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Jalal Merhi, le tigre sans peur

Par Sylvain Lavallée


:: Jalal Merhi dans Tiger Claws II (J. Stephen Maunder, 1996) [Vinegar Syndrome]

La grande tradition canadienne du cinéma d’arts martiaux prend son essor avec Tiger Claws en 1991: nous y retrouvons Bolo Yeung, fraîchement sorti du film à succès Bloodsport (1988), et Cynthia Rothrock, une habituée de la Golden Harvest à Hong Kong, qui s’est fait connaitre aux côtés de Michelle Yeoh dans l’incroyable Yes, Madam (1985) de Corey Yuen. Pour les amateur·rice·s du genre, c’est la promesse de combats et de chorégraphies mémorables entre deux stars. Or, Yeung et Rothrock se retrouveront bel et bien face à face, brièvement, mais ils ne sont là que pour mieux mettre en valeur un nouveau venu, Jalal Merhi, en détective franc-tireur spécialiste des arts martiaux.

Après Bruce Lee (dans Enter the Dragon, 1973) et Jean-Claude Van Damme (dans Bloodsport), Merhi aura ainsi l’honneur de vaincre Yeung au combat, alors que Rothrock doit se contenter d’un rôle de soutien. Typique vanity project comme l’industrie du straight-to-video en a tant vu durant la glorieuse époque des clubs vidéo, Tiger Claws fait tout pour présenter son héros (et producteur) comme un digne représentant des arts martiaux. Mais si Merhi est loin d’être un piètre combattant, il n’a ni le physique improbable de Yeung (avec son corps de culturiste et sa maitrise du kungfu, il demeure l’une des présences les plus menaçantes dans le cinéma d’action), ni l’adresse ou la virtuosité dont Rothrock est capable lorsqu’elle sert les chorégraphies des maîtres hongkongais. Il est plutôt la version canadienne de Steven Seagal, c’est-à-dire qu’il joue avec la même absence de talent le même type de personnage beige, dénué de charisme, peu crédible et arborant fièrement une queue de cheval, mais sans la cruauté, l’efficacité ridicule, la façon de courir singulière et les convictions écologiques qui permettaient à l’auteur de On Deadly Ground (1994)de se distinguer.

Mais alors, qu’est-ce que Merhi a pour lui, demanderez-vous ? Nous sommes certes loin d’un Bruce Lee (son influence la plus évidente), mais déjà, contrairement à Seagal, ses films ne sont pas uniquement narcissiques : il s’agit avant tout d’un cinéma de fan conçu pour faire plaisir à des fans. Joaillier de formation, Merhi ferme la boutique familiale pour fonder sa compagnie de production, Film One, en 1989, et ainsi poursuivre sur grand écran sa passion pour les arts martiaux (il pratique depuis déjà longtemps le taekwondo, le karaté Shotokan et certains styles de kungfu). Un peu comme Sylvester Stallone scénarisait son accès à la gloire dans Rocky (1976), Merhi écrit et se met en vedette dans un premier film réflexif, Fearless Tiger (ou Black Pearls au Canada, 1991), un classique récit de vengeance dans lequel son personnage doit choisir entre poursuivre son entreprise familiale ou combattre des vendeurs de drogue en apprenant le kungfu à Hong Kong sous un maître réputé (Yeung, dans une première de quatre collaborations). Évidemment, le film ne fera pas de lui une star, mais Merhi annonce ainsi sa venue au cinéma, en se présentant comme une sorte d’outsider qui trouve sa véritable vocation dans les arts martiaux.

Ce premier essai demeure peu vu, et c’est bien Tiger Claws, sa deuxième production, qui réussit à faire décoller sa compagnie. Avec son intrigue tournant autour d’un tueur en série (Yeung) griffant à mort des maîtres de dojo dans un New York joué par un Toronto aussi mauvais acteur que l’entièreté du casting, le film offre malgré tout un mélange plutôt réussi d’enquête policière et de combats à mains nues. Cette fois, le détective joué par Merhi est déjà bien versé dans les traditions du kungfu, il peut reconnaitre en un instant le rare style du tigre employé par le meurtrier, et il risque sa santé mentale en essayant d’apprendre cette technique difficile (alors que Rothrock, sa partenaire, doit essentiellement le regarder faire en donnant un coup de pied de temps en temps). Mais la plus grande qualité du film, et du cinéma de Merhi en général, est d’être à la hauteur de ses moyens et de se montrer parfaitement conscient de sa nature de série B : qu’importe si notre Seagal canadien est piètre acteur, et s’il s’entoure de personnalités au talent tout autant limité, comme Billy Blanks, l’inventeur du Tae BoMD à la fin des années 1980 (pour celles et ceux qui auraient oublié, il s’agit un régime d’entrainement physique des plus populaires sur VHS), avec qui il tournera trois films ? Pourquoi se plaindre de la pauvreté des récits, servant surtout à justifier l’enchaînement des séquences d’action, abondantes à défaut d’être créatives ?


:: Billy Blanks, Matthias Hues, Jalal Merhi et Bolo Yeung sur le tournage de 
TC 2000 (T. J. Scott, 1993)
[Film One Productions / Shapiro-Glickenhaus Entertainment]


:: 
Expect No Mercy (Zale Dalen, 1995) [Vinegar Syndrome]

Ce seraient de bien piètres excuses pour bouder son plaisir, surtout devant des films comme TC 2000 (1993) et Expect No Mercy (1995), qui s’avancent sur le terrain de la science-fiction avec une absence de budget charmante et une esthétique on ne peut plus datée renforçant leur attrait comme objet de culte. Dans le premier, il suffit d’un ou deux décors industriels et d’un cinéaste juste assez compétent (T.J. Scott, qui travaillera ensuite sur nombre de séries télévisées) pour nous faire croire à un futur dévasté par un désastre écologique. Merhi y trouve un rôle qui lui va bien, celui d’un mercenaire au nom délicieux de Niki Picasso : pas besoin du sérieux qu’il essayait d’amener dans Tiger Claws, aucune teneur dramatique à soutenir, il peut simplement se complaire à être méchant, dans un type d’interprétation outrancière qui s’accommode très bien de l’amateurisme. Et dans Expect No Mercy, des images de synthèse dignes d’un jeu vidéo 3D sur Playstation 1 nous mettent en garde contre les dangers de la réalité virtuelle, ici utilisée pour entraîner une armée d’assassins. Avec l’incrustation grossière des acteurs dans des décors numériques, le temps d’affrontement à la Mortal Kombat, et des combattants en camisole fluo, nous avons un pur produit de son époque (un obscur jeu vidéo pour ordinateur en a même été tiré). Expect to Die (1997) propose lui aussi une aventure du côté de la réalité virtuelle, mais Merhi s’avère un trop maladroit metteur en scène pour maintenir l’intérêt, malgré quelques séquences absurdes dans un jeu vidéo où il doit sauver une princesse en courant devant un mur de cibles en CGI tout en esquivant des shurikens.

Les films de Merhi se réduisent souvent à un barrage quasi-incessant de scènes d’action, parfois au point d’en devenir monotones : rien ici ne peut prétendre rivaliser avec les meilleures chorégraphies du genre. Les combats finissent par tous se ressembler au point où je dois avouer ne pas pouvoir me rappeler ne serait-ce qu’un moment particulier, dans l’un ou l’autre des films de Merhi vus récemment, tant tout s’embrouille et pourrait aussi bien faire partie d’un titre comme d’un autre. On pourrait s’arrêter au commercialisme crasse de ces œuvres, typiques du cinéma d’exploitation en ce qu’elles cherchent à répondre aux désirs des spectateur·rice·s en se branchant sur les tendances du moment. Mais s’il est facile de dénigrer de telles productions, qui ne répondent guère à nos critères habituels de jugement esthétique, il faut au moins reconnaitre leur côté passionné et amusé. Et au final, voilà l’important : le plaisir sincère de faire du cinéma, d’en mettre plein la vue, autant que possible à l’intérieur des moyens financiers, et d’offrir aux fans du genre ce qu’iels sont venu·e·s voir : des coups de poings et des coups de pieds en masse. La modestie de ces œuvres demeure des plus rafraichissantes, et nous rappelle, pour le meilleur et pour le pire, que c’est aussi ça, du cinéma.

 

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Article publié le 18 juillet 2023.
 

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