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Leçon de pêche avec Carlos Reygadas

Par Philippe Bouchard-Cholette

C’est le plus célèbre des cinéastes mexicains inconnus. Dès Japón (2002), son premier long-métrage, Carlos Reygadas s’impose à l’international comme un des grands réalisateurs du nouveau millénaire. Il reçoit au Festival de Cannes la Caméra d’or pour ce film, le Prix du Jury pour Lumière silencieuse (2007) et le Prix de la mise en scène pour Post Tenebras Lux (2012). Indépendant acharné, Reygadas a su résister à l’appel d’Hollywood — contrairement à ses compatriotes Alejandro González Iñárritu et Alfonso Cuarón, qu’il remercie au générique de son dernier film, Nuestro Tiempo (2018). L’envergure de son cinéma est ailleurs. S’il parle beaucoup d’existence, c’est qu’il cherche obstinément, par les moyens du cinéma, à en saisir la matière et à en élucider l’expérience. Invité à Montréal par la Cinémathèque québécoise, Reygadas a accepté de s’entretenir avec Panorama-cinéma.

:: Nuestro Tiempo (2018)
 

Philippe Bouchard-Cholette : Nous avons le plaisir et l’honneur de te recevoir à Montréal à l’occasion d’une rétrospective qui t’est consacrée, ainsi que pour la première québécoise de Nuestro Tiempo (2018). Forcément, ça nous amène à considérer celui-ci à la lumière de tes autres films. Comment te sens-tu de présenter ton dernier film dans un tel contexte ?

Carlos Reygadas : Tu sais, à la fin, quand on montre ensemble les films de n’importe quel auteur, on regarde les choses un peu différemment. C’est-à-dire qu’on peut tirer des conclusions définitives… Je pense toujours que ce qui importe, c’est [de considérer] chaque film individuellement. Il faut en même temps accepter que, du moment où on voit l’œuvre d’un cinéaste dans sa totalité, ça prenne une autre dimension.

PBC : En règle générale, je suis d’accord avec toi. Ce qui compte, c’est l’attention portée aux films et à ce qui fait leur unicité. C’est en effet le contexte de la rétrospective qui m’amène à réfléchir aux relations entre tes films. Par exemple, je remarque que dans les trois premiers, tes personnages sont en marge du monde et de leur époque. L’homme de Japón, Marcos (Bataille dans le ciel, 2005) et les mennonites de Lumière silencieuse sont pratiquement des personnages de tragédie. Avec Post Tenebras Lux et Nuestro Tiempo, tu mets en scène des personnages plus contemporains et réalistes, dans la mesure où tu t’intéresses davantage à leur psychologie.

CR : Je pense que mes films ont beaucoup à voir avec ma propre vie, à ce qui existe et à ce qui change à l’intérieur de moi. J’ai fait mes deux derniers films depuis que j’ai des enfants et une famille. Je vois ce que tu veux dire, mais je dirais que le couple de Post Tenebras Lux est aussi un peu coupé du monde. Ce film était plus une observation, ce n’était pas si personnel que ça. C’est une observation sur une insatisfaction qu’on retrouve surtout dans le monde occidental. Des gens qui ont tout — l’amour, la paix, une famille, une maison — mais qui restent insatisfaits.
 

:: Bataille dans le ciel (2005)
 

PBC : Ils sont victimes d’un mal contemporain. Je pense à Bataille dans le ciel, qui se déroule en ville, au centre de la civilisation. Marcos subit l’agressivité des victimes de ce mal — l’automobiliste enragé qui lui cri des bêtises, par exemple —, mais son mal à lui est spirituel et mystique. Il provient d’une autre époque.

CR : Tu as raison. C’est comme un personnage de la dramaturgie classique. Post Tenebras Lux est davantage un essai sur un phénomène contemporain, tandis que Nuestro Tiempo est plus psychologique. C’est un film sur des individus qui essaient de négocier leurs contradictions avec celles des autres. C’est vrai qu’il y a une espèce de coupe, là [à partir de Lux], je n’y avais pas pensé.

PBC : Tu parles de contradiction, ça me permet de bondir à une autre question que je veux te poser. D’une part, il y a dans tes films beaucoup de plans longs, avec des mouvements de caméra parfois très complexes, qui nécessitent vraisemblablement une planification rigoureuse et un certain perfectionnisme. De l’autre, tu te plais à filmer des enfants et des animaux — il y en a dans tous tes films —, sur lesquels tu sembles exercer un minimum de contrôle et de direction. Ce sont deux attitudes très différentes d’approcher le monde. Comment les fais-tu coexister dans ta pratique ?

CR : Je conçois le tournage comme une espèce de filet, ou comme une toile d’araignée, qui va capturer la présence des choses — des objets, des paysages, des êtres vivants. Il faut être très actif et se préparer énormément pour qu’on puisse attraper le bon poisson, mais une fois que le filet est en place, alors il faut arrêter, être passif, respectueux, ne pas s’imposer. Le moment de la préparation est très cérébral, mais au moment d’attraper, il faut laisser exister les choses pour que la caméra puisse en attraper non pas la représentation, mais la présence, unique et spécifique. Alors, on pourra aller au-delà de l’idée de raconter une histoire et se rapprocher de l’existence. Je ne veux pas dire que c’est ça que je fais dans mes films, mais que c’est ça que le cinéma peut faire. C’est pour ça que le cinéma est tellement puissant. C’est pour ça que je pense que s’il y avait des êtres extraterrestres qui venaient nous visiter un jour, ils seraient sidérés par le cinéma, parce qu’il arrive à reproduire l’existence telle qu’on la perçoit [les humains]. Donc dans cette première partie, oui, je prépare, je fais le storyboard, je prévisualise, mais le film est toujours meilleur que ce qu’on imagine. On dit souvent l’inverse, que l’imagination est toujours plus forte que ce qu’on arrive à attraper. De mon point de vue, c’est le contraire. Le mind… qu’est-ce qu’on dit en français ?

PBC : L’esprit ?

CR : Non, l’intelligence, plutôt. En espagnol, on dirait la mente. Le cerveau, quoi. L’intelligence doit tout préparer pour qu’on puisse attraper. Mais au moment d’attraper, il faut laisser faire. Par exemple, on est en train de tourner là, dans la rue. Il y a quelque chose de très spécifique qu’on veut tourner, qui est mis en place, mais du coup, il y a… je ne sais pas, l’acteur mange dans la scène et quelque chose tombe sur son écharpe, il la salit. Immédiatement, certains cinéastes couperaient, feraient changer l’écharpe de l’acteur et reprendraient la scène. Peut-être que cette écharpe, il faut la laisser se salir. Il faut savoir voir les accidents et les incorporer dans le film, s’ils peuvent le servir. Il ne faut pas toujours s’imposer à l’image, comme le faisait Hitchcock. Je parle de Hitchcock parce que c’est le chef du contrôle et de la perfection cinématographique. Il n’y a rien qui se passe dans ses films au-delà de la représentation. De mon point de vue, c’est de la littérature filmée. La littérature la mieux filmée, c’est Hitchcock, mais ça reste de la littérature. Le cinéma est un art de la présence, comme la peinture ou la photographie, mais auquel on ajoute le temps. Alors, on peut vraiment se rapprocher de l’existence. Si le cinéma arrive à faire ça dans cette première moitié, on va avoir du matériel qui une fois pris se transfigurera en autre chose, avec laquelle on pourra bâtir un monde dans lequel il y aura une histoire, forcément, parce que la vie se déroule dans le temps et que le temps a irrémédiablement un côté narratif. On pourra créer un monde qui se dévoile dans le temps.
 

:: Post Tenebras Lux (2012)
 

PBC : Comment est-ce que tout cela se manifeste sur les plateaux, avec ton équipe ?

CR : Comme je te disais, pour arriver à cette pêche passive, il faut très bien se préparer. Il faut donc communiquer très clairement ses intentions avec les techniciens. Il faut qu’ils aient confiance en la vision du réalisateur. La confiance est très importante. Ils peuvent toujours me questionner s’ils pensent que quelque chose ne va pas, mais il faut comprendre qu’au cinéma, même si c’est un travail d’équipe, la responsabilité artistique n’appartient qu’à une seule personne. Tout ce qui marche ou ce qui ne marche pas, à la fin, c’est la faute du réalisateur. Les techniciens sont là pour servir la vision du réalisateur. Ce n’est pas pour tout le monde, le cinéma. Les musiciens prennent part au plaisir de la création du moment où ils jouent de leur instrument. Peindre, c’est un plaisir en soi-même. Au cinéma, le plaisir n’est pas toujours immédiat. Il faut accepter d’investir beaucoup de temps et de rester concentré sur un but. Tourner quatre mois, puis reprendre l’année prochaine… Ce film qu’on a fait, le dernier que tu as vu [Nuestro Tiempo], on a pris trois ans pour le tourner. Ce n’est pas évident. C’est aussi une des raisons pour lesquelles j’ai décidé de jouer moi-même, et de faire jouer ma femme et mes enfants. Ça aurait été impossible de trouver des comédiens qui seraient restés disponibles pendant tout ce temps. 

PBC : C’est très émouvant ce que tu réussis à tirer de tes acteurs non professionnels. C’est naturel, il me semble, que tu te soumettes finalement à la même épreuve.

CR : C’est vrai qu’il y a quelque chose de logique. J’avais appris tous les métiers du cinéma, sauf le jeu. Ce n’est pas ce que j’avais prévu pour le film — sauf pour les enfants, ça aurait été trop difficile de travailler avec les enfants de quelqu’un d’autre. Ma femme donnait la réplique à des comédiens que j’auditionnais et je me suis rendu compte qu’elle était douée. Je lui ai proposé de jouer et elle a accepté. Pour mon rôle, j’ai tourné deux semaines avec quelqu’un d’autre. Ça ne marchait pas. Les gens de mon équipe me voyaient diriger l’acteur et m’ont convaincu que je pouvais le faire. Je me suis dit que ce n’était pas une bonne idée. J’ai pensé que ça pouvait confondre les spectateurs, qu’ils voient le film comme une sorte de thérapie matrimoniale. Je me suis rendu compte qu’il y aurait peu de gens qui allaient penser comme ça. Seulement quelques critiques français, peut-être. Ça doit être une banalité. Si je mets en scène une pièce de théâtre sur un vol de banque, ça ne veut pas dire que je suis un voleur de banque ! Je travaille avec les outils à ma disposition. Ça rend les choses plus naturelles. On n’est pas en train de chercher la représentation, mais la présence des choses que je vois, que je reçois. Ça a du sens que ce soit plus facile d’y arriver avec les gens qui sont proches de moi. Je me suis rendu compte que ça fait sens qu’un réalisateur soit aussi l’acteur. Ça se fait dans le comique, avec Jacques Tati, par exemple. Le réalisateur peut imprimer une vitesse ou une intensité dans la scène…

PBC : Rythmer l’image de l’intérieur !

CR : Tout à fait !

PBC : Je voulais conclure cet entretien, justement, avec une image. J’ai vu Lumière silencieuse il y a plusieurs années, quand j’étais étudiant en cinéma au CÉGEP. Je ne l’ai pas revu depuis, mais il y a un plan en particulier qui a laissé son empreinte en moi. C’est celui d’Esther qui pleure sur le bord de la rivière. Son visage est filmé en gros plan, en téléobjectif. Lorsqu’elle quitte le cadre, il n’y a pas de mise au point, le flou humide qui faisait l’arrière-plan gagne toute la surface de l’image. Le paysage pleure avec elle ! C’est une invention formidable, ce plan.
 

:: Lumière silencieuse (2007)
 

CR : C’est magnifique, tu as raison. Je viens de le revoir. Je ne vois pas mes films une fois qu’ils sont finis, mais j’ai du monter une autre rétrospective récemment. J’ai revu ce plan, il est magnifique. À la fin, quand elle se lève et que tout est flou, la caméra avance vers la fleur, jusqu’au moment où la fleur entre [dans la zone de netteté]. La netteté ne résulte pas d’une mise au point, mais d’un travelling. On a eu la chance qu’une goutte d’eau [suspendue à une plante] tombe à ce moment-là. Il y avait de l’humidité, et à ce moment-là, une goutte d’eau est tombée. On a même mis un son pour la goutte d’eau, très doux. Quand je parle d’existence, je parle de tout ça, tu vois ? Les enfants qui nagent dans cette scène, ce n’est pas la représentation d’enfants qui nagent. Ce sont des enfants qui nagent. C’est la réalité. C’est la présence de l’eau, du son, des corps en mouvement dans l’espace. C’est ça, je pense, que le cinéma peut montrer.

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Article publié le 20 mars 2019.
 

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