DOSSIER : ROBERT MORIN & ANDRÉ-LINE BEAUPARLANT
Infolettre  |  
L’équipe  
Soutenez-nous

Heather Young : Les solitudes féminines

Par Mathieu Li-Goyette


:: Heather Young sur la plateau de There, There [photo : Meghan Tansey-Whitton]


Diffusé en coup de vent à la mi-décembre,
There, There (2024), le nouveau film de Heather Young, cinéaste des Maritimes au travail exemplaire, la montre en pleine forme à traiter son éternel sujet : la solitude féminine. On y retrouve une femme âgée, Ruth (Marlene Jewell), au seuil de la maladie d’Alzheimer, puis sa proche aidante, Shannon (Katie Mattatall), enceinte et dépitée. Ensemble, elles cheminent vers un nouveau tournant de leur vie, apprenant par l’observation et dans l’attention comment la solidarité leur permettra de conjurer leurs solitudes.

Après Murmur (2019), un premier long métrage fort réussi, Young poursuit ses portraits en teintes de gris beige, cadrés dans une conscience sociale qu’on a pu voir aussi dans son dernier court métrage présenté cet automne au Festival du nouveau cinéma, A Soft Touch (2025). Les intéressé·e·s noteront de plus cet article personnel que la cinéaste a rédigé pour nous en 2022 à l’occasion de notre numéro sur les cinémas de l’Atlantique canadien. Enfin, ielles pourront découvrir la majorité de ses courts métrages, disponibles en accès libre ici.
 


:: Shannon (Katie Mattatall) et Ruth (Marlene Jewell) dans There, There [Brass Door Productions, Houseplant Films, Marjorie Films]


Mathieu Li-Goyette :
J’aimerais qu’on commence par le titre, There, There. [En anglais], c’est quelque chose qu’on dit lorsqu’on veut rassurer quelqu’un. En même temps, si on l’entend littéralement, c’est une façon de réitérer l’endroit où quelqu’un se trouve. En regardant le film on se rend compte que c’est aussi Ruth qui se perd et qui se retrouve. Qu’est-ce qu’il évoque pour toi, ce titre ?

Heather Young : Quand j’ai commencé à scénariser le film je n’avais pas de titre en tête. En l’écrivant, à un certain point et dans une version plus tardive, j’ai écrit « There, there ». C’était une ligne que Ruth dit à Shannon, la jeune protagoniste. À force de relire le scénario, la réplique a fini par se démarquer. C’est une expression qu’on utilisait dans ma famille. Ma grand-mère me l’a souvent dite ; c’est quelque chose qu’on lance pour réconforter et puis, en même temps, ça n’a pas vraiment de sens. Ayant cela en tête, je trouvais ça intéressant que Ruth le reprenne, pendant qu’elle se perd de plus en plus dans ses paroles, dans la suite de ses idées. Il y a quelque chose dans la simplicité de l’expression, dans le fait que sa consolation est très contextuelle, qui me plaît. Ruth n’est plus à un stade de sa vie où elle pourrait beaucoup aider quelqu’un comme Shannon, mais elle peut lui parler, faire des gestes simples ; on peut ainsi montrer qu’elle peut encore avoir une incidence sur la vie des autres.

MLG : C’est intéressant que tu parles de la simplicité de l’expression et de l’importance de son contexte. Ça résonne beaucoup avec ton cinéma, qu’on peut considérer, au premier regard, comme « simple », mais qui éventuellement se développe justement de manière contextuelle. Par exemple dans ta manière de présenter tes personnages, de faire des portraits de la solitude féminine, depuis ton premier film [Howard and Jean, 2014], ça fonctionne toujours en prenant soin de bien montrer les lieux de la vie privée, de regarder comment l’intériorité de tes personnages peut les habiter. Cette solitude féminine est d’ailleurs très spécifique. On n’imagine pas un vieil homme fâché [grumpy old man] éprouver le même genre de solitude…

HY : En effet. C’est vrai que c’est très spécifique. Peut-être que la prochaine fois, je ferai un film sur un vieil homme fâché. (rires)

Ça ne risque pas d’arriver cela dit ! Blague à part, c’est définitivement quelque chose auquel je reviens constamment. « Solitude féminine », c’est une manière de le formuler que j’aime bien. Et ça s’applique effectivement à ce contexte. Je pense que ça remonte à certains de mes plus vieux souvenirs. J’ai été élevée par une mère monoparentale, et je l’observais beaucoup en grandissant, aussi parce que j’étais enfant unique. Il n’y avait que nous deux. C’est probablement là que j’ai commencé à m’intéresser à cette solitude si spécifique, en regardant ma mère, en la voyant naviguer dans la vie de parent seul, sans partenaire pour la soutenir à chaque étape de la parentalité. C’est une solitude tellement différente, et puis ça affecte la vie des femmes d’une manière si particulière. Ma mère travaillait à temps plein en plus de s’occuper de moi, alors, en l’observant, en devenant adulte, c’est quelque chose qui n’a pas cessé de me marquer. Et puis je me suis aperçue que le cinéma nous permettait de ne plus nous sentir si seul·e·s, en regardant quelqu’un qui expérimentait quelque chose auquel on pouvait s’identifier. On peut constater la solitude d’un personnage, son isolement, les efforts qu’il fait pour s’en sortir, et se rendre compte que nous ne sommes pas seul·e·s à nous débattre avec ces émotions.

De les avoir ressenties, de les avoir observées à différents points dans ma vie, je pense que ça a maintenu ma fascination pour l’exploration de ce type de situations, de ces personnes qui travaillent à alléger cette douleur, et à essayer d’établir des connexions humaines de n’importe quelle manière qu’ils le peuvent. Ils le font presque par désespoir, n’est-ce pas ? Enfin, je fais une histoire courte d’une histoire longue. Ce sont des émotions qui me touchent depuis mon enfance, alors je veux que les gens puissent aussi trouver du réconfort dans le fait de les partager.

MLG : Est-ce que tu le vois parfois comme une manière de poser un commentaire sur une question plus large ? Pas nécessairement sur la société, mais au moins sur un contexte social ?

HY : Je pense que oui. En fait, je ne commence jamais à travailler sur un film en ayant pour objectif de poser un regard quelconque sur un contexte social. Je me concentre sur un personnage, sur la spécificité d’une personne. C'est certain qu’il y a des sujets sociaux qui en découlent ou qui l’entourent, peut-être de manière plus subtile ; ce genre de chose se passe en arrière-plan d’un film.

Ensuite, je me concentre sur des personnages qui, à mon avis, sont généralement négligés d’une manière ou d’une autre, qu’il s’agisse de quelqu’un que la société ignore, que les services sociaux oublient, que ses pair·e·s sous-estiment ou que sa famille délaisse. Des gens qui ont été poussés vers les marges au point d’en être devenus presque invisibles. J’aime amener ces gens vers l’avant-plan, me concentrer sur eux. En soi, je trouve que c’est une manière de me positionner sur ces sujets sociaux dont tu parles. Simplement de vouloir montrer la valeur de ces personnes, de les faire sentir appréciées alors qu’elles sont habituées à tout le contraire, c’est toujours ce que j’essaie de faire avec mes films. Dans mon récent court métrage, A Soft Touch (2025), je m’avance encore plus dans cette direction en présentant, à travers un personnage, les failles de l’aide sociale en Nouvelle-Écosse, puis dans le reste du Canada. La sécurité financière de la majorité des personnes âgées est très fragile, et de nombreux besoins ne sont pas couverts par l’État. Ellen, dans A Soft Touch, qui est une docufiction, souffre en réalité des mêmes maux que dans le film, et la majorité de ses besoins ne sont pas remboursés. Ça place nos aîné·e·s dans une situation de précarité financière extrêmement serrée. Je voulais explorer cette idée dans le film, la manière dont ielles vivent cette pression, et, en le faisant, c’est peut-être devenu mon film le plus social.
 


:: Ellen Potter dans A Soft Touch [Houseplant Films]
 

MLG : La manière dont tu racontes des histoires est très composée, réfléchie. L’isolement, la dépression, nous sont transmis par les images davantage que par les dialogues en tant que tels. Dans quelle mesure écris-tu avec des images spécifiques en tête ? Est-ce que tu l’écris, cet isolement, ou bien l’extrais-tu d’une approche davantage documentaire ?

HY : Je pense que c’est un mélange de ces deux choses. Définitivement, j’écris avec certains lieux en tête, même si ce n’est pas toujours possible, puisque, en le faisant, j’essaie de faire tenir les thèmes du film dans ses images, pour ne pas trop en imposer aux dialogues. J’essaie de m’en remettre le moins possible aux mots. Cela signifie aussi que, très tôt dans mon processus d’écriture, ces décors deviennent intrinsèquement liés à la création du récit. Dans le cas de There, There, le film est parti d’une image, tout simplement.

MLG : Laquelle ?

HY : J’étais très près de ma grand-mère, qui a éventuellement été placée dans une maison de retraite. J’ai passé beaucoup de temps là-bas pour lui tenir compagnie et, parfois, les infirmières me demandaient de les aider à convaincre ma grand-mère de faire certaines choses. Elle souffrait d’Alzheimer, alors ça lui arrivait de se frustrer, d’être confuse, colérique, et de s’entêter à ne pas obéir. Alors, une fois, quand elle ne voulait pas prendre son bain, on m’a demandé d’aider. Je l’ai calmée et nous l’avons amenée dans cette salle de bains adaptée de la maison de retraite, un endroit dont je ne connaissais même pas l’existence. Ma grand-mère était là, assise dans un petit lève-personne en plastique, nue, suspendue dans les airs mécaniquement, comme dans There, There.

MLG : Oui, c’est un plan mémorable du film.

HY : Cette image m’a vraiment marquée. Je me rappelle les petites jambes de ma grand-mère qui se balançaient dans le vide, à environ 10 pieds du sol. Ça me paraissait tellement haut et ça la rendait si vulnérable. L’image ne m’a pas quittée, et ça me semblait parfaitement cadrer les conditions dans lesquelles vivent ces personnes âgées. Alors voilà : parfois ça commence par une image comme celle-ci, et puis c’est la narration qui embarque et là je commence à raconter l’histoire qui va autour.

MLG : Tu parles de ta grand-mère. J’imagine qu’au-delà de ce souvenir en particulier, on doit retrouver pas mal d’elle dans les gestes de Ruth aussi ? Comment est-ce que ton interprète, qui est une actrice non professionnelle, a travaillé avec toi là-dessus ?

HY : En effet, Marlene [Jewell] n’a jamais été dans un film auparavant, mais c’est quelqu’un de très intelligent, de très sensible, ainsi rapidement elle s’est montrée intéressée à en apprendre sur ces souvenirs et sur ces émotions d’où provenait cette histoire. Puisque tout le personnage de Ruth est inspiré de ma grand-mère, de ce qu’elle a traversé quand elle a commencé à souffrir d’Alzheimer, puis de démence, Marlene et moi, on a beaucoup parlé d’elle, de cette expérience très spécifique qu’elle a vécue. Ensuite, comme tu le pointes, il y a tous les gestes qu’on voit dans le film et qui sont empruntés à ma grand-mère. Comme quand le personnage de Ruth se met à trouver des petits morceaux de poussière, de peluche, qu’elle les colle à des napkins comme s’il s’agissait de spécimens. Ma grand-mère faisait exactement la même chose, elle pensait que c’étaient des insectes dans sa maison, qu’elle était complètement infestée. Alors, elle nous amenait ces échantillons qu’elle appelait des insectes, en nous disant : « Ce sont eux ! Ce sont eux, les insectes ! » pour nous faire croire que ça se produisait réellement. Pour elle, effectivement, c’était réel, ça se produisait et c’était terrifiant.

J’ai beaucoup parlé à Marlene de ça, d’à quel point c’était important de croire que c’était vrai parce que c’était l’expérience qu’avait vécue ma grand-mère. Et ce n’était pas possible d’en débattre avec elle ! Ça la fâchait rapidement, ça ne servait à rien de la convaincre du contraire. Alors, il fallait suivre son raisonnement, se montrer réceptif jusqu’à ce qu’elle passe à autre chose. Marlene a été très réceptive à cela, y compris à ce que ça impliquait pour son interprétation. De vraiment y croire, de vraiment se montrer apeurée, ça relevait d’une croyance en ces choses qui vous entourent et en ce que cette personne a réellement ressenti.
 


:: Ruth (Marlene Jewell) dans There, There [Brass Door Productions, Houseplant Films, Marjorie Films]

MLG : Il y a une tout autre dimension à ton film qui s’incarne dans le personnage de Miranda, l’amie de Shannon, cette jeune protagoniste qui aime créer du contenu vidéo pour les réseaux sociaux. Est-ce que c’est trop facile d’y voir une manière pour toi de commenter la désinvolture qui vient souvent avec ce type de posture ? Une façon de montrer comment les générations plus jeunes vont chercher du réconfort dans ces formes ?

HY : Oui, je voulais inclure un personnage plus jeune, qui serait à un endroit complètement différent de celui où se trouve Shannon, qui attend son premier enfant. La comparaison était intéressante parce qu’elle me permettait en même temps de montrer la période de transition difficile que représente la maternité et toute la solitude que cela pouvait engendrer chez une femme plus jeune, en manque d’entraide. Je me demandais comment la solitude de Shannon allait pouvoir se montrer aux côtés de l’attitude de Miranda, puis voir comment les deux pouvaient s’influencer, même à petite échelle. Ou voir si c’est encore possible, pour deux amies qui sont à des points si différents de leur vie, de s’influencer ? Ensuite, je me suis concentrée sur les médias sociaux parce que c’était ce qui me semblait le plus réaliste pour un film qui se déroule à notre époque… Ça aurait été trompeur de ne pas le faire comme ça. (rires)

Cela rejoint aussi mon intérêt pour toutes ces envies qui habitent les gens au quotidien, pour la manière dont elles se manifestent. Est-ce que ces personnages laissent leurs envies les contrôler ou les influencer dans leur vie de tous les jours ? Comment est-ce que ça se reflète chez les nouvelles générations ? Il y a certainement un désir de s’exprimer qui est central à cette expérience des réseaux sociaux, un désir de connexion humaine, de saisir l’attention de quelqu’un pour lui montrer ce qu’on a ressenti, ce qui nous habite… Ce désir d’être vu, d’être compris, c’est aussi ce qui pousse Shannon à enregistrer cette vidéo où elle chante et partage sa peine. C’est le genre de publication qu’elle regretterait sûrement plus tard si elle la mettait vraiment en ligne, et en même temps elle l’a filmée à un moment de désespoir, où elle avait vraiment besoin de ressentir l’empathie de quelqu’un d’autre. Finalement, elle ne met pas la vidéo en ligne, mais de l’avoir désirée, pour moi, ça devient une extension du besoin d’écoute qui l’habite dans son rapport aux autres.

MLG : Absolument. Et c’est dans l’abstention du geste qu’on le comprend le mieux. Dans There, There, c’est comme si les changements survenaient sans qu’aucune crise n’ait lieu, ou, en tout cas, tu les laisses en hors-champ. On ne voit pas Shannon donner naissance à son enfant, on ne voit pas Ruth être déménagée de son appartement vers la maison de retraite. On l’assume, parce qu’on sait très bien comment ça se produit habituellement.

HY : Absolument. Concernant l’accouchement de Shannon, on m’a beaucoup posé la question, durant la scénarisation en particulier, parce que, déjà, cela se produisait lors d’une ellipse. Je pense qu’une bonne partie de la raison pour laquelle je n’ai jamais voulu inclure cette scène, c’est qu’on en a regardé si souvent au cinéma. Pour moi, ce n’était pas intéressant de m’enfoncer aussi dans cette direction. Ce qui m’intéressait davantage, c’était l’après, ce qui suivait ce moment plus « spectaculaire ». Quels sont les défis de la vie quotidienne après l’enfantement ? C’est la même chose avec Ruth. Qu’est-ce qui se passe une fois qu’elle est en maison de retraite ? On en apprend un peu, on sait qu’elle est tombée dans la rue, on se doute bien qu’elle a été retrouvée, mais comment est-ce que ça s’est passé ? Ce « comment » ne m’intéresse pas beaucoup au final. Je préfère me concentrer sur la façon dont les personnes gèrent leur quotidien, comment elles se sentent dans leur corps, au jour le jour. Et, au bout de ça, sur la manière dont elles se tiennent debout et poursuivent leur vie.
 


:: Babette Hayward dans Milk [Houseplant Films]

MLG : Oui et ton film le dépeint bien en gardant une structure parallèle entre tes deux protagonistes. D’ailleurs, c’est quelque chose que tu fais depuis tes premiers films, cette analogie filée entre tes personnages. Depuis Howard and Jean,en passant par Milk (2017), puis Murmur (2019), on voit des femmes liées à des animaux, et tu nous pointes ces derniers comme des reflets de leur condition. Qu’est-ce que tu trouves à ces parallèles ? Est-ce que tu les traces pour forcer la comparaison ? Ou est-ce pour montrer justement que ces personnes ne sont pas si seules ?

HY : Oui, en effet, mais dans ces exemples, on est face à des comparaisons plus directes, alors que dans There, There,on avec deux personnes très différentes, à des stades complètement opposés de leur vie, donc je trace ces parallèles entre leurs vies, puis de manière visuelle aussi, pour montrer la nature ubiquitaire de leurs expériences. Ce sont des étapes différentes de la vie, mais elles concernent évidemment beaucoup de personnes. En travaillant cette structure, je veux montrer la similitude de ces solitudes. Et en le faisant, peut-être montrer que c’est une expérience commune à laquelle tout le monde peut éventuellement s’identifier.

 

Quatre courts métrages de Heather Young

Howard and Jean (2014)
Fish (2016)
Milk (2017)
The Night Is The Hardest Time (2018)

Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Article publié le 30 décembre 2025.
 

Entrevues


>> retour à l'index