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Entrevue avec Nina Maria Paschalidou

Par Guilhem Caillard
« KRISIS » : LE VRAI DE LA CRISE

Nombreux sont ceux qui n'y croyaient plus. Pourtant, la quatorzième édition - hautement menacée - du Thessaloniki Documentary Film Festival s'est ouverte la semaine dernière, comme il se doit. De réputation internationale, l'événement dirigé par Dimitri Eipides, fondateur du Festival du Nouveau Cinéma de Montréal, bénéficie en plus d'un bel ensoleillement qui confirme l'installation définitive du printemps en Macédoine. Drôle d'ambiance trompeuse. Car le quotidien de la Grèce, nous le savons, n'a rien d'estival. Quand l'heure est à la dépression et que la situation économique et sociale du pays s'enlise, les créateurs et professionnels du film documentaire voient dans le festival une question de survie.

La jeune réalisatrice Nina Maria Paschalidou est des premiers d'entre eux. Politique, finance, chômage, manifestations, immigration, environnement : autant de sujets qui bouillonnent et s'entrechoquent dans sa vision du pays l'ayant vu naître. Ce sont aussi les grands thèmes de l'édition 2012 du festival.

Nous avons rencontré la réalisatrice à Thessalonique après la première de son film Krisis, ayant soulevé bien des réactions chez les spectateurs et trônant au sommet de la liste des films les plus visionnés par les participants du « Doc Market » (acheteurs, journalistes, programmateurs). Du haut de ses 62 minutes, ce documentaire à l'esthétique résolument moderne se présente comme un portrait aux multiples visages du quotidien de la crise grecque, à des années lumières des images auxquels les grands médias nous ont habitués. Krisis suit les premiers concernés : dans la rue, dans les montagnes, auprès des étudiants d'Athènes, comme au fin fond de la Crète, où l'éloignement n'épargne pas pour autant Yagos Chaivetis, ce musicien adepte de lyre traditionnelle. Mais la démarche de Nina Maria Paschalidou, avec son collaborateur Nikos Katsaounis, s'inscrit dans un projet encore plus large : « The Prism », dont elle nous a parlé, et qui se révèle être un formidable outil de compréhension des enjeux en cours dans le pays.


Panorama-cinéma : Qu'est-ce que « The Prism »? (http://www.theprism.tv/).

Nina Maria Paschalidou : Je travaille sur cette initiative depuis trois ans. Nous avons réuni quatorze journalistes que nous avons formés à la photographie. Le groupe compte également des musiciens et des monteurs grecs. Au total, trente personnes ont été impliquées. Ensemble, nous avons créé le tout premier documentaire web en Grèce.

Panorama-cinéma : D'où vient l'idée?

Nina Maria Paschalidou : Juste avant de me lancer dans le projet, je vivais à Washington, DC. Nikos Katsaounis, le coréalisateur, vivait à New York. Nous étions spectateurs à distance des premiers bouleversements sociaux en Grèce dès décembre 2008. Je suis née en Grèce, puis j'ai étudié à Lausanne en Suisse pour ensuite m'installer aux États-Unis pendant plusieurs années. Je suis revenue en Grèce en tant que correspondante pour un quotidien national. Dès lors, j'ai beaucoup voyagé en France, aux Balkans, commençant peu à peu à m'investir dans le documentaire. Je me suis vite intéressée aux questions humanitaires tandis que Nikos expérimentait les nouveaux médias à New York. Il fallait faire quelque chose sur la Grèce. Nous voulions être au plus près de la crise, alors naissante, lui consacrer tout le temps nécessaire. Nous sommes revenus au pays et avons débuté le travail. Vingt-sept sujets ont été traités à travers autant de courts métrages que nous avons mis en ligne sur notre site www.theprism.tv. Chaque film traite de la crise, parfois de façon moins directe : nous avons parcouru les frontières du pays pour rencontrer les clandestins cherchant une porte d'entrée vers l'Europe, visité des îles un peu partout. Nous cherchions à offrir l'image de la Grèce la plus moderne qui soit.

Panorama-cinéma : Pour tourner ces petits films, vous avez utilisé des appareils photographiques DSLR de nouvelle génération, des reflex mono-objectifs, comme ceux de Canon qui produisent une esthétique complètement nouvelle, et différente de ce que nous avons l'habitude de voir...

Nina Maria Paschalidou : C'était le meilleur outil pour le web comme pour la projection en salle. La profondeur est complètement différente, très moderne. Des sujets laids ou des plans moins intéressants sont embellis via cette technique. Le film compte d'ailleurs plusieurs vues d'ensemble sur, par exemple, des ports grecs, ou bien les places d'Athènes emplies de manifestants. Ces images, ainsi captées, sont très détaillées et donnent parfois l'impression d'être accélérées.

Panorama-cinéma : Qu'avez-vous fait ensuite de ce matériel?

Nina Maria Paschalidou : À partir de toutes les images récoltées - plus de soixante heures -, nous avons d'abord effectué une première sélection pour le site web. Une fois la structure mise en place, nous avons commencé à penser chaque court métrage en relation avec les autres, offrant une vision de ce qui allait devenir le film Krisis.

Panorama-cinéma : Avez-vous été financés?

Nina Maria Paschalidou : Non. Il s'agissait de nos économies personnelles. Les participants ont fait des sacrifices, trouvant tout leur intérêt à travailler avec nous puisque nous les formions en même temps. « The Prism » était surtout une belle occasion de se distinguer des méthodes traditionnelles. Ce fut pour beaucoup une expérience complètement inédite.

Panorama-cinéma : En guise d'introduction, le film commente des images d'archives et présente les grandes lignes de l'histoire moderne de la Grèce. Mais Krisis se détache rapidement d'une telle approche...

Nina Maria Paschalidou : Nous voulions en effet plonger les spectateurs dans les réalités quotidiennes du pays, sans trop attendre. Et surtout amener chacun à se diriger vers le site web pour en savoir davantage sur les personnages. Par exemple : Krisis suit les manifestants issus de la gauche radicale du pays; www.theprism.tv leur consacre un court métrage de sept minutes qui permet d'en apprendre plus.

Panorama-cinéma : Cette année, en Grèce, plusieurs documentaires sur le même sujet ont vu le jour. La plupart sont présentés en ce moment même à Thessalonique, parmi lesquels Children of the Riots (Christos Georgiou, 2011) et 155 Sold (Yorgos Pandeleakis). Ou encore : Oligarchy (Stelios Kouloglou, 2012), qui se présente comme une enquête "à la Michael Moore" sur les origines du problème. Stelios Kouloglou revient sur les politiques néo-libérales menées depuis les quarante dernières années, à commencer par le Chili de Pinochet et les valeurs défendues par le groupe des Chicago Boys sous la houlette de Milton Friedman (principal théoricien du libéralisme), pour aboutir, bien sûr, à la Grèce de Papandréou, ses relations avec l'Europe et l'inquiétante implication de la banque d'investissements Goldman Sachs au sein de la machine politique du pays. Votre film ne fonctionne pas du tout de cette façon, à commencer par la narration...

Nina Maria Paschalidou : Je n'ai pas aimé Oligarchy. D'abord, parce que je préfère faire le moins possible appel aux images d'archives. Mais ce que je n'apprécie pas, dans ce film comme ceux que vous avez cités, c'est cette tendance généralisée consistant à porter la faute sur les gouvernements étrangers et les institutions cachées derrière une conspiration financière. Je ne dis pas que les marchés et les banques ne sont pas aussi responsables, bien sûr. Nous voulions faire le tri, nous distinguer en mettant toutes ces choses de côté. Nous avons rencontré des manifestants pour qui les premiers responsables sont les défenseurs d'un système qui ne fonctionne plus dans le pays, croyant, par exemple, à un retour en force du socialisme. Pour les intervenants davantage ancrés à droite, la responsabilité est celle de tous les Grecs habitués à évoluer au sein d'un secteur public hyper-présent. Pour certains, faire carrière dans la fonction publique apparaît comme le meilleur avenir possible. Bien des parents ont poussé leurs enfants à entrer dans le public, aboutissant à un surdéveloppement du système. Dans le contexte, je crois que tout le monde a raison. Nous avons approché un historien très réputé et controversé : Thamos Viremis, qui a beaucoup écrit sur l’ascension de Papandréou et ses méthodes populistes. Pour lui, les Grecs sont les premiers responsables. Si vous visitez le site web, vous serez frappés par la diversité et la pertinence des points de vue. Notre projet est avant tout un grand hommage à cette incroyable effervescence d'opinions, de prises de position, d'actes et de paroles qui traversent le pays actuellement.

Panorama-cinéma : Votre film débute aussi avec ce témoignage d'une jeune femme grecque revenue au pays après une longue absence : « Je ne reconnais plus mon pays. Qu'est devenue cette lumière qui le caractérisait tant? » Vous-même, qui avez quitté la Grèce pendant dix ans, partagez ce constat amer, très répandu à travers la jeunesse.

Nina Maria Paschalidou : J'ai vécu aux États-Unis où la situation est très différente, gardant toujours un oeil ouvert sur la situation de mon pays d'origine. Mais c'est en revenant que j'ai été frappée de plein fouet par le vrai visage de la crise. Je réalise souvent des documentaires à l'étranger, en particulier auprès des populations concernées par la guerre. Je suis plongée dans ces réalités pendant trois ou quatre mois, mais je repars ensuite. Or, avec ce nouveau projet, je devais me réveiller chaque matin avec la crise, et moi-même vivre son quotidien. La plupart de mes amis ont perdu leur emploi. J'ai dû accompagner mon père dans de grandes périodes de stress, qui l'affectent encore. En mai 2010, des banques ont été incendiées à Athènes et six personnes ont perdu la vie. J'étais en déplacement à Washington et mes collègues de travail là-bas me regardaient avec effroi, ne comprenant pas ce qui se passait en Grèce. Ils me demandaient comment pouvait-on en arriver là. Et je ne savais pas quoi leur répondre. C'était terrible. Je me souviens de la Grèce d'antan. Tout jouait en notre faveur. Nous avions le soleil, la mer qui tient un rôle fondamental dans la vie du pays, une atmosphère positive et un grand sentiment de liberté. L’Italie et l'Espagne partagent aussi en partie cet esprit. Nous étions habitués au tourisme et ses bienfaits. Il y avait aussi cet argent venant de l'Union Européenne. Tout a vite changé. Comment un jeune peut-il espérer survivre aujourd'hui quand il ne gagne même pas 500 euros par mois? L'ambiance est devenue extrêmement dépressive, dans les rues, partout.

Panorama-cinéma : Nous venons de parler des responsabilités multiples dans cette situation, la plupart étant dénoncées dans le film selon des points de vue variés. Quel est le vôtre?

Nina Maria Paschalidou : La Grèce est un pays très jeune : l'occupation turque a duré jusqu'en 1923. Notre nation contemporaine est encore fraîche. Mon pays a mis beaucoup de temps à se relever et à reconstruire son identité. Il a fallu sortir de l'Empire ottoman, puis de la Seconde Guerre mondiale qui a tout dévasté. Les pressions, et à la fois l’excitation, de l'Union Européenne sont ensuite arrivées si vite : nous n'avions aucune fondation pour cela. La mentalité grecque n'a jamais aidé à ce niveau... La corruption a commis et commet encore tant de maux. Si vous voulez installer l'électricité chez vous aujourd'hui, il est difficile d'éviter les pots-de-vin, ce qui est quand même absolument incroyable! La corruption est partout dans la sphère publique. Ces habitudes sont tellement ancrées qu'il est pratiquement impossible de s'en découdre. Au final, la situation économique internationale, c'est la goutte qui fait déborder le vase : la pire des choses pour tout faire éclater. C'est loin d'être le problème principal. Je n'ai pas peur de dire que nous sommes tous responsables : pendant des années, les Grecs ont alimenté ce rêve d'obtenir une belle situation sans trop d'efforts. Les gens n'ont pas cessé de penser qu'on pouvait devenir millionnaire en travaillant dans la fonction publique. Cela a marché pour certains, au détriment des efforts menés par les autres, mais surtout grâce à la corruption. Jour après jour, sont révélés des comptes bancaires possédés par des représentants syndicaux qui ont accumulé des millions d'euros en dessous de la table. Ce n'est pas non plus une grande nouvelle : tout le monde en a toujours été conscient. Je peux vous dire que la solution n'a rien à voir avec les plans d'austérité. Nous pourrons relever la tête seulement lorsque tous les Grecs commenceront à se poser la question de leur avenir avec intégrité. « Qu'est-ce que je peux faire de mon avenir? Et comment me rendre vraiment utile à la société? » : voilà ce qu'il faut se dire. Cela implique : moins de corruption, le respect de l'environnement, construire une vision pour soi-même, son travail et en même temps son pays. Certains disent qu'il faut changer le système politique : ce sont d'abord les habitudes qu'il faut modifier.


Panorama-cinéma : Quelles ont été les réactions des plus jeunes ayant découvert Krisis?

Nina Maria Paschalidou : C'est d'abord la forme qui a su les accrocher. Le montage est très dynamique, et comme je vous en parlais, nous avons tout fait pour donner aux images un aspect inhabituel au travers d'une nouvelle esthétique. En Grèce, au cinéma comme à la télévision, on rencontre très peu de films réalisés avec ces appareils photographiques de dernière génération. La forme narrative a également beaucoup troublé. La plupart des gens attendaient davantage de prises de position politique. Ils voulaient quelque chose dans l'esprit de Oligarchy, justement : des enquêtes à la façon de Michael Moore, en soit très divertissante. C'est ce qui domine dans le paysage télévisuel, à commencer par les séries d'investigation policière qui nous viennent des États-Unis. Mais Krisis est tout le contraire : les spectateurs se sont trouvés en face d'eux-mêmes! Le film les a directement interpellés, sans passer par le moindre filtre ou artifice, les appelant à s'impliquer également dans le projet plus global que constitue « The Prism ». Et surtout : les jeunes ont apprécié l'optimisme du film, en particulier sur la fin. La Grèce est encore un pays libre. Nous ne sommes pas en plein coeur de l'Afrique.

Panorama-cinéma : Le film se termine également sur une teinte plus spirituelle, avec, en l'occurrence, cette citation : « Fais quelque chose avec tes mains, et les Dieux t'aideront. »

Nina Maria Paschalidou : C'est un proverbe très ancien. La religion est très importante en Grèce. Nous avons suivi les pèlerins de Thinos, une île réputée pour ses processions dédiées à la Vierge Marie chaque année, le 15 août. Et c'est d'autant plus d'actualité qu'il existe un grand conflit en Grèce avec l’Église qui ne paie aucune taxe.

Panorama-cinéma : L'immigration est un sujet tout juste effleuré dans Krisis...

Nina Maria Paschalidou : Nous en parlons à travers les visages des personnes interrogées, par exemple ce jeune homme qui vient du Nigeria et parle parfaitement grec. L'immigration en général a connu un immense boom au cours des dix dernières années. Mais il faut voir la réalité en face : nous ne sommes plus en mesure d'assumer une politique d'immigration viable. Thessalonique est une ville très différente à ce sujet, comparativement à Athènes où les immigrés, plus nombreux, sont traités de manière effroyable. Il n'y a pas d'emploi.  Forcément, il y a de plus en plus de délinquance. Mais nous n'avons rien fait de concret, avant comme pendant la crise, pour intégrer ces gens-là. La question est d'autant plus délicate que beaucoup d'immigrés n'ont pas l'intention de rester en Grèce. Ils cherchent  plutôt à entrer en Europe. Krisis fait ressortir la question suivante : de quels droits devrions-nous parler? Ceux des clandestins qui entrent dans le pays ou bien ceux qui vivent ici depuis longtemps, mais font face au même rejet? Difficile de trancher.

Panorama-cinéma : Krisis est rattaché à cette image, très forte, dans laquelle un manifestant lance un projectile en direction du Parlement. La Place Syntagma n'a jamais autant fait la une des journaux nationaux comme internationaux.

Nina Maria Paschalidou : J'aime énormément cette photographie. Elle a été réalisée par un espagnol, Javier Merelo, passionné par le photo-journalisme. Javier a passé énormément de temps devant le Parlement, pour comprendre ce symbole, capturer les visages des manifestants. Il a mené un travail incroyable. Il y a un mois, plus de quarante bâtiments historiques ont été incendiés à Athènes : cela en dit long sur la fureur en cours envers le système politique grec, et il est primordial de documenter ces événements coûte que coûte. Les manifestations sont loin d'être terminées, j'en ai bien peur. De nouvelles élections approchent, et je crois qu'un gouvernement de coopération entre les partis politiques, une union collective, sera la meilleure solution pour avancer.

Panorama-cinéma : Votre prochain projet?

Nina Maria Paschalidou : Je m'intéresse à la tradition des soap operas en Turquie. C'est un véritable phénomène dans les Balkans et au Moyen-Orient, un peu à la manière des Telenovelas sud-américaines. En Syrie, les femmes sont en ce moment et plus que jamais cloîtrées dans leur appartements et regardent ces émissions à longueur de journée. Mon angle d'approche sera celui des femmes : comment sont-elles affectées par les soap operas turcs? Je suis déjà allée en Arabie saoudite et au Caire pour mener des enquêtes auprès des spectatrices. C'est un sujet de grand intérêt et qui, par la situation historique et géographique de la Grèce vis-à-vis du monde musulman, nous concerne grandement.


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Article publié le 16 mars 2012.
 

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