ÉDITORIAL : À l'ombre de La Métropolitaine
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Tu dors Nicole (2014)
Stéphane Lafleur

En terres inconnues

Par Olivier Thibodeau
Le nouveau film de Stéphane Lafleur débute avec un habile subterfuge qui nous dévoile d’emblée son caractère ludique et irrésistible, consacrant du coup le doigté grandissant d’un réalisateur qui vieillit comme le bon vin. C’est ainsi que l’écran noir du générique est bientôt ponctué par le bruit désincarné d’un cours d’eau, signifiant surdéterminé de la sérénité campagnarde qui laisse immédiatement poindre chez le spectateur une soudaine envie de voyage. Nourri aux clichés pastoraux du Québec profond, celui-ci s’imagine soudain quitter le brouhaha urbain pour la quiétude d’une berge bordée de quenouilles. L’illusion est telle qu’on ne peut réprimer un certain choc lorsque la caméra dévoile la source réelle de l’anesthésiante mélodie, soit le tableau encadré d’une chute d’eau accroché dans la chambre encombrée d’un jeune homme. Échappatoire circonstancielle à l’oppressant univers environnant et dernier refuge pour l’imaginaire d’une héroïne insomniaque y ayant passé une soirée de divertissement charnel, cet objet kitsch constitue l’invitation parfaite aux nombreux jeux proposés ici par Lafleur, surprenantes substitutions d’images éculées et projections fantasmagoriques sur fond de déterminisme banlieusard. Le résultat est une oeuvre charnière qui réaffirme les nombreuses lubies de l’auteur tout en lui dévoilant une surprenante maturité, laquelle lui permet ici de transcender la froideur de ses premières oeuvres grâce à un humour humaniste et libérateur.

Protagoniste titulaire de l’oeuvre, Nicole Gagnon (Julianne Côté) est une jeune femme comme les autres. Un peu blasée, un peu rêveuse, dotée d’un charmant minois et d’une spontanéité irrésistible, elle trouve la clé des champs dans la contemplation excentrique de l’univers banlieusard surdéterminé où elle passe les vacances estivales avec son amie Véronique (Catherine St-Laurent). Héritière de la maison familiale dans l’absence des parents, elle compte pleinement y profiter de l’oisiveté insouciante des jeunesses estudiantines jusqu’au jour où son frère Rémi (Marc-André Grondin) investit les lieux avec les musiciens de son groupe, invités afin d’y pratiquer de tonitruants morceaux au grand dam de leur hôtesse. Faisant voler en éclats le silence monastique garant de son enivrant ennui, les envahissantes sonorités rock du grand frère précipiteront le désir d’exil de la jeune femme, pour qui la récente acquisition d’une carte de crédit lui permet de rêver innocemment aux lointaines landes islandaises. Victime d’une insomnie galopante, Nicole vit déjà dans un univers décalé du reste de ses contemporains, mais c’est finalement l’attrait des majestueux geysers de la terre de glace qui substituera le rêve au réel, faisant de la proposition titulaire une simple vérité aux importantes implications ontologiques.

Passé maître dans l’art du cadrage, Lafleur poursuit ici le bon travail amorcé avec Continental, un film sans fusil (2007) et En terrains connus (2011), faisant de chacun des ennuyeux décors du récit un joyau de composition photographique. Heureusement, ce n’est plus le vide de l’existence qu’il tente maintenant de capturer par la rigueur de son art, mais un vaste univers de possibles tel que stimulé par l’imaginaire foisonnant des jeunes de banlieue, seul vecteur de leur miraculeux pouvoir à transcender les haies de cèdres et les clôtures de bois traité délimitant les bulles familiales qui s’y agglutinent de façon labyrinthique. La diégèse déprimante de ses premières oeuvres s’élargit ainsi de toutes parts afin d’offrir une place proéminente à l’humour et au fantastique esquissés plus tôt en filigrane. Les limites du cadre s’élargissent également, repoussées très loin par l’ajout d’un espace hors champ vaste et intrigant qui invite sans cesse la caméra à en explorer les profondeurs inconnues, contribuant ainsi de façon excitante à la qualité ludique de la mise en scène. La chronique anticipée d’une vie carcérale se transforme donc en un merveilleux conte contemporain, preuve qu’il existe véritablement une dimension imaginaire à la vie de banlieue. Preuve également que le monde n’est pas aussi froid que Lafleur le laissait autrefois paraître. Le résultat est une oeuvre qui transcende joyeusement le Continental 3 auquel on pouvait s’attendre, amusant exercice d’iconoclasme et impérative allégorie de l’imaginaire québécois dont le spectacle s’avère tout aussi pertinent qu’il est exaltant.

Doté d’un arsenal comique assez varié, qui inclut un délicieux MacGuffin à saveur typiquement québécoise, le film divertit surtout par la subversion des lieux communs généralement associés à l’univers banlieusard, manipulant ainsi les attentes du spectateur de façon jubilatoire. Cet exercice est d’autant plus important qu’il permet au réalisateur de s’affranchir du traitement conventionnel des images propres à ses premiers films, restaurant du coup la magie du cinéma comme il restaure la magie du quotidien. Infusant le récit d’éléments fantastiques inattendus, celui-ci profite également de l’insomnie de sa protagoniste pour dépeindre un monde nocturne légèrement décalé du réel, ajoutant à son oeuvre une touche onirique trop souvent absente d’un cinéma québécois autrement froid et contemplatif. Le quotidien en apparence banal cède ainsi son lot de visions singulières, parades de voisins pittoresques s’exhibant fièrement sous la lune ou balades dans les ténèbres à la recherche du ténor des buissons. L’utilisation de la photographie en noir et blanc aide beaucoup à maintenir ce climat d’étrangeté, puisqu’elle accentue les jeux de lumière au point de l’abstraction, peuplant la nuit funeste de feux follets et de soucoupes volantes, transformant les rues bordées de bungalows et les terrains de baseball publics en de sublimes contrées extraterrestres où il est encore permis de rêver à d’autres choses qu’aux barbotines et aux balades en moto.

Si le précédent film de Lafleur contenait certes un élément fantastique incontournable, homme du futur timidement introduit pour nous délivrer une prophétie inéluctable, Tu dors Nicole laisse libre cours à l’expression d’un imaginaire libérateur, laissant celui-ci s’épancher gaiement dans le panorama éminemment réaliste de l’oeuvre afin d’en dévoiler une dimension insoupçonnée. Fuyant le lit du jeune homme épris de l’introduction, on verra donc Nicole réintégrer promptement son vélo, cadenassé à une clôture non loin de là. Contre toute attente, on y découvre alors de nombreux autres vélos, accrochés de façon chaotique sur le treillis métallique, parfois hors de portée de la main humaine. Or, cette surprenante mosaïque est filmée avec tout le détachement du monde, comme s’il s’agissait d’un fragment de rêve croqué sur le vif, preuve du caractère indomptable d’un imaginaire qui parviendra toujours à subvertir la nature oppressante du quotidien. Cette proposition initiale préfigure d’ailleurs l’apparition d’éléments plus excentriques encore, jeune garçon à la voix de ténor ou geyser improvisé dans la piscine familiale, tous deux filmés de la même façon transparente. Sans compromettre la qualité réaliste d’une oeuvre qui s’impose finalement comme la simple chronique d’un été, ces deux éléments réitèrent la leçon première d’un art véritablement cinématographique, soit le pouvoir de la caméra à créer un espace romanesque où la logique cède facilement au désir. Loin de simplement servir d’échappatoire à un public nourri à l’écrasante déprime de héros enneigés, cette tactique permet également à Lafleur d’élargir le canon du simple « portrait de milieu » pour lequel il était connu jusqu’ici, revenant ainsi aux racines prolétaires d’un art qui se trouvait ainsi privé de son caractère ludique par une prédilection malsaine pour le misérabilisme.

Malgré une dimension onirique étrangement pertinente, Tu dors Nicole, reste au demeurant un film de passage à l’âge plutôt conventionnel. En ce sens, il est admirablement bien servi par une jeune vedette très charismatique, dont le naturel désarmant sied parfaitement à l’attitude désinvolte d’un personnage sublime qui luit ici de mille feux, étoile brillante accrochée au firmament d’un cinéma qui daigne trop rarement tourner les yeux vers le ciel. Celle-ci se révèle donc comme la solution parfaite à l’angoisse vinaigrée de la faune lafleurienne, laquelle s’élargit maintenant pour inclure l’insaisissable « bête lumineuse » poursuivie par Stéphane-Albert Boulais, créature mythique née d’un imaginaire poétique que même les plus cruelles moqueries et les plus tangibles obstacles ne sauront abattre.
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Critique publiée le 3 septembre 2014.