WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Jeunesse année 0 (2e partie)

Par Réal La Rochelle

VII


J’ai déjà évoqué les ciné-clubs. Ils furent nos maîtres et nos sauveurs. Voici l’histoire du premier de tous dont j’ai été témoin, comme je l’ai raconté lors d’une communication donnée aux Rendez-vous du cinéma québécois en 2002, dans le cadre du programme « Les Passeurs du cinéma », organisé par le cinéaste Denys Desjardins.

Ce programme des « Passeurs du cinéma » écrit: « Certains, paraît-il, on couché avec le cinéma ». À l’époque dont je vais vous raconter un fragment, le cinéma était bien une des rares entités avec lesquelles l’Eglise catholique romaine nous permettait de coucher.

J’ai découvert le cinéma à 20 ans, lors de mon premier ciné-club au Collège d’Amos, en Abitibi, avec Qu’elle était verte ma vallée de John Ford. Très précisément le 7 décembre 1957.

Ce même jour, c’était la fête de la Saint-Ambroise, à Milan. C’est toujours un 7 décembre que se fait l’ouverture de la saison d’opéra à la Scala. Ce soir-là de 1957, Maria Callas chantait dans l’opéra Un Ballo in Maschera de Verdi.

* * *

Pourtant, avant que je prenne conscience du cinéma, c’était lui qui m’avait déjà découvert à l’âge de trois ou quatre ans. Je réalise aujourd’hui que c’était vers 1941, au moment même où John Ford tournait How Green Was My Valley. Le cinéma m’avait attrapé, enfant, avec un programme double au Théâtre français de La Sarre (toujours en Abitibi): Blanche-Neige et les sept nains et Les Deux orphelines. De cette grandiose soirée initiatique, je me souviens de deux images seulement, une pour chaque film: 1) les deux petites filles sortent en riant d’un immense panier d’osier, elles sont jeunes, belles, riches, et pas encore défigurées par le mauvais sort qui les rendra orphelines ; 2) dans l’autre film, une sorcière très laide et effrayante offre à Blanche-Neige une pomme empoisonnée, de quoi donner des cauchemars pour le reste de son enfance.

Après ce premier cinéma, je voyais plein de films, je les aimais tous sans distinction, croyant dur comme fer que tout y était d’une grande vérité, de Aïda à Tarzan et à Un homme et son péché, de Jeanne d’Arc à Quo Vadis et aux films de pirates. Seule y manquait la danse des sept voiles de Rita Hayworth dans Salomé, parce que cette scène avait été coupée par le Bureau de censure du Québec. Mais je ne connaissais rien au cinéma, je l’adorais tout bonnement. Il a fallu le ciné-club pour m’ouvrir les yeux et les oreilles.

Qu’elle était verte ma vallée et John Ford me disaient qu’un film peut être une structure d’images et de sons, un montage dynamique, une façon de multiplier des plans et des mouvements de caméra, de faire chanter des personnages et des figurants comme des choristes. Loin de Milan et de la Scala, ce film devenait l’opéra de notre Saint-Ambroise.




::  How Green Was My Valley (John Ford, 1941)


Dans les archives de l’Office diocésain du cinéma, précieusement conservée à Rouyn, j’ai retrouvé le questionnaire-guide de ce premier ciné-club: John Ford a-t-il réussi à provoquer chez vous le sentiment poétique? une impression de poésie? Donnez des exemples illustrant le caractère stylisé des personnages et des décors. Le personnage du pasteur: quelle est son importance ici ? Comment l’interprète l’a-t-il campé?

Ce premier ciné-club fut vite suivi d’autres merveilles : Le Chemin du ciel (1942) du suédois Alf Sjöberg, Le Voleur de bicyclette (1948) de Vittorio de Sica, et de centaines d’autres durant les années 1950 et1960. Mais comment oublier le premier grand choc du John Ford, une sorte d’illumination rimbaldienne qu’on pouvait à l’époque appeler un chemin de Damas ?

Ce film à lui seul m’apprenait, grâce au projet du cinéaste et au moyen de son écriture filmique, que le cinéma ne véhiculait aucun réalisme d’aucune sorte, qu’il était une illusion organisée et contrôlée, la technique d’un éblouissant tour de magie, une posture chorégraphique, une voix d’opéra artificielle puissante et émouvante, une poétique réfléchie de la mélancolie. J’apprenais, sans le mesurer encore complètement, que le cinéma n’est pas la copie et la conscience de la réalité, mais un rêve généré par cette réalité; qu’une ville minière est un décor savamment truqué et éclairé; que l’histoire est une grosse ficelle pour faire tenir les morceaux et les accessoires d’une enfance embellie, que les personnages ne sont faits que de faux costumes qui habillent de vrais acteurs: Walter Pidgeon, Maureen O’Hara, Anna Lee, Donald Crisp, Roddy McDowall, Sara Allgood; que les chants des figurants sont ceux de la chorale des Welsh Singers.

Un premier ciné-club, à cet âge et durant cette époque duplessiste maudite, celle de la grande violence anti-intellectuelle des censures et des interdits de toutes sortes, ouvrait une fenêtre sur un nouveau jardin du possible qui allait devenir la Révolution tranquille du Québec. On disait que John Ford avait été, durant les années 1940 aux États-Unis, un chantre du New Deal de Roosevelt, l’utopiste d’un monde meilleur, où les amours et le travail sont certes incertains et risqués mais que, transformés par les moyens de l’art cinématographique, ils apparaissent tout à coup comme ayant une chance d’être rescapés.

Oui en vérité, qu’il était vert, mon premier ciné-club, dans les grands froids d’Abitibi.




VIII


Un triomphe pour Lonely Boy. Il est amusant de retracer une anecdote très particulière de nos temps très occupés des ciné-clubs durant les années 1960. J’étais alors très actif dans ce réseau abitibien et je travaillais régulièrement avec l’Office diocésain des communications sociales d’Amos, dont s’occupaient Janine Bilodeau et Carol Brassard.

Un beau jour, arrive au bureau une invitation inattendue et singulière de Timmins, dans le Nord-est de l’Ontario. Un regroupement de ciné-clubs de jeunes francophones y organisait tout un week-end de cinéma. Des centaines de jeunes du niveau secondaire se plongeaient dans un bain de films. Les organisateurs voulaient surtout attirer l’attention des écoliers sur le documentaire. L’Office était chargé de proposer un choix de films. Pour arriver à leur objectif, on demandait également un « spécialiste » pour faire une conférence sur le sujet, en ouverture du week-end, le samedi matin. L’Office confirma que j’étais ce spécialiste et que je préparerais une communication de vingt minutes.

Le jour dit, devant un gymnase comble de plusieurs centaines d’adolescents, on m’installe sur un podium à une table de conférence. Une religieuse fait cérémonieusement la présentation de l’orateur: « Monsieur La Rochelle est né le 1er décembre 1937 à La Sarre, en Abitibi, au Québec, et il a été baptisé en l’église de la paroisse Saint-André. Il a fait ses études primaires dans cette ville… » Et caetera. De ma place, je vois Janine et Carol, assis à la première rangée, qui sourient malicieusement.




::  Lonely Boy (Wolf Koenig et Roman Kroitor, 1962)


Vient mon tour. Je commence mon palabre savant sur le documentaire mais, au bout d’une minute ou deux, je m’aperçois que l’auditoire décroche. Les jeunes bougent sur leurs chaises, commencent à chuchoter entre eux. Je me sens un peu perdu et je réalise qu’il ne vaut pas la peine de continuer à les ennuyer avec ma conférence. Je décide, en lieu et place, de leur décrire le programme des films que nous avons concocté pour eux. Tel titre, tel autre, et puis … Lonely Boy avec Paul Anka.

En disant ces mots, la sale bondit d’un seul coup. Les jeunes crient, hurlent, tapent des mains et des pieds! Anka est leur idole, ils sont fous de joie. Devant un pareil tsunami, j’appelle un organisateur et lui demande de préparer sur-le-champ un visionnement du film. Je l’annonce à l’assemblée, nouvelle ovation.

Puis les écoliers regardent le documentaire de Wolf Koenig et Roman Kroitor. Un triomphe! J’étais perdu comme conférencier, mais les jeunes de Timmins firent de moi un héros. Nous n’avions jamais pu envisager, en programmant Lonely Boy, faire un tel tabac. Ce film a sauvé ma prestation et ma réputation. J’étais devenu le spécialiste québécois qui avait apporté à cette jeunesse ontarienne le cinéma et la musique. Durant toute ma carrière dans les ciné-clubs, je n’ai jamais connu un tel succès.




IX


1964. L’année même où l’ONF crée une unité de « production française », surgit dans le cinéma québécois une sorte d’ovni qui fait du bruit. Le long métrage Trouble-fête de Pierre Patry, produit toutefois dans le privé, à Cooperatio, fait scandale et obtient un bon succès. Sans être un très grand cru, du point du vue filmique, ce titre jette un pavé dans la mare en s’attaquant à l’un des piliers de l’Ancien régime québécois, les collèges classiques dirigés par les curés. Milieu où, comme le dit la publicité du film, «la révolution tranquille est en marche», ainsi que l’explicite Le Dictionnaire du cinéma québécois6.

Nous avons eu la chance, dans les ciné-clubs d’Amos, d’obtenir une avant-première de ce film, grâce aux contacts du directeur de l’Office diocésain, Gaston Mathieu. Un bon coup, capable de provoquer le malaise en Abitibi, vu que Trouble-fête était présenté justement dans notre collège classique. Les discussions furent vives: les institutions classiques sont-elles à ce point dégénérées, le clergé trop autoritaire, les étudiants brimés? Le film rate-t-il son but en ne présentant pas les côtés positifs des collèges, leur rôle formateur de l’élite de la société québécoise? Pierre Patry, qui accompagnait son film, était aux anges. Il avait visé dans le mille avec son sujet « sensible », à la fois sérieux et de portée commerciale.

La même année, à l’ONF, Pierre Hébert, du côté de l’animation, y produisait son Op Hop et, dans le même secteur de production, Arthur Lipsett son Free Fall. Je reviendrai sur ces cinéastes. Du côté de la prise de vue réelle, Monique Fortier signait La Beauté même, un des rares films de l’époque avec un regard de femme, un court métrage qui devait être la dernière incursion de la cinéaste dans la réalisation, avant qu’elle ne décide de se consacrer au montage; pour Gilles Carle, ce fut l’année de son Percé on the rocks, film insolite et goguenard, fortement « clippé », avec une trame sonore inventive de Maurice Blackburn; pour Gilles Groulx, celle de son chef-d’œuvre Le Chat dans le sac.




::  Jeunesse année 0 (Louis Portugais, 1964)


Curieuse coïncidence que ce long métrage paraisse au même moment que Trouble-fête. Ce dernier film est depuis longtemps tombé dans l’oubli, alors que le premier long métrage de Groulx tient toujours une place de choix dans l’histoire de la naissance du cinéma québécois. Un film d’une grande qualité d’écriture, un portrait ravageur de la jeunesse « perdue » du Québec (à l’instar de Jeunesse année 0) dans lequel, à la toute fin, se font entendre des coups de feu qui préfigurent la crise d’octobre 1970. Claude dit, dès le départ du film: « Je suis Canadien-Français, donc je me cherche ». Un film sur l’errance, la quête de soi, à travers le théâtre (Barbara), le journalisme (Claude), l’amour d’un couple au moment de sa séparation.



X


Ce n’est pas avant le mois d’août 2011, à l’occasion de la lecture d’un texte soumis à la revue Nouvelles « vues » sur le cinéma québécois, que j’ai visionné le long métrage de Jacques Godbout, Kid sentiment, produit à l’ONF en 1967. Un film qui, lui aussi, met du sable dans l’engrenage des idéalismes de la Révolution tranquille au Québec, en présentant un portrait très acéré de la jeunesse.

Les discours de deux musiciens rock du groupe Les Sinners, François Guy et Louis Parizeau, montrent bien qu’ils se voient « égoïstes mais pas épais ». À leurs yeux, « la décadence s’en vient partout », de sorte que le réalisateur ne peut faire autrement que « de voir, de la jeunesse aujourd’hui, un vide partout ». Son film a bien essayé de « dégager le feeling de la jeunesse ». Que reste-t-il ? L’ironie, la désillusion, une forme de distanciation de la part de garçons qui s’expriment par la musique rock et des chansons désenchantées.

Le film est divisé en trois parties. Une première, caméra à l’épaule, suit les pérégrinations des deux Sinners partis à la chasse de copines sur la grande promenade de Québec. Grâce à leurs pitreries et à leurs calembredaines, ils s’acoquinent à deux filles (jouées par Michelle Mercure et Andrée Cousineau) qui décident de les suivre dans leur appartement. Le projet qui semble se dessiner est que les quatre jeunes passent la nuit ensemble.

Mais, tout d’un coup, le réalisateur interrompt son récit et décide de faire le point avec les protagonistes. Les quatre lurons sont assis sur un même divan, face à la caméra, la voix de Jacques Godbout est hors-champ. C’est la seconde partie, celle de la réflexion sur le film. On se demande où ce tournage s’en va, quelle en est l’utilité, que pensent vraiment les jeunes gens de la tendresse et du sentiment. La discussion n’aboutit pas à un consensus vraiment clair.

La dernière partie est une sorte de farandole. Sur la musique des Sinners, gars et filles dansent puis se préparent à coucher ensemble. Le tout reste bien pudique, drolatique, et se termine dans un grand éclat de rire. Au fond, pour ces jeunes, il appert en effet que « la tendresse est ridicule ».



XI


Voir et contempler Louise Brooks de tout près, son port gracieux et sa manière très hollywoodienne de jouer de son châle autour du cou. Comment était-ce possible durant les années 1960 ? En allant à Rochester, dans l’État de New York, à la Cinémathèque George Eastman House.

L’Office montréalais national des communications sociales, qui chapeautait tous les offices diocésains de cinéma, avait pris l’habitude d’organiser, à chaque début d’été, une semaine de visionnements de films rares, introuvables au Québec, à cette extraordinaire Cinémathèque de Rochester. Une délégation triée sur le volet était formée pour chaque voyage. Une année, je fus désigné, par l’Office d’Amos, pour en faire partie. Nous voilà donc en route pour la George Eastman House.

Plusieurs films par jour, du matin jusqu’au soir. C’est là, entre autres, que j’ai découvert Dinner at eight de George Cukor et Tabu de Flaherty. Un marathon exigeant, une enfilade de films muets et sonores, un horaire serré, entrecoupé seulement, à l’heure du lunch, par une brève promenade dans un immense parc de lilas en fleurs, aux multiples couleurs, dont les parfums se répandaient à des kilomètres à la ronde.

Nous avons vite compris qu’une belle dame venait presque chaque jour se joindre à ces visionnements, Louise Brooks, qui vivait alors à Rochester. Quelques membres de la revue Objectif, dont Jacques Leduc, André Poirier, Pierre Théberge, ont même réussi à avoir un entretien avec elle, publié par la suite et présenté par Jean Pierre Lefebvre7.



XII


La Règle du jeu de Renoir a déjà provoqué une grande turbulence en Abitibi. C’était durant un stage de cinéma, en juin. Après la saison des ciné-clubs, qui s’étendait sur toute l’année scolaire, l’Office diocésain d’Amos organisait un stage intensif de cinéma, de trois à quatre jours, durant lequel s’alignaient conférences, visionnements, analyses et débats. Pareil stage, regroupant une trente d’étudiants, n’était fréquenté que par les cinéphiles les plus mordus.

Une année, le comité de planification inscrit La Règle du jeu au programme d’un stage qui se tenait, si je me souviens bien, dans l’aréna de Barraute. Il faisait extrêmement chaud, aucun système de ventilation en ce lieu. Les séances se déroulaient dans une véritable fournaise.




::  La Règle du jeu (Jean Renoir, 1938)


Le moins qu’on puisse dire, c’est que le film de Renoir fut mal reçu. Il se déroule dans un milieu aristocratique déjà vétuste, les dialogues (franco-français) sont très abondants, le film est long, 112 minutes. On sait que ce film fut mal accueilli par des huées, à sa sortie en juillet 1939 à Paris. Il en fut de même à Barraute. Les étudiants furent très mécontents du choix de ce long métrage, fût-il d’un des grands cinéastes français. Tout le long du visionnement, des chuchotements, des rires, des sarcasmes. La copie 16 mm, en outre, ne permettait pas une audition très fine des dialogues, souvent on ne les entendant même pas. Bref, un échec sur toute la ligne.

Après le bide, la contestation. Plusieurs étudiants étaient en colère, mécontents qu’on leur impose de tels films «sans les consulter». On accusa les programmateurs d’élitisme, «coupés des masses», en un mot, c’était une sorte d’insurrection dans l’organisation des ciné-clubs et des stages de cinéma. À cause de cette grogne, le stage de Barraute se termina très mal et la querelle continua après coup dans les bureaux de l’Office diocésain et s’envenimait.

Que faire ? Les choses ne se seraient pas arrangées, n’eût été l’astuce d’un collègue professeur, René Rheault, qui avait une formation en sciences sociales et une expertise en animation de groupes. Il suggéra, plus tard, une sorte de table-ronde où chacun et chacune, dans la sérénité retrouvée, pourrait faire valoir ses arguments, expliciter la situation des ciné-clubs, le rôle des programmateurs, les avis des membres.

Ces séances de brainstorming furent longues, animées, mais sans acrimonie, les uns et les autres tentant de s’expliquer et de se comprendre. En bout de piste, il fut décidé de revoir La Règle du jeu dans cette atmosphère apaisée. Tout le monde écouta le film «religieusement» et apprécia de l’avoir enfin visionné et jaugé à sa valeur. Tous les participants sont sortis vainqueurs de l’exercice. All’s well that ends well, aurait dit l’autre barde.




XIII


Le cinéma québécois possède quelques ancêtres, éclaireurs et précurseurs. Le plus lointain est sans doute le cinéaste Jean-Marie Poitevin, prêtre des Missions Étrangères de son état, et qui, avec son long métrage À la croisée des chemins, en 1943, raboute allègrement des films de propagande missionnaire tournés en Mandchourie avec une trame fictive jouée par les comédiens Denise Pelletier et Paul Guèvremont. La narration de ce film fut confiée à … René Lévesque!

Il s’agit d’une histoire assez conventionnelle, qui a eu son heure de gloire, qui ressemble à la pièce L’Enfer contre l’autel que j’avais vue jouée au Collège d’Amos. Un jeune homme est tiraillé entre son amour pour une demoiselle et la perspective d’un mariage «chrétien», mais aussi, d’autre part, par un «appel» au sacerdoce. Il a été particulièrement touché au cœur par des films qu’un missionnaire de passage est venu présenter à des collégiens. On devine un peu de quel côté va pencher la balance, les desseins de Dieu étant insondables. Qui gagne, quand l’enfer de l’amour s’attaque à l’autel de la vocation ?

* * *

Beaucoup plus tard, en 1959, René Bail produit et dirige un long métrage indépendant, le premier du genre au Québec, Les Désoeuvrés. Ce film devient vite secret et mythique, d’autant plus qu’un grave accident de moto, au début des années 1970, prive son réalisateur de tourner autre chose. Bail conserve son film, inachevé, par-devers lui. Une restauration et une diffusion à La Cinémathèque québécoise n’interviennent que beaucoup plus tard, en 2006, grâce au travail de Marc-André Forcier et de Richard Brouillette. Film assez étonnant, capable de combiner les prises de vues en décors naturels avec le jeu des comédiens Serge Guénette, Michel Pelland, Roger Tremblay, Régent Tremblay. Gérard Grugeau écrit: « Les Désoeuvrés conte l’histoire banale de trois jeunes de la campagne (et d’un jeune adolescent) en rupture de milieu qui, lors d’une escapade à bord d’un camion volé, donnent libre cours à leurs frustrations pour échapper au ''no future'' de leur quotidien. En arrière-plan se profile le portrait saisissant de réalisme d’un Québec à la croisée des chemins »8.

D’autres films atypiques traversent les premières années de la décennie 1960. Ceux d’Arthur Lipsett, Very Nice, Very Nice, en 1961, 21-87 en 1962. Dans le même lot, le singulier Jour après jour de Clément Perron, en 1962, avec sa trame sonore imparable de Maurice Blackburn, rééditée dans le coffret co-produit par La Phonothèque québécoise et l’ONF en 1996, Maurice Blackburn. Filmusique. Filmopéra.

Le très beau film de Raymond Garceau, Alexis Ladouceur, métis/L’homme du lac (1962), réalisé à l’ONF, est lui aussi un film singulier, en particulier pour cette séquence où une vieille indienne chante une archaïque chanson française, dont elle ne comprend certes par les mots, mais qui, par sa bouche, surgit du fonds des âges.



XIV


Au milieu des années 1970, Gilles Groulx accepta l’invitation du Département de cinéma du Collège Montmorency, à Laval, pour y donne une série d’ateliers sur la scénarisation. Il fut également d’accord pour écrire à l’occasion un Cahier de notes et d’anecdotes. Cet opuscule fut réédité dix ans plus tard, en collaboration avec La Cinémathèque québécoise, lors d’une rétrospective de ses films dans le cadre des Rendez-vous du cinéma québécois:

Dans ce cahier je me propose de faire mention des difficultés que l’on peut rencontrer dans une pratique du cinéma d’ici, qui nous obligent dans certains cas à modifier le film en cours de préparation et parfois même en cours de tournage.
Ce sera un modeste cahier de notes et d’anecdotes sur notre cinéma comme je l’ai vécu et tel que je cherche à le pratiquer aujourd’hui. Je veux simplement faire part à une nouvelle génération de cinéastes de mon expérience acquise en ce domaine. Ce sera peut-être une « petite histoire » sur les « grandeurs et misères » du cinéma québécois tel qu’il se fait ou ne se fait pas.

Également, en 1985, Gilles Groulx venait de recevoir le prestigieux prix Albert-Tessier pour l’ensemble de sa carrière.

* * *

Durant les années 1960, Groulx, qui avait déjà participé au film collectif des Raquetteurs, en 1958, réalisa une suite de courts et de longs métrages qui forment le gros de son corpus et une borne historique du jeune cinéma québécois. Cette filmographie démarre par un chef-d’œuvre, Golden Gloves, en 1961. Portrait très fin et chaleureux d’un jeune boxeur Noir du quartier Saint-Henri (Montréal sud-ouest), un garçon qui s’exprime donc en français, ce court métrage nous fait voir les rêves et les ambitions de jeunes désoeuvrés à la recherche d’une récompense, modeste certes mais importante à leurs yeux, le trophée du gant de boxe en or. Au tout début du cinéma québécois, voici donc un film capable d’explorer une autre réalité que celle de « Québécois de souche », blancs et d’ascendance française.

Le cinéaste est moins chanceux avec son second court métrage, Voir Miami, en 1962, car l’ONF lui demande de supprimer une séquence sur Cuba. De même, dans Un jeu si simple (1964), sur le hockey, il est obligé de retirer une séquence d’archives montrant, au Forum de Montréal, en 1955, le début d’une émeute populaire en l’honneur de Maurice Richard et contre Clarence Campbell, le président de la Ligue de hockey. Cette manifestation avait été interprétée comme une révolte des Canadiens-Français contre l’establishment anglophone.




::  Le Chat dans le sac (Gilles Groulx, 1964)


La même année, le cinéaste s’attache à produire le long métrage de fiction Le Chat dans le sac, qui fait l’effet d’une bombe dans la jeune cinématographie naissante. Un film-phare, à la fois par son haut niveau intellectuel et sa sensibilité à montrer une autre facette de la réalité québécoise, un amour qui se délite entre une jeune juive montréalaise (Barbara Ulrich) et un Québécois (Claude Godbout). Un film « fait par le biais ». Car le projet original de l’ONF demandait à quatre réalisateurs un film documentaire de 20 minutes chacun sur l’hiver au Canada, Chronique d’un hiver. Ainsi, Gilles Carle subvertit ce programme pour en faire son long métrage de fiction La Vie heureuse de Léopold Z (1965) ; Arthur Lamothe, de son côté, réalisa La Neige a fondu sur la Manicouagan (1965). Quant à Gilles Groulx, en ayant l’aval du producteur Jacques Bobet, il tourna en dix jours son Chat dans le sac (1964).

Ce cinéaste devait produire encore deux longs métrages durant la décennie. Où êtes-vous donc? en 1968 ; enfin, Entre tu et vous en 1969. Dans le premier, le cri d’interrogation est en fait « où êtes-vous donc, bande de câlisses? » C’est une sorte de film musical, ou sur la musique, longtemps avant que Groulx n’aborde « l’opéra » moderne dans Au pays de Zom, en 1982. Le Dictionnaire du cinéma québécois précise qu’on a comparé Où êtes-vous donc? « à un oratorio lyrique [qui] tend un miroir désespéré de la condition des Québécois qui voient constamment leurs rêves se briser sur un réel qu’ils ne réussissent pas à s’approprier »9. Sur une musique de Stéphane Venne, le film donne des rôles à des musiciens-chanteurs comme Georges Dor et Mouffe.

Entre tu et vous, pour sa part, un long métrage ciselé et épuré, offre un portrait implacable de la communication impossible chez un jeune couple, fracture d’autant plus misérable que ces êtres vivent dans un univers submergé par les médias audiovisuels. Une scène insoutenable montre la fille et le garçon, face à face assis à une table, et qui récitent d’une voix blafarde les titres d’une journée de programmes télévisuels. Dans ce film, tout comme dans le précédent, Gilles Groulx montre qu’il brisait puis émiettait « progressivement la coquille du récit anecdotique en introduisant la notion de fragment en tant que continuité […] Il me semble que nous ne percevons jamais la réalité qui nous entoure que par fragments. Le temps en fragmentation »10.

Si je garde un souvenir plus vif de ce film, c’est que je fus lié à son lancement à Montréal par le distributeur Faroun Films, chez qui je travaillais à la fin des années 1960. Prenant prétexte d’une fille nue qui marche de profil avec ses sacs d’épicerie, le film fut programmé au Cinéma Arlequin, rue Sainte-Catherine, une « boîte » spécialisée dans le film pornographique. Entre tu et vous était couplé avec un deuxième long métrage, Suzanne et ses péchés mignons! Je parle de ce malheureux événement dans Cinéma en rouge et noir. Toute cette entreprise de lancement fut un flop, et Gilles Groulx ne devait jamais pardonner ce geste. Triste façon, pour lui, de terminer une décennie si glorieuse.




XV


Comment seraient connus les Amérindiens du Nord-Est du Québec (les Montagnais, ou encore les Innus) si ce n’avait été de l’attention empathique du cinéaste Arthur Lamothe? Il les a suivis pendant une décennie, a porté sur leurs coutumes, leur culture et leur langue un œil d’anthropologue et de réalisateur filmique. Une somme à nulle autre pareille dans le cinéma québécois.




::  Bûcherons de la Manouane (Arthur Lamothe, 1962)


Dès 1962, dans Bûcherons de la Manouane, remarquable court métrage des débuts de ce nouveau cinéma national, Lamothe (« le Gascon français ») met en scène des Attikameks. Il ne rate pas de les montrer à côté des Québécois des forêts. Hors les murs de l’ONF, son court métrage de 1967, Le Train du Labrador, aborde pour la première fois « la réalité montagnaise ». C’est un beau prélude à ce qui deviendra, de 1973 à 1983, sa célèbre Chronique des Indiens du Nord-Est du Québec, la plus vaste entreprise de cinéma québécois pour documenter l’univers des Innus. Cette suite originale sera chapeautée d’un film synthèse en 1983, Mémoire battante, «l’œuvre la plus forte de sa carrière, [qui] vient coiffer cette série d’une présentation de l’univers spirituel des Montagnais, ultime rempart contre l’assimilation»11.

Arthur Lamothe clôt sa décennie 1960 avec un long métrage percutant, Le Mépris n’aura qu’un temps (1969), « sur la condition ouvrière à Montréal […] Le film présente des manifestations de l’exploitation économique, politique et juridique des travailleurs, à la suite de la mort de sept ouvriers »12. Lamothe pensait un temps intituler son film Requiem pour une ville. Dans sa trajectoire, ce cinéaste incomparable se sera toujours tenu aux côtés des exploités, des oubliés et des sans-voix.

* * *

Contrairement à beaucoup de cinéphiles, je n’ai pas de coup de cœur particulier pour le cinéma de Gilles Carle, dont je trouve la réputation surfaite. Néanmoins, pour les années 1960, je garde dans ma petite pléiade Percé on the Rocks (1964) et La Vie heureuse de Léopold Z (1965). Plus tard, j’ajouterai bien à ce court palmarès La Vraie nature de Bernadette (1972) et le court métrage de fiction L’Âge des machinnes (1978).

Le bref film sur Percé doit beaucoup à la trame musicale et bruitiste de Maurice Blackburn. C’est une sorte de clip ironique et irrévérencieux sur le célèbre rocher de Gaspésie, objet d’une frénésie touristique «incontournable» durant les années 1960. Le film contient, comme dans une capsule de synthèse, l’essentiel de la stylistique de Carle, à la fois brillante et gentiment superficielle, comprenant même un groupe de trois jolies jeunes filles, qui semblent aux yeux du cinéaste plus importantes et captivantes que le célèbre paysage, unique en son genre.

L’année suivante, Carle subvertit une commande onéfienne de court métrage sur l’hiver en long métrage de fiction, La Vie heureuse de Léopold Z. À sa manière, cette première est un coup de maître. Vif, sautillant, bien soutenu par le comédien Guy L’Écuyer, ce film, s’il n’a pas la densité d’À tout prendre de Claude Jutra, n’en dessine pas moins une borne qui marque les débuts du cinéma québécois.

* * *

Qui serait, toutefois, le cinéaste le plus emblématique de cette décennie 1960? Sans nul doute Claude Jutra, à la fois écrivain et poète, pédagogue et animateur, comédien, cinéaste. Un jeune artiste des années 1950 qui, par exemple en 1957 déjà, joue le rôle principal du film d’animation en pixillation de Norman McLaren, A Chairy Tale, dont il est aussi le co-réalisateur.

Jutra, comme un Mozart prodige, était un infatigable communicateur. Il avait créé un ciné-club pour cinéastes à l’ONF. En 1954, il anime une série de treize émissions à la télévision de Radio-Canada, Images en boîte, un modèle de pédagogie en regard de l’image cinématographique. Ce bel esprit «didactique», dans le meilleur sens du terme, c’est celui qui présidera à l’un de ses films majeurs durant les années 1960, Comment savoir, paru en 1966. Mal connu, il s’agit pourtant d’un des plus remarquables longs métrages documentaire-essai sur l’apprentissage et les nouvelles machines informatiques. Certains croient que ce film a vieilli parce que la quincaillerie a beaucoup évolué. Je ne crois pas. Claude Jutra saisit avec doigté, par ce film, comment l’apprentissage et la quête à la connaissance se doivent d’être aidés par des moyens matériels. Ce n’est certes plus le tableau noir et le livre, et seulement eux. L’informatique s’est installée dans la pédagogie comme en d’autres sphères de la vie sociale, l’évolution des technologies va son petit bonhomme de chemin, qui est d’améliorer la connaissance par ces nouveaux dispositifs. Loin de la mythification ou de la surenchère, Comment savoir, comme son titre l’indique, insiste sur cette double entité d’un outil de travail et de l’objectif de son utilisation.




::  À tout prendre (Claude Jutra, 1963)


Au tout début de sa carrière onéfienne, Jutra a mis son grain de sel, en 1961, au court métrage La Lutte, auquel ont participé Michel Brault, Marcel Carrière et Claude Fournier. Film étonnant, qui métisse de manière surprenante le cinéma direct d’un combat de lutte avec une séquence préalable durant laquelle, pour une autre ronde, tout le son ambiant est enlevé pour ne laisser qu’un accompagnement d’une sonate pour clavecin de Bach-Vivaldi. Une intrusion inattendue, d’un très bel effet cinématographique. Mais Jutra a aussi, entre travaux, réussi son premier long métrage de fiction, À tout prendre (1963), cette fois en toute indépendance et hors de l’ONF. L’un des tous premiers films québécois à caractère autobiographique, à la fois goguenard et triste, sautillant et tragique, une œuvre originale à laquelle aucun autre film québécois de l’époque ne puisse se comparer. Si, plus tard, Mon oncle Antoine (1971) fut reconnu « meilleur film canadien de tous les temps », il ne fait pas de doute qu’À tout prendre puisse être consacré meilleur film des années 1960. Je l’ai revu récemment. Il diffuse un petit côté suranné et ne cache pas son narcissisme et son aspect poseur. Mais il distille partout sa liberté d’écriture filmique et il est soutenu par de remarquables musiques qui tissent de belles soudures. C’est au fond un film grave et triste. Il se termine par le suicide de Claude, ce qui a été abondamment rappelé quand, en 1986, atteint d’Alzeihmer, Jutra a mis fin à ses jours en se jetant dans le fleuve Saint-Laurent.

Pour Jutra, cette décennie se referme sur son long métrage onéfien Wow, en 1969, qui donne libre cours à des fantasmes et à des rêves d’adolescents. Ces envolées oniriques sont rendues possibles par un usage très adroit de trucages, une manière comme une autre de faire entrer, en toute connaissance de cause, les subtilités des effets spéciaux cinématographiques dans le substrat même de têtes qui en sont farcies et s’y promènent en toute candeur et naturel. Une autre façon, pour Jutra, de rendre hommage au cinéma.






6 Page 569.
7 Objectif 64, février-mars 1964, no 26 et avril-mai 1964, no 27.
8 «Événement à La Cinémathèque. Les Désoeuvrés de René Bail», 24 Images, no 61, été 1992.
9 Page 331.
10
Propos sur la scénarisation. Octobre 1975, Collège Montmorency/Cinémathèque québécoise, janvier 1986.
11
Le Dictionnaire du cinéma québécois, op. cit., p. 410-411.
12
Idem, p. 410.
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Article publié le 15 avril 2013.
 

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