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Sexe et communisme : Dušan Makavejev

Par Alexandre Fontaine Rousseau

La pulsion dissidente des premières oeuvres

Bien qu'il soit sans doute le plus notoire des cinéastes de la « vague noire » yougoslave, l'oeuvre du Serbe Dušan Makavejev demeure somme toute assez mal connue. Pour plusieurs, c'est l'homme d'un seul film, soit le fameux Sweet Movie, tourné au Canada en 1974 - et plus précisément de ces scènes de scatophilie et d'émétophilie qui ont assurées la renommée du long métrage mettant en vedette Carole Laure. Véritable électron libre, Makavejev s'impose pourtant comme l'un des plus redoutables dissidents de l'histoire du septième art, son goût marqué pour la provocation n'ayant d'égal que son sens critique perçant.

Jusqu'à ce que Wilhelm Reich - Les mystères de l'organisme soit banni en 1971, Makavejev aura tourné dans la clandestinité une série de films hautement subversifs dynamitant avec autant de rigueur que de véhémence la légitimité des élites communistes et des discours officiels diffusés par l'état. Avec une acuité remarquable, il analysera les méthodes de construction de l'image - tout en faisant des films carrément jouissifs qui célèbrent le dynamisme et la force de la classe ouvrière, l'exubérante vigueur de la culture populaire ainsi que l'intarissable vitalité de la sexualité humaine.




::  L'homme n'est pas un oiseau (Dušan Makavejev, 1965)


Dès L'homme n'est pas un oiseau (1965), la mise en scène de Makavejev opposera de manière claire art officiel et art populaire, rejetant le conformisme idéologique fabriqué d'un art d'état austère au profit d'expressions plus authentiques des désirs et des passions de la classe ouvrière. Ce qu'il désire par-dessus tou révéler, ce sont ces pulsions qu'occultent l'idéologie et la théorie pure; et ce qu'il critique, par le fait même, c'est ce décalage fondamental existant entre un certain discours communiste « dénaturé » et son objet, le peuple, dont il trahit les aspirations en le réduisant à l'état de simple donnée scientifique. Mettant en évidence la stérilité profonde de cette conception de l'Homme, Makavejev contre-attaque en donnant libre cours, à l'écran, à cette énergie sexuelle primaire que tente d'étouffer la vaste « hypnose » idéologique qu'il dénonce.

Son film suivant, Une affaire de coeur: La tragédie d'une employée des P.P.T. (1967), exposera encore plus clairement la violence et les désirs qui bouillonnent derrière les apparences « respectables » de la société yougoslave. Le film relate les balbutiements heureux d'une relation amoureuse entre une jeune téléphoniste et un dératiseur professionnel. Membre du parti, rangé et méticuleux, l'homme en apparence ordinaire tuera pourtant la jeune femme par accident, après avoir découvert que celle-ci l'a trompé.

Dans Une affaire de coeur, Makavejev détourne ingénieusement les rituels de propagande, soulignant l'aspect dérisoire et artificiel de ces hymnes et de ces affiches géantes qui cherchent à s'installer à même le quotidien. Ici, la vie se poursuit malgré le régime, presque à son insu. Mais même l'intrusion de la politique dans la chambre à coucher, par le biais de la télévision, n'arrive pas à supprimer les désirs des individus. Le jeu de la séduction se poursuit, tandis que l'on diffuse à l'écran le spectacle révélateur de la substitution des symboles religieux par des symboles politiques - la politique ne faisant que remplacer la religion en tant que système de répression.




::  Une affaire de coeur : La tragédie d'une employée des P.P.T. (Dušan Makavejev, 1967)


En fait, la sévérité de cette imagerie officielle ne fait qu'accentuer la beauté des images érotiques, d'un naturel désarmant, que tourne Makavejev. Il existe chez lui un lien prononcé entre sexualité et nourriture - on pense, par exemple, à ce plan plutôt drôle où il cache les seins de son actrice Eva Ras à l'aide de cartons de lait - une association qui révèle le rapport décomplexé qu'il entretient avec la sexualité, représentée avec candeur et humour en tant que force vitale, essentielle à l'existence. À la fois drôle et belle, une transition particulièrement mémorable souligne ainsi la parenté visuelle entre une paire de fesses nues et deux oeufs filmés de près. « Gageons que vous ne penserez plus à une omelette en voyant un oeuf », affirme un sexologue amusé, venu rappeler au spectateur que l'oeuf est d'abord un symbole de fécondité.

Innocence sans protection (1968), en plus d'être le plus vibrant hommage de l'auteur à la culture populaire en tant que force sociale, s'avère la plus audacieuse des trois premières oeuvres de Makavejev sur le plan strictement formel. Retraçant l'histoire du premier film parlant serbe, réalisé sous l'occupation nazie dans des conditions qui rappellent à certains égards celles dans lesquelles travaille Makavejev, ce documentaire hybride entremêle habilement images de fiction et images d'archives - révélant par ce stratagème la richesse insoupçonnée de l'oeuvre en apparence banale, voire insignifiante, qu'il se réapproprie d'une façon à la fois lucide et ludique.




Innocence sans protection (Dušan Makavejev, 1968)


Chez Makavejev, la dialectique fiction-documentaire génère constamment de nouvelles conceptions du réel. C'est parce qu'en opposant très clairement ces deux régimes d'images, qui vont cohabiter de diverses manières à l'intérieur de ses films dès L'homme n'est pas un oiseau, le cinéaste ne cherche pas tant à les dissocier clairement l'un de l'autre qu'à articuler un dialogue entre eux. Si le documentaire révèle ce qui dans la fiction relève du faux, l'inverse est aussi vrai; la fiction peut ainsi montrer ce que cherche à cacher un discours officiel, un ordre établi, une ligne de parti, une représentation soi-disant fidèle du réel.

Cette pratique critique s'inscrit parfaitement dans la logique de déconstruction et de subversion des discours dominants qui caractérise l'oeuvre de Makavejev. Les mystères de l'organisme, son chef-d'oeuvre tourné trois ans après Innocence sans protection, condamnera plus explicitement encore la corruption des idéaux communistes par les régimes s'en réclamant. Trop audacieux, à la fois politiquement et sexuellement (les deux semblant chez lui indissociables), le film sera interdit en Yougoslavie - et son auteur sera conséquemment contraint à l'exil jusqu'en 1988. « La liberté et l'amour sont inépuisables. » Quitte à faire l'objet de la censure dans le monde entier, quitte à ne plus pouvoir tourner, Makavejev aura défendu sa vision charnelle de la politique, sans jamais faire de compromis.
 
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Article publié le 25 juin 2013.
 

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