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Jeux vidéo - Nino Kuni: Wrath of the White Witch

Par Mathieu Li-Goyette

Le matériau émotif

Ni No Kuni (que l'on pourrait traduire par « L'autre monde ») est un objet tout à fait fascinant. D'abord, parce qu'il échappe aux écueils sirupeux et linéaires de son genre (le jeu de rôle japonais, ou JRPG, défendu depuis des années par des franchises à rallonge comme Final Fantasy et Dragon Quest), ensuite parce qu'il est d'une beauté plastique fort probablement inégalée parmi ses confrères. Fruit d'une étroite collaboration entre le développeur indépendant nippon Level 5 et le Studio Ghibli, Ni No Kuni est l'aboutissement d'une tradition cinématographique mise en jeu selon les codes vidéoludiques les plus fiables. Les longues traversées en bateau, la magie époustouflante, l'héroïne à conforter et les mondes parallèles se dérobant sous nos pieds, l'ensemble des thématiques mises en scène dans l’oeuvre de Miyazaki se retrouvent ici explorées par un jeu qui, sans être l'adaptation littérale de Nausicaä of the Valley of the Wind ou de Spirited Away, en est pourtant le plus digne héritier.



Sans aucun doute, Ghibli brouille les cartes et transcende le médium

C'est donc dire que les amateurs de Ghibli de la vieille époque, ceux qui rechignaient face au tournant enfantin que semble définitivement avoir pris le studio depuis Howl's Moving Castle, retrouveront dans Ni No Kuni une histoire interactive tout à fait enlevante, une épopée digne de Castle in the Sky où les ruines ensorcelées succèdent aux villages sympathiques, où notre équipe, rapidement composée de quatre héros au coeur pur, travaille au bien-être des diverses communautés rencontrées. Contrairement à la mode des quêtes secondaires arithmétiques (« rapporte-moi 4 têtes de bête, je te donnerai 400 pièces d'or », ordonnent-ils dorénavant dans tous les jeux et tous les genres), Ni No Kuni base sa progression narrative et sa jouabilité sur la récolte d'émotions et leur donation aux âmes les plus solitaires : prenons-lui-en une poignée (un coup de baguette suffit puisque notre protagoniste est magicien) et transférons cette joie de vivre à une femme qui a le cafard, deux coins de rue plus loin.
C'est aussi simple, limpide et efficace que ça.

L'alchimie émotive qui se met en branle permet à notre héros d'amasser de nombreux états d'âme. Le courage, la tempérance, la bonté, tout y passe et s’emmagasine dans une fiole transportée au cou d'Oliver, petit mage de la ville de Motorville, téléporté par la fée Lumi dans un monde parallèle dans l'espoir de sauver sa mère. À l'image de Spirited Away, les effets d'un monde A affectera son jumeau B, monde où la matière s'est transformée radicalement. Les chats de gouttière d'ici deviennent les rois de là-bas. Le royaume de Cat Returns croise le rêve merveilleux de Whisper of the Heart et nous propulse dans une expérience à part, à la fois hommage au génie créateur de Miyazaki, à la fois continuité d'une philosophie qui poursuit sont épopée à travers les médiums. C'est ainsi qu'au gré des volontés du joueur, Ni No Kuni nous permet d'alterner entre un univers plutôt semblable au nôtre et ce monde magique d'esprits et d'âmes soeurs. La formule, reprise depuis des années dans le jeu vidéo et sans aucun doute héritée de la tradition japonaise du shinto fonctionne ici sur de nombreux niveaux, entremêlant l'évolution d'un récit jamais ennuyant et la jouabilité qui s'en trouve rehaussée, chapitre après chapitre.

Le monde enchanté s'anime

C'est-à-dire qu'en explorant les immenses contrées de Ni No Kuni, le joueur sensible aux thématiques que Miyazaki exposait dans l'illuminant Princess Mononoke ne pourra s'empêcher d'y voir une transposition fidèle et passionnée. L'importance des forces élémentaires de la Nature vient jouer un rôle crucial dans un design qui tire ses inspirations des fables écologistes du conteur japonais, mais aussi du système « à collection » mis en valeur par la franchise Pokémon où des joueurs partent à la recherche de monstres de plus en plus rares, tentant de les entraîner et de les faire évoluer. Du Tamagotchi qui était en vogue durant les années 90 jusqu'aux prouesses techniques du jeu de rôle japonais, Ni No Kuni condense un ensemble de signes et d'éléments discursifs en rejetant tous ceux qui ne pourraient s'inscrire à l'intérieur d'une expérience ludique véritablement originale; l'exploit de Level 5 et Ghibli viendra mettre un baume sur la blessure des amateurs d'un genre empêtré depuis quelques années dans des histoires d'une complexité superfétatoire, privilégiant l'animation flamboyante et les personnages enfantins sexualisés au possible.

Or, ces vulgaires défauts sont étrangers à l'esthétique pure de Ghibli, ce studio qui entama, sans s'apercevoir de cette pérennité inattendue, le style si particulier de franchises comme Chrono Trigger et Final Fantasy, des univers à mi-chemin entre les mangas cyberpunks des années 80 et le style faussement inoffensif cultivé par Isao Takahata. À cette collaboration étroite entre le studio et le développeur, ajoutons l'implication directe de Toshio Suzuki (producteur de Miyazaki depuis Nausicaä) et le travail de Joe Hisaishi à la tête de l'orchestre philharmonique de Tokyo pour la bande sonore. Nouveau venu dans le monde du jeu vidéo, Hisaishi est plus célèbre pour la composition des hymnes de Miyazaki (tous, de Nausicaä à Ponyo en passant par la comptine de My Neighbor Totoro) et des films de Takashi Kitano (Sonatine, Kids Return, Hana-bi, Dolls).

L'affrontement type

Il va sans dire que Ni No Kuni a les ambitions d'un long métrage et le savoir-faire technique qui s'y prête habituellement, chose qui, si elle convaincra les néophytes du monde vidéoludique à y prêter attention, ne devrait néanmoins pas nous éloigner de la problématique qu'il nous reste à soulever : l'association si étroite entre les deux médiums étant ici pleinement assumée, elle n'est cependant possible que parce qu'il s'agit d'une coopération naturelle, réunissant un genre ludique dont l'ensemble des symboles est pratiquement né au cinéma et l'utilisation du bagage iconographique le plus célébré du monde de l'anime. Ces projets sont rares, voire uniques, et ne prouveraient, au fond, que l'impossible (ré)conciliation entre deux formes d'expression visuelles et populaires qui tendent à se rapprocher tout naturellement.

Les limites sont même claires. Alors que le style d'animation et d'éclairage du jeu maintient l'approche difficile à maîtriser de l'ombrage de celluloïd, mieux connu sous le terme de cel-shading (il consiste à recouvrir un moulage numérique d'une texture dessinée), les séquences vidéo, elles, sont d'une beauté bluffante. L'équipe du studio prête son talent à ces intermèdes et réalise assez de métrages pour l'assemblage d'un film à part entière qui serait découpé par de plus ou moins longs segments interactifs. C'est ainsi que la transition entre l'animation et le jeu se fait aisément, les personnages dessinés voyant leurs textures pastel se déposer doucement sur des marionnettes infographiques pour entrer en harmonie avec un scénario travaillé, pensé pour son éloquence et sa musicalité (en japonais, mais aussi dans ses traductions anglaises et françaises).

Ce que Ni No Kuni perd donc en « pure jouabilité » (le dessin animé se refusant évidemment à être contrôlé), il le gagne en plasticité, en texture et dans sa qualité artisanale d'exception qui sait donner aux personnages du jeu vidéo des émotions tangibles et vraisemblablement touchantes. L'irréalisme n'est plus pixelisé, il est animé et ce détournement de l'éternel problème du mimétisme est surclassé par la technique mise en oeuvre. Ce que Ni No Kuni nous amène à croire, voire à concevoir, se résume dans la relation sérieuse qu'entretient le jeu vidéo et le cinéma d'animation, mais aussi dans l'idée qu'un récit existe bien évidemment en dehors des cadres restrictifs d'un certain médium.

Tout Ghibli y est : ses porcs guerriers comme l'émerveillement perpétuel de ses personnages

Dans ces orbes d'émotions qu'Oliver pourchasse, dans cette découverte de créatures attachantes ou même à la lecture du grimoire constituant le menu du jeu (bourré d'énigmes, il est composé de près de 300 pages parfaitement lisibles qui sauront rassasier le joueur en manque de mythes et de contes écrits dans la veine du studio), Ni No Kuni offre la possibilité de nous introduire dans un monde, cet « autre monde » du titre où, en dépit du contrôleur manié et de l'interface trahissant l'armature du récit, le texte - au sens de sa textualité, du discours - demeure intact dans toute sa puissance. On s'étonnera de son engagement humaniste considérable qui s'attaque aux préjugés les plus nocifs du monde moderne : les problèmes de religion, de manigances politiques et bien sûr de la perte des valeurs morales au profit d'une suprématie technocratique qui renie la tradition. Ni No Kuni fait partie de ces oeuvres phares qui rappelleront aux joueurs les plus expérimentés que ce genre n'est pas encore dépassé et aux plus réticents qu'il y a là, dans cette histoire et ses propositions esthétiques, de la matière à intellectualiser, à s'émouvoir, à s'emballer et à faire de l'art.
 
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Article publié le 28 janvier 2013.
 

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