, au-delà des clichés qu’on a en tête quand on pense à un gars qui vit dans le bois. On pense qu’il ne parlera pas, qu’il va être comme malcommode, bourru, alorsque tu retrouves un hyper sensible qui se raconte, qui est fraternel, qui a de l’amour pour ses chats, qui a une tendresse. C’est sûr que c’est agréable, ça déconstruit complètement tout, même si, à la base, je n’allais pas chercher ça spécifiquement.

 


:: Des chats sauvages (2024) [Les Films du 3 Mars]

 

OT : Tu parlais tout à l’heure d’un rôle de transmetteur. Qu’est-ce que cela implique dans ton travail ? Est-ce que tu essaies de t’effacer volontairement devant tes sujets ?

SP : J’ai toujours voulu faire la caméra parce que je privilégie les petites équipes. Je ne me considère pas comme un vrai DOP, mais dans mes films, je me suis toujours dit que je suis la meilleure personne pour faire la caméra, parce que j’ai le lien avec les gens et aussi, ça me permet de créer une distance avec, soit le drame qui se joue, soit la personne. Elle me voit travailler, je suis dans mes affaires. Ce n’est pas qu’elle m’oublie, mais il y a un côté utilitaire quand je suis à la caméra. Les gens ne vont pas me parler tout le temps. Au début, surtout, ça aide à créer un rapport. Je leur dis : « Tu peux me parler si tu veux », mais volontairement, j’essaie de leur dire : « Fais comme si je n’étais pas là. »On sait tous qu’on est là, évidemment. C’est pour ça que dans les rencontres, le dispositif de rencontre, c’est assez magique parce que tu crées quelque chose, ils voient le dispositif, puis tu leur dis : « On va filmer ça. Puis après ça, s’il y a des choses que tu ne veux pas mettre dans le film, tu peux me le dire, je vais le noter. » Je le dis toujours au début d’un tournage, alors j’imagine qu’ils sont conscients, mais à un moment donné, quand il y a quelque chose qui se passe d’assez grave ou de sérieux, j’ai l’impression qu’on se fait un peu oublier dans ce dispositif de rencontre.

Dans De prisons en prisons, j’étais un peu débutant, et ma caméra m’a vraiment aidé à me bloquer, à me cacher. Je me rappelle la scène où Julie-Chantale appelle, puis qu’elle s’est fait enlever ses filles et qu’elle pleure. À cette époque-là, j’étais proche d’elle, mais le fait d’avoir une caméra me protégeait, parce que derrière moi, les gens pleuraient. La caméra créait une distance face à la réalité devant moi. Sinon, j’aurais arrêté de filmer, j’aurais été l’aider. Je pense que ça permet que les gens ne me regardent pas, ne me parlent pas.

Dans Des chats sauvages, ça arrive deux ou trois fois que Martin s’adresse à moi, alors ça devient un choix. Est-ce qu’on va couper ou pas ?

OT : Mais il y a des moments où ça marche vraiment bien, surtout quand il te parle alors qu’il est sur le point de tirer.

SP : Bon, tu vois.

OT : Il ne veut pas tirer. Il se retourne vers toi comme pour dire : « N’est-ce pas ? »

SP : Exact.

OT : Pour dire : « Écoute, je ne peux pas. »

SP : C’est comme s’il voulait valider avec moi.

OT : Oui, c’est ça !

SP : « Ne me demande pas de tirer. »

OT : Oui, un truc comme ça, puis ça marche bien parce qu’en même temps, on se sent interpellés de l’autre côté de la caméra. C’est comme s’il nous disait : « Je ne peux pas le tirer, l’orignal, je sais que je ne mangerai pas de l’hiver, mais je ne peux pas le faire. » Puis, on comprend.En fait, c’est l’une des clés de sa sensibilité, cette scène.

SP : Exactement. Puis la scène où il se rase les cheveux, celle-là, elle m’énervait un peu au début parce qu’il fait une blague, puis on sait qu’il s’adresse à moi. Ça, longtemps, je trouvais que ça trahissait l’idée d’un cinéma d’observation pure. Or, je ne suis pas vraiment un puriste, alors j’ai décidé de la garder. La scène, je la trouvais bonne parce qu’on découvre un peu, surtout physiquement, que Martin peut être différent. Moi, quand je le vois rasé comme ça, je me dis qu’il peut devenir une autre personne. Je trouvais que ça donnait des clés plus fortes qu’au niveau esthétique de casser un peu l’observation.

Dans Tant que j’ai du respir dans le corps, Gilles vient parler à la caméra à un moment donné. L’équipe s’en va, puis il vient parler à la caméra [il insulte le « crossernement »]. C’est tellement bon que t’acceptes de briser le quatrième mur. C’est tellement bon, et ça amène une autre dimension. Il veut se faire filmer, puis moi, ça prouve que je suis là, il sait que je suis là, puis il se sert de moi aussi. Parce qu’il y a ça aussi : les gens, ils se servent toujours de nous quand même. On pense qu’on est des voleurs d’images. Mais eux aussi, les participants, ils nous manipulent.

OT : Dans tes films, les plans de nuit et les plans d’hiver sont très porteurs. Il y a une espèce de mélancolie, un sentiment d’absence, de vide là-dedans. Est-ce que tu dirais qu’il y a des considérations symboliques et esthétiques dans ces plans, au-delà de leur réalisme ?

SP : En tout cas, dans Tant que j’ai du respir dans le corps, je sais que le froid, c’est comme l’hiver. Ce froid, ça a été un moteur du film. C’est ça qui a été notre guideline. On voulait se concentrer sur l’hiver parce que j’ai tourné un peu au printemps avec Gilles puis, pour moi, c’était comme une renaissance un peu. J’ai une belle scène avec Gilles au printemps, mais finalement on s’est dit : « Non, non, on laisse ça l’hiver ». À la fin, tu as un gars qui marche dans la neige et tout…

OT : Le film finit sur une espèce d’incertitude par rapport à l’avenir.

SP : Exactement, parce qu’on ne va pas régler le problème dans ce film. La fin de l’itinérance, ce ne sera pas pour aujourd’hui. C’était plus dur parce que mon constat était plus négatif. Au départ, je voulais faire un film plus sur l’entraide, puis finalement…

OT : C’est comme si la réalité t’avait rattrapé un peu ?

SP : Tout à fait. C’est comme pour dire : la réalité, elle va continuer, même si le film finit.

OT : Tu ne peux pas te permettre dans les circonstances d’avoir un happy end parce qu’effectivement, le problème n’est pas réglé.

 


:: Tant que j'ai du respir dans le corps (2020) [Les Films du 3 Mars]

 

SP : Pour revenir sur l’esthétique, dans Tant que j’ai du respir dans le corps, je ne suis pas allé au bout de mes intentions formelles. Avec Des chats sauvages, j’ai pu explorer davantage. Dans Tant que j’ai du respir dans le corps, il y avait l’importance de la parole. J’aime bien ça, la parole libérée. Les gens, il arrive un moment où tu les rencontres, puis c’est comme si tu étais sur le X. Eux, ils sont prêts à tout lâcher, ils sont lucides, et ils vont te livrer des révélations comme Gilles dans l’auto. Les gars dans la rue, ils sont un peu fébriles, mais c’était tellement fort que je ne voulais pas commencer à jouer avec un esthétisme, à faire des travellings, etc. Je voulais faire ça au départ, je voulais jouer avec la nuit un peu, mais j’ai laissé tomber.

OT : Quand tu parles des intentions formelles que tu avais pour ton film précédent et que tu as su explorer dans ton dernier film, tu parles de quoi exactement ?

SP : Des caméras de chasse, par exemple. L’esthétisme de nuit aussi, comme avec le tison. Ça faisait longtemps que je voulais faire une scène comme ça, avec la cigarette dans le noir.

OT : Tu joues beaucoup avec le noir et blanc, nécessairement, qui te donne un contraste vraiment marqué entre la nuit et le jour. Il y a aussi toutes les espèces de « fééries fauniques », les montages d’animaux que tu fais avec les caméras de chasse.

SP : J’ai fait un film expérimental qui s’appelle Imbroglio (2005). À Concordia surtout, ça m’a influencé. J’ai beaucoup tripé sur des films lyriques un peu expérimentaux, Stan Brakhage et compagnie, j’aimais beaucoup ça. C’est quelque chose qui m’a toujours suivi dans le documentaire social. Avec Des chats sauvages, j’ai un peu retrouvé ça. J’aime surtout le plan des flocons de neige en caméra de surveillance avec de la musique. C’était presque comme de la gravure, du grattage sur pellicule. Avec la monteuse Natalie Lamoureux — qui est très bonne pour ça — on refuse tous les plans trop esthétiques. Pour les caméras de chasse, on a pris les chutes, le vent, la faune aussi. Mais souvent, ce sont des chutes de plans ; ça montre un peu le déséquilibre. Comment interpréter ça ? C’est l’intériorité ou un autre aspect de son monde, à travers un œil qui n’est pas le mien. Ça ouvre une autre dimension, puis c’est comme des pauses aussi, une transition musicale. C’est plus introspectif.

OT : Dans une entrevue à Radio-Canada, tu as décrit ta démarche comme une forme d’engagement social. Tu décris aussi le cinéma comme un vecteur de changement social. Comment est-ce que tu envisages le changement social à travers le cinéma ?

SP : C’est sûr que cette vision a évolué… Ce n’est pas que j’y crois de moins en moins, mais des fois, j’ai l’impression que le pouvoir du cinéma, il est moins fort que ce que je pense. Et puis les gens viennent me dire : « Même s’il n’y a que deux personnes qui ont vu ton film et qui ont été “transformées”, c’est déjà majeur. »C’est sûr que je ne pense pas qu’on va faire la révolution avec le documentaire.

OT : Mais peut être que ça va être l’étincelle.

SP : Je pense que c’est surtout un vecteur de petits changements. J’ai l’impression, humblement, que, du fait de ma personnalité et de mon « engagement » envers ces gens, on sait qu’ils existent. Le documentaire, c’est une forme où on peut aller en profondeur, où on peut prendre notre temps. J’ai l’impression que j’ai accès à plus de profondeur que ce qu’on voit dans les médias, que ce que voit le commun des mortels. En montrant la pluridimensionnalité de ces gens, je pense que ça participe à redresser la perception de la population, à montrer d’autres facettes de leur réalité, à montrer qu’ils luttent pour leur vie, puis qu’ils font de bons coups aussi. Ils échouent des fois, mais juste ça, ça permet de balancer un peu les stéréotypes.

OT : C’est aller plus loin que la superficialité du regard médiatique.

SP : Oui,c’est participer à montrer la complexité des choses.

 


:: Des chats sauvages (2024) [Les Films du 3 Mars]

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Article publié le 24 septembre 2025.
 

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