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De John Rambo à Jason Bourne : la politique dans le cinéma d’action américain

Par Sylvain Lavallée


Première partie : « Do we get to win this time? »


Dans un article récent sur son blogue, l’éminent David Bordwell mettait en garde contre les lectures idéologiques du cinéma commercial : raisonnant qu’il est souvent réducteur d’utiliser un film comme un reflet plus ou moins inconscient du climat politique du moment, Bordwell proposait plutôt de voir le cinéma comme une réfraction et une reconfiguration (parfois opportunistes) de ce zeitgeist par des moyens artistiques. C’est-à-dire que le cinéma ne fait pas que répéter le monde : il le pense à sa façon.

Alors avant d’aborder le cinéma d’action des années 80, tous ces gros bras ridiculisés par la critique de l’époque mais maintenus en vie aujourd’hui par une fervente nostalgie, peut-être qu’il vaudrait mieux garder en tête cet avertissement de Bordwell : il est d’usage de parler de ce cinéma comme d’un symbole de l’époque Ronald Reagan, voire la plus évidente expression des valeurs conservatrices qui venaient d’être élues à la Maison-Blanche, mais un film comme First Blood part II : Rambo (1985) n’est-il vraiment qu’un fantasme violent révisionniste, une manière de gagner la guerre au cinéma afin de panser la blessure réelle de la défaite? Si Jimmy Carter avait été réélu en 1980, est-ce qu’un tel film aurait été possible? Ou plutôt : même s’il n’est pas permis de réduire l’entièreté d’une nation à la pensée de son président, l’élection d’un nouveau parti politique suppose un certain changement de mentalité, d’autant plus, dans ce cas-ci, que Reagan a été réélu avec une majorité écrasante en 1984, ce qui indique, à tout le moins, qu’il représentait bien une large partie de la population.

Alors quelle sorte de lien y a-t-il entre le nouvel Hollywood des années 70, ses expérimentations formelles et sa vision pessimiste de l’Amérique, et les chocs consécutifs du Viêt Nam et du Watergate, qui ébranlèrent certainement la confiance des États-Unis en eux-mêmes? Pareillement, à quel point est-ce que le blockbuster qui commence à prendre forme au début des années 80, et plus particulièrement le succès populaire des gros bras, peut être associé à la présidence de notre ex-cowboy?

Certes, les First Blood (1982-1985-1988-2008) mettent en scène un homme blanc (Sylvester Stallone) marqué par un traumatisme récent (le Viêt Nam), seul, incompris, incarnant des valeurs traditionnelles, notamment de virilité masculine et d’héroïsme violent, qui ne semblent plus trouver leur place dans une société dorénavant « pacifique ». Rambo est ainsi rejeté par un typique village américain dans le premier volet, puis par l’armée elle-même dans le second; il n’a plus sa place dans ce monde, sauf au cinéma, où il peut enfin être le héros qu’il est. Peut-être qu’on peut y voir, en effet, une forme de mythologie reaganienne passant autant par l’édification du corps masculin (qui ressort toujours glorieux des pires blessures, symbole musclé d’une nation victorieuse malgré les affronts à son intégrité) que par la figure d’un individu agissant s’opposant à une bureaucratie et des institutions étatiques inertes (d’où l’importance de l’action : les giclées de sang et les explosions servent avant tout à vanter le pouvoir d’agir de l’homme, si puissant qu’il peut modeler le monde à sa volonté, ce qui ne se fait pas sans violence).




:: First Blood part II : Rambo (George P. Cosmatos, 1985)


Les Rambo rejoueraient ainsi l’élection de Reagan : pour restituer la dignité d’un pays paralysé par les velléités molles d’un libéralisme pacifique, il faut libérer nos héros des entraves de l’État, seule l’action individuelle pouvant affirmer efficacement le triomphe de la nation. Autrement dit, Reagan serait un bon Président parce que ses politiques permettent à un Rambo d’exister librement : Reagan y parviendrait parce qu’il limite l’intervention de l’État afin de mieux respecter ces libertés individuelles qui sont au cœur du rêve américain (ce qui est le plus visible au niveau économique, avec un laissez-faire, des diminutions des dépenses fédérales et des baisses d’impôt encourageant l’investissement), alors qu’en politique internationale, l’idée préconisée de « paix par la force » justifie une augmentation des dépenses militaires ainsi que des interventions agressives à l’étranger (l’invasion de la Grenade en 1983 ou le bombardement de la Libye en 1986), question de bien rappeler la puissance de la nation, au cas où le monde (les États-Unis en premier lieu) l’aurait oublié après le Viêt Nam.

First Blood part II semble suivre ce programme à la lettre : l’armée envoie Rambo en mission de reconnaissance au Viêt Nam en lui interdisant toute forme d’intervention offensive, et elle refuse de le sauver lorsque celui-ci leur désobéit pour sauver des confrères prisonniers. Rambo doit agir seul pour les libérer (gagner la guerre), malgré l’armée (le gouvernement, la bureaucratie) qui préfère se désengager de l’action. On ne peut pas gagner la guerre derrière un bureau ou en prenant des photos de la jungle, il faut des flèches explosives et un couteau – et impossible d’en douter, il s’agit d’une guerre moralement fondée puisque les Méchants le sont bel et bien et on le sait parce qu’ils engagent des prostituées (péché qui sera d’ailleurs leur défaite, l’alliée de Rambo pouvant s’infiltrer dans leur camp en se faisant passer pour l’une d’elles).

Quand on ne « corrige » pas le passé du Viêt Nam, on propose plutôt un futur possible pour faire vibrer le patriotisme du présent en ce temps de Guerre froide, notamment avec Red Dawn (1984), une vision de la Troisième Guerre mondiale présentant des États-Unis occupés par des troupes communistes (qui eux sont Méchants parce qu’ils programment Alexandre Nevsky dans le cinéma local!). Pur film de propagande à la rhétorique particulièrement vicieuse, Red Dawn glorifie les techniques de guérillas employées par ses héros (des adolescents devenus résistants), les mêmes gestes qui sont qualifiés de terroristes dès lors qu’ils sont dirigés contre des soldats américains à l’étranger. Le film ne réfléchit pas du tout cette équivalence, il la nie même quand, vers la fin du film, un jeune Charlie Sheen demande : « What’s the difference between us and them? », le fait même de poser cette question démontrant apparemment la « conscience » des Américains que les communistes, eux ne posséderaient pas; ainsi, la seconde d’après, nos héros peuvent tuer dans la plus grande indifférence un jeune soldat russe prisonnier…

Même quand les films n’évoquent pas directement le Viêt Nam (Missing in Action [1984], Predator [1987], Universal Soldier [1992] pour ne nommer que les plus évidents) ou la Guerre froide (Red Heat, Invasion USA [1985], Rocky IV [1985], …), l’idéologie conservatrice demeure très présente, entre autres par la figure du self-made-man, le meilleur héros possible dans le contexte d’une politique de laissez-faire. Dans Over the Top (1987) par exemple, un film inusité sur les championnats de bras de fer, le héros (Stallone, encore) sert à son fils un discours enflammé sur la nécessité de se battre pour vivre, une célébration des vertus de l’individualisme (« The world meets nobody halfway. When you want something, you gotta take it. »), des mots qui conviendraient aussi bien à Rocky, Rambo ou n’importe quel autre personnage de Stallone (ou Arnold Schwarzenegger, Chuck Norris, Jean-Claude Van Damme, etc.)




:: Red Dawn (John Milius, 1984)


Ou encore, après les assauts du cinéma des années 70 sur la famille américaine (particulièrement dans le film d’horreur, qui la présente comme une source du Mal, dans Rosemary’s Baby, the Omen ou It’s Alive! par exemple1), il faut vite rétablir le bon modèle patriarcal : dans Rocky II (1979), quand Adrienne annonce à son mari qu’elle a l’intention de retourner au travail pour les aider en période de pauvreté, Rocky en perd les mots et tire une gueule horrifiée; ultime déshonneur, le bon mâle pourvoyeur n’arrive plus à soutenir sa famille! Pire, sa femme désapprouve sa profession, ne l’encourage plus à se battre. Adrienne devra être punie pour retrouver le droit chemin : son travail l’épuise tant qu’elle accouche prématurément et se retrouve dans le coma. Rocky pourra retourner au combat uniquement lorsque les choses seront « rentrées dans l’ordre », quand sa femme se réveille et reprend le rôle qui lui convient, celui de femme au foyer se contentant de supporter moralement son mari dans ses choix de vie (tout en étant maintenant mère, la famille est complète, Rocky peut donc gagner le titre).

Contrairement à ce que dit Bordwell, il semblerait donc que certains films soient indissociables d’une certaine idéologie : comment voir dans Red Dawn autre chose qu’une fable propagandiste anti-communiste? Il est vrai qu’on chercherait longtemps des nuances dans ce film de John Milius, dans la majorité des films de Norris (dont la série Missing in Action n’est qu’une pâle copie de First Blood part II) ou dans les Death Wish (avec Charles Bronson, 1974-1982-1985-1987-1994), des exemples de simples reflets d’une idéologie qui leur est contemporaine, mais il faut tout de même faire attention de ne pas mettre tout le cinéma d’action des années 80 dans le même panier, comme on le fait trop souvent, entre autres parce qu’il y a des contre-exemples évidents (RoboCop [1987] et They Live [1988] présentent tous deux une féroce critique de la consommation et de l’impérialisme médiatique; Total Recall [1990] embrasse pratiquement le communisme en représentant l’air sur Mars comme un capital à distribuer également entre tous). Et au-delà de ces exceptions, ce cinéma est loin de former un tout uniforme, le genre comptant aussi son lot d’auteurs, qu’ils se trouvent derrière la caméra (John McTiernan, Paul Verhoeven) ou devant (Stallone, Schwarzenegger, Steven Seagal), des artistes dont la pensée personnelle peut être associée à Reagan sans toutefois s’y confondre.

Chez Stallone par exemple, pour rester avec lui, il y a souvent des ambiguïtés qui ne peuvent être facilement résolues : quand, à la fin du premier First Blood, un Rambo désespéré s’attaque à un village américain, est-ce une jouissive démonstration de la force destructive d’un Béret vert ou une condamnation de cette violence, une lamentation sur l’endoctrinement de ces machines à tuer qui reviennent déboussolées dans une société qui ne sait que faire d’eux? Ce village se nomme Hope et il n’est jamais clair quel espoir, exactement, s’envole en fumée dans la pétarade finale : la tragédie de Rambo est celle d’un soldat qui a cru sincèrement à la justesse d’une guerre qu’il voit décriée, à son retour au pays, comme une erreur autant morale que politique, mais le film n’endosse jamais clairement le point de vue réactionnaire de son protagoniste; c’est-à-dire que les convictions politiques de Rambo importent peu, le film suscite notre empathie avant tout envers sa détresse, son humanité. Alors peut-être doit-on y voir surtout un pays tant déchiré par ses contradictions internes qu’il finit par se retourner contre lui-même (ce qui est aussi le constat de Die Hard [1988]).

Même dans la suite de First Blood, Rambo n’est toujours pas reconnu comme un héros à l’intérieur de la fiction, sauf par quelques personnages, et à la fin il doit retourner vivre en exil; dans le troisième volet, il refuse de travailler pour l’armée américaine et agit uniquement pour des raisons personnelles (sauver son ami). D’un côté, il est vrai que le reaganisme que Rambo incarne est dépeint comme nécessaire à la victoire des États-Unis à l’étranger, mais de l’autre, Stallone fait un effort dans ses films pour se dissocier de son pays : Rambo ne représente personne d’autre que lui-même (ce qui deviendra plus explicite dans le Rambo de 2008, mais c’est une constante dans tous les rôles de Stallone, même quand il affronte un Méchant Russe dans Rocky IV). Ainsi, les valeurs incarnées par Rambo se voient contrebalancées non seulement par son refus d’être réduit à un symbole représentant son pays (malgré Reagan lui-même, qui a bel et bien endossé Rambo publiquement), mais aussi par la solitude du personnage, sa mise à l’écart de la société, ce qui est vrai aussi pour la plupart des gros bras. Et en général, en particulier avec Stallone et Bruce Willis, ces personnages ne se considèrent pas comme les seuls détenteurs d’une vérité que le monde refuse de reconnaître; au contraire, ils se définissent eux-mêmes comme des dinosaures défendant des croyances présentées comme personnelles plutôt qu’universelles (c’est carrément ce que réplique le fils à son père à la fin d’Over the Top, un film plus complexe qu’il en a l’air).




:: Last Action Hero (John McTiernan, 1993)


Dans les meilleurs de ces films, l’ambiguïté tient donc à ce qu’il y a une valorisation d’un passé récent présenté comme irrémédiablement perdu, alors le spectateur peut y voir autant un discours réactionnaire qu’un musée s’empressant de conserver un monde en train de s’écrouler. Par exemple, l’insistance sur le corps masculin était sans doute une réaction primaire à un féminisme de plus en plus affirmée sur la scène publique, comme si désemparé devant cette remise en question aiguë de son rôle traditionnel de père protecteur, l’homme américain avait besoin d’exalter à l’écran ce qu’il croit avoir perdu. Mais d’un autre côté, l’artificialité d’un corps comme celui de Schwarzenegger, son immobilité de bronze, ou l’impassibilité d’un Stallone (surtout avec Rambo) accentuent l’effet muséal en faisant de ces corps des statues sans vie (ou des cyborgs, dans le cas de Terminator [1984]). Sans oublier que ces acteurs se représentent ainsi non sans une certaine distance ironique, en se montrant tout à fait conscients du regard que le spectateur porte sur eux (cet étalage de boursouflures musclées étant aussi spectaculaire que ridicule). C’est particulièrement vrai pour Schwarzenegger, lui qui semble toujours sur le point de se tourner vers le spectateur pour lui faire un clin d’œil de connivence (d’où son casting impeccable dans Last Action Hero [1993] : qui d’autre pourrait nous inviter à aller jouer avec lui à même l’écran de cinéma?)

Probablement que la distance temporelle contribue à cette impression de musée, mais même dans les années 80, les gros bras étaient d’un autre temps, qu’ils vinssent d’un passé qu’on aimerait mieux oublier (Rambo) ou d’un futur qu’il vaudrait mieux éviter (Terminator). Ils se présentaient eux-mêmes comme anachroniques, voire indésirables, une solitude qu’ils embrassaient sans chercher à faire revivre le passé, leur individualisme (indéniable) n’étant jamais clairement présenté comme un modèle viable. Pour reprendre les termes de Bordwell, ces films n’offrent pas que des reflets de l’idéologie d’un président au pouvoir, ils nous permettent de la penser différemment et peut-être même de mieux la voir : en présentant des héros incompris, d’un autre temps, à demi embaumé sous leurs corps statuesques, ces films célèbrent le passé en tant que passé, comme si le reaganisme était un fantasme impossible à vivre au présent (même First Blood part II, avec ses images surexposées et embrumées du Viêt Nam, semble tenir du rêve).

Bien sûr, il y a aussi des Red Dawn et des Missing in Action qui se prêteront mieux à une lecture purement idéologique, mais en réalité, à Hollywood, de tels films sont plutôt rares, tout simplement parce que l’objectif premier d’un cinéma conçu avant tout comme divertissement est de plaire au plus grand nombre, alors vaut mieux éviter les prises de positions politiques trop affirmées; il faut plutôt laisser la place au doute, à une certaine confusion, pour que tous puissent y trouver le reflet qu’il préfère. Peut-être, alors, que ces lectures idéologiques obscurcissent plus qu’ils n’illuminent ce qui a toujours fait la force du cinéma hollywoodien : l’homme, l’acteur, la star.

D’ailleurs, les efforts récents pour revivifier le genre (notamment ceux de Stallone depuis le dernier Rambo) nous invitent à revisiter ces films avec un regard nouveau, écartant la politique pour mieux y voir l’humain.

Partie 1 | Partie 2




1 cf. Wood, Robin. 2003. Hollywood From Vietnam to Reagan and beyond. New York : Columbia University Press.
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Article publié le 24 novembre 2014.
 

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