WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Jeunesse année 0 (1ère partie)

Par Réal La Rochelle
In memoriam Louis Portugais, cinéaste

I

Mont-Royal, bel automne de 1960…

Au Centre social de l’Université de Montréal, dans la grande salle du rez-de-chaussée consacrée aux conférences, aux concerts et autres manifestations publiques, se prépare un débat-midi contradictoire qui risque d’être chaud, pour ne pas dire explosif. D’un côté les Cathos, conduits avez fougue par un certain Docteur Poupart; de l’autre, de jeunes loups, dont Jacques Godbout, militants au tout nouveau Mouvement laïc de langue française (MLF).

À cette époque, l’Université de Montréal (qui comprend le bâtiment central de l’architecte Ernest Cormier et le Centre social) est encore dirigée – de loin mais avec une poigne de fer -, par le cardinal Paul-Émile Léger. Ce « Prince », comme il s’autoproclame, voit à approuver, par exemple, quelques livres à l’index qui sont à l’étude dans certains cours de Lettres : Flaubert et Zola, Sartre, Camus, Gide, et caetera. Les leçons ne peuvent débuter sans cet imprimatur de la haute hiérarchie ecclésiale de Montréal. Les étudiants accueillent avec de grands éclats de rire la lecture de la lettre d’absolution du cardinal, missive que doit impérativement communiquer le professeur en début de session et qui confirme que les inscrits au cours ne seront pas en état de péché en lisant et en étudiant ces auteurs. Serge Grenier, lui aussi étudiant en ce temps-là, s’en souviendra peut-être dans son sketch du curé sur les mauvaises lectures, au début du film IXE-13 (1971) de Jacques Godbout.

Le débat-midi est vif. Les « laïcs » ont l’air de cancrelats aux pieds d’un géant catholique romain toujours triomphal et en qui il est encore difficile d’imaginer un colosse aux pieds d’argile. David contre Goliath, encore qu’il ne soit pas évident que le jeune berger puisse détruire le monstre menaçant. Quel souvenir fragmenté est-ce que je garde de cette joute? Le zélote Docteur Poupart, incisif et raide, fait croisade pour « l’inséparable unité du Corps Mystique du Christ » et clame: « Au cri de Vive Dieu, ils avanceront et ils seront vainqueurs! » Par ailleurs, si j’ai mal retenu les arguments anti-cathos des laïcs, je me rappelle très bien avoir été emballé par leur volonté de lutter contre le «prêtrisme» (merci Stendhal pour ce joli terme), de grignoter les fondements tout-puissants de l’empire catholique romain à défaut de les saper, tant ils semblaient indestructibles.

À la même époque, toujours au Centre social, au premier étage, à la cafétéria, il arrive qu’un trio insolite d’étudiants cogite autour de feuillets épars. Denys Arcand, Denis Héroux et Stéphane Venne travaillent leurs notes de scénarisation pour ce qui deviendra le film Seul ou avec d’autres (1962), l’un des premiers longs métrages de fiction du nouveau cinéma québécois. Une production de l’Association générale des étudiants de l’Université de Montréal (AGEUM), suivant l’idée de Héroux de subvertir le budget de la « Revue Bleu et Or » annuelle pour l’affecter plutôt à la réalisation d’un film. Une sorte de détournement culturel de fonds qui participe, sans trop le savoir, à l’émergence du cinéma québécois. Plus encore que les débats-midis contradictoires, ce nouveau cinéma national contribue pour une large part à la Révolution tranquille qui s’amorce.




::  Seul ou avec d'autres (Denys Arcand, Denis Héroux et Stéphane Venne, 1962)


Une séquence de Seul ou avec d’autres montre Marc Laurendeau en train de jouer, au Centre social, son sketch La Soirée de culte, moquerie du Cardinal Léger et de son chapelet en famille à la radio; un autre monologue met en vedette Marcel Saint-Germain et sa harangue loufoque sur les raisons de payer ou non Le Devoir, en accès libre dans une boîte à journaux. Ces deux humoristes sont à la veille de participer à la formation du groupe Les Cyniques, autres chantres de la Révolution québécoise.

Ainsi débute la décennie 1960, à nulle autre pareille dans l’histoire moderne de la Belle Province, qui devient du même souffle le Québec. C’est aussi l’époque où j’ai commencé à travailler, que l’enseignement collégial m’a happé dans son giron pour ne plus me lâcher. Le présent essai veut témoigner de cette décennie de tous les tourbillons, traversée «seul ou avec d’autres». L’idée en a jailli suite à une conversation avec Fabrice Montal, de La Cinémathèque québécoise, au moment de sa programmation du film de Portugais, Jeunesse année 0. Fabrice m’a suggéré de tracer un parcours du cinéma québécois durant les années 1960, décennie de sa naissance et de son premier et fulgurant essor. Un parcours très subjectif au fond, anecdotique, pour lequel je puiserais dans mes souvenirs et mes expériences.



II


Il arrive qu’on idéalise un peu beaucoup cette décade, si emblématique pour l’histoire contemporaine du Québec. Pourtant, il appartient à des cinéastes d’avoir indiqué qu’il y avait du sable dans l’engrenage. Le premier, Louis Portugais, devait jeter un pavé dans la mare avec son moyen métrage Jeunesse année 0 (1964). Le second, Denys Arcand, quelques années plus tard, fit enrager beaucoup de spectateurs avec Québec: Duplessis et après (1972) qui, aux yeux de son auteur, devait s’intituler Duplessis est encore en vie, marquant par là la continuité de la politique québécoise, tranquille certes, peu révolutionnaire.

Avant de se pencher sur ces films qui, chacun à sa manière, sonnent le glas de la décennie glorieuse, il importe de remarquer que, d’entrée de jeu, plusieurs écroulements en marquèrent les années de braise. Au premier chef, celui de l’Église catholique romaine toute entière, qui s’affaissa comme un château de cartes, au point d’en étonner durablement le sociologue français Alain Touraine, qui y vit un phénomène de sécularisation fulgurant, unique au monde. Le cardinal Léger ne devait pas se remettre de cette déconfiture. Il démissionna en 1968, troqua sa pourpre pour la bure du pèlerin et se convertit en missionnaire à Yaoundé, au Cameroun. Sean Mills, dans son essai Contrer l’empire, écrit ceci: « Un article de Uhuru ridiculise l’appel du cardinal Léger auprès des catholiques pour qu’ils mènent un travail missionnaire en Afrique et soutient que: ''devant le traitement infligé non seulement aux Noirs du Canada, mais aussi aux Indiens autochtones, on se demande si le cardinal Léger et l’Église ne devraient pas transférer leurs activités missionnaires sur la scène canadienne''»1.

Les militants du MLF pouvaient se réjouir de cette surprenante catastrophe, mais du coup elle rendait caduc leur objectif de lutte, la laïcisation de la société québécoise. Leur guerre avait été gagnée sans combattre; une force invisible, mystérieuse et puissante avait fait le travail à leur place. Peut-être même pensèrent-ils: «À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire»? Ce Mouvement s’est dissous en 1969.

Bientôt, tout fut différent au Québec: les religieux quittèrent leurs communautés en masse, les églises se vidèrent; les écoles, les services sociaux et ceux de la santé furent laïcisés ; le nationalisme gagna ses galons; bientôt, les indépendantistes allaient s’épanouir. La langue française, avant longtemps, deviendrait la langue officielle du Québec. Pas étonnant que, devant ce raz-de-marée, le cardinal Léger constata son échec et ne put en supporter la désolation. Ce Prince, comme le roi des contes, était nu.



III


Le film Seul ou avec d’autres illustre bien le déclenchement de la Révolution tranquille. Si son projet et son scénario sont l’œuvre des étudiants d’AGEUM, en revanche sa réalisation est celle de professionnels de l’Office national du film (ONF), les Claude Jutra, Bernard Gosselin, Michel Brault, Marcel Carrière et Gilles Groulx, qui surent lui donner corps et vie. Une autre bonne idée de l’équipe initiatrice du film que d’aller chercher cette cohorte.

Ce qui frappe en revoyant aujourd’hui sa version restaurée par La Cinémathèque québécoise, c’est sa qualité documentaire sur le campus de l’UdeM à l’orée des années 1960. Ce n’était pas bien sûr l’objectif de ce long métrage de fiction. Bien malgré lui, et parce qu’il a été tourné « en direct » sur les lieux mêmes de son action, ce film offre une image encore fraîche d’un temps révolu. On s’y promène soit dans une salle de classe, soit dans le grand escalier extérieur du Centre social, soit dans l’espace multi-services où Marc Laurendeau débite son sketch. Ou bien encore dans les petites forêts et les sentiers qui reliaient le Centre social et le bâtiment principal de l’université.

Première année universitaire de Nicole (Braün), première rencontre avec Pierre (Létourneau), premier amour. Ainsi s’enclenche ce film désinvolte et virevoltant, qui effleure les choses et les êtres sans avoir l’air de vraiment y toucher. Mais, sous les apparences fugaces, se cache une véritable critique de l’université et de la société québécoises. Pierre prévient Nicole: « La Faculté des Arts est une faculté accidentelle ». En entrevue, le sociologue Guy Rocher va plus loin encore: « Le système d’enseignement qu’on a n’est pas propre à développer la vie individuelle […] On n’a pas appris à travailler ».

Au fil de l’automne, le film parcourt une initiation étudiante orgiaque, la bibliothèque de l’université en haut de la tour, le jazz le midi au Centre social, le sketch de Marc Laurendeau, un faux cours hilarant de morale thomiste sur la sexualité, le monologue sur Le Devoir de Marcel Saint-Germain. Véritable tableau « d’anthropologie culturelle », le film fait le plein de grosses voitures américaines, de tonnes de cigarettes (on fume partout, même en classe), de moult jambes de filles, de coiffures et de vêtements d’époque.

Denys Arcand raconte que, pour Seul ou avec d’autres, on avait filmé Johanne Harel chantant Ti-z-oiseaux. Claude Jutra aimait cette séquence, il l’a demanda pour son film À tout prendre. On lui donna avec gentillesse en remerciement de ses bons services.

Les permanents de l’ONF, ceux de la prochaine «équipe française», sont de leur côté en pleine gestation de la création du cinéma québécois. On en fait généralement remonter la naissance grâce au moyen métrage Les Raquetteurs, en 1958. D’autres courts et moyens métrages en ponctuèrent la teneur et la stylistique de « cinéma direct »: La Lutte et Golden Gloves (1961), Bûcherons de la Manouane (1962), Voir Miami (1962), sans compter le long métrage documentaire percutant Pour la suite du monde (1963), de Michel Brault et Pierre Perrault.

* * *

Au ciné-club de la galerie Espace Projet (353, rue Villeray à Montréal), le 5 septembre 2012, l’animateur en titre, Jean-Sébastien Durocher, propose deux films québécois du début des années 1960: À St-Henri le 5 septembre, de Hubert Aquin, ainsi que Voir Miami de Gilles Groulx. Ces deux films sont de 1962.

Ce rarissime ciné-club, à une époque où il n’en existe pratiquement plus au Québec, est d’autant plus étonnant et méritoire que Durocher le tient à bout de bras depuis trois ans, avec un esprit de suite et une ténacité qui honorent sa démarche. Qui plus est, en l’installant dans une galerie d’art qui accueille des artistes dans la géographie de la modernité, le jeune animateur consolide l’idée du cinéma comme art contemporain. Ainsi, à New York, une Cinémathèque est-elle installée dans le Museum of Modern Art (MOMA).

Autre trait significatif des deux films, les deux génériques alignent plusieurs noms de cinéastes, caméramen, preneurs de son, monteurs et producteurs, signalant ainsi qu’il fut un temps, à l’ONF, où les films, même encadrés par un réalisateur en titre, se voulaient et se donnaient comme œuvres collectives.

Comment (re)voir aujourd’hui ces deux films?

À St-Henri le 5 septembre offre le portrait d’un quartier ouvrier populaire de Montréal, la description du 24 heures de ce début d’automne. Le commentaire en voix over, lu par Jacques Godbout, dit ceci:

Ce mardi 5 septembre, c’est la rentrée, où l’on assigne aux enfants des classes nouvelles et aux vieillards de nouveaux horaires. Hommage d’une génération à l’autre, dans cette fraîche Amérique, les gardiens, qui ne savent peut-être pas lire, indiquent la voie aux écoliers.

Un portrait empathique et parfois étonné (l’équipe de cinéma n’habite pas dans un tel quartier) à l’affût de faits à la fois quotidiens et ordinaires mais dont l’œil « étranger » des cinéastes arrive à capter l’aspect un peu inhabituel et en partie surréel. Par exemple, le soin extrême pris par les mères pour préparer fillettes et garçonnets pour l’école. Coiffures bien astiquées, costumes scolaires d’une propreté éclatante, tout est mis en œuvre pour que les enfants brillent comme des sous neufs. Ainsi s’en vont-ils, main dans la main, traversant les rues pauvres de St-Henri.




::  À St-Henri le 5 septembre (Hubert Aquin, 1962)


Voir Miami, de son côté, est une sorte de film musical, « jazzé ». Nous visionnons ce soir la version amputée (censurée) de l’ONF, qui a forcé le réalisateur à supprimer une séquence tournée à Cuba. Car, depuis Miami, Gilles Groulx et son équipe n’avaient qu’à traverser un bras de mer pour se trouver au pays de la révolution de Fidel Castro. À ce moment-là, il y avait peu de temps que ce chambardement avait eu lieu. L’ONF ne voulait sans doute pas garder dans son catalogue une séquence qui, alors, sentait le souffre. Jean-Sébastien explique, en présentant ce film, que La Cinémathèque québécoise a déjà montré la version intégrale de Voir Miami. Je ne crois pas l’avoir vue. L’ONF ne s’est pas encore décidé à revenir à l’original, on se demande bien pourquoi.

Quoi qu’il en soit, ce court métrage est assez captivant, qui présente un échantillon de Québécois se faisant « griller » au soleil des plages de Miami. Une faune un peu hirsute, parfois frôlant le ridicule, béatement en farniente sur le sable ou autour de débits de boisson. Ici, le regard du cinéaste Groulx ne perd pas son sens de la vue ironique, pas très loin du sarcasme. Voir Miami, ou la solitude des fainéants et des «tabarnacos» touristes.

* * *

Du côté du long métrage dramatique, si Claude Jutra dut se résigner à produire «dans le privé» son À tout prendre (1963), c’est à l’ONF qui certains cinéastes subvertirent des projets de documentaires pour en tirer des longs métrages de fiction. Ainsi du Chat dans le sac (Gilles Groulx, 1964) et de La Vie heureuse de Léopold Z (Gilles Carle, 1965). Pour le jeune cinéma québécois, le ciel était désormais radieux et s’inscrivait dans la mouvance du nouveau «cinéma direct», dans le sillage du candid eye et du «cinéma-vérité». Gilles Marsolais écrit, dans Le Dictionnaire du cinéma québécois:

 

Le terme «cinéma direct» […] désigne un nouveau type de cinéma documentaire qui, au moyen d’un matériel de prise de vues et de son synchrone, autonome, silencieux, léger, mobile et aisément maniable, de format 16 mm, tente de cerner «sur le terrain» la parole et le geste de l’homme en action, placé dans un contexte naturel, ainsi que l’événement au moment même où il se produit. Il s’agit d’un cinéma qui tente de coller le plus possible aux situations observées, allant même jusqu’à y participer, et de restituer honnêtement à l’écran la «réalité» des gens et des phénomènes approchés2./span>

Il va sans dire que le «direct» n’est toutefois pas une copie conforme de la réalité filmée, mais plutôt une technique et une esthétique d’approche de cette réalité donnant une impression de réalité très forte, qui pourtant n’altère pas les intentions de composition des réalisateurs. Les cadrages, les mouvements de caméra, le montage et les mille facettes de la bande sonore d’un film contribuent à éloigner le discours filmique des sujets abordés, de l’organiser suivant le point de vue du cinéaste.



IV

Comment ai-je vécu ce début de la Révolution tranquille? À vrai dire, un peu à distance. Après une seule année en Lettres à l’Université de Montréal (UdeM), dans le programme de l’ancienne Maîtrise ès Arts (une année de scolarité et un mémoire), j’ai dû, pour des raisons économiques, accepter une tâche de professeur de linguistique et de littérature françaises à Amos, en Abitibi (là où j’avais fait mon cours classique durant les années 1950).

Je me disais que j’acceptais ce job pour une année ou deux, question de faire des économies pour aller ensuite étudier à Paris. Car alors, comme le disait notre professeur préféré à l’UdeM, le jésuite Ernest Gagnon, si on voulait faire de bonnes études en Lettres, il n’y avait que deux solutions : McGill à Montréal (Département d’Études françaises) ou en France. Pour ma part, j’étais décidé pour Paris. J’avais accepté ce poste de professeur à l’École normale Mgr-Desmarais et au Collège, me disant qu’après Paris, mon avenir se conjuguerait dans le journalisme, ou au Service des textes à Radio-Canada. J’étais très loin de m’imaginer encore que je resterais dans l’enseignement collégial toute ma vie.

De la sorte, l’Abitibi m’a tenu loin des premiers soubresauts de la Révolution tranquille, qui se déroulaient surtout à Montréal. Je pris bien sûr un abonnement à la revue Parti Pris (socialisme, nationalisme, anarchisme) mais, loin de la métropole, loin du cœur agité. Après deux ans à Amos, je partis étudier à Paris pour deux ans, question de finaliser un baccalauréat qui s’appelait une Licence. Assez loin encore de Montréal et de la Révolution du Québec.

À l’été de 1965, revenu définitivement au pays et réinstallé pour quelques années dans l’enseignement collégial abitibien, je me suis rendu compte que j’avais été assez éloigné des bouleversements québécois. Le Ministère de l’Éducation avait été créé en 1964, les réformes étaient amorcées dans l’enseignement secondaire, les écoles regroupées dans les fameuses écoles polyvalentes et puis, à l’horizon prochain, la mise en place d’un nouveau réseau de collèges, sans compter la création imminente d’une nouvelle entité universitaire. Ça brassait dans tous les sens et à tous les niveaux.

Alors que mes deux premières années d’enseignement l’avaient encore été dans l’archaïque système des collèges classiques et des Écoles normales d’État, à présent, il fallait plonger dans un premier essai bouillonnant d’une nouvelle famille des Arts et Lettres, à côté de celles des Sciences et des Sciences humaines. Autrement dit, se mettre en posture pour entrer dans la nouvelle entité de ce qui deviendra le réseau des « CEGEPs », cet hideux acronyme désignant les Collèges d’enseignement général et professionnel. Pour sa part, la traditionnelle formation des maîtres dans le réseau des Écoles normales serait tout simplement intégrée au niveau universitaire.

De nouveaux chantiers s’ouvraient : créer en Lettres de nouveaux cours spécialisés, y faire entrer un premier cours de Littérature et cinéma – prélude à des programmes (options) « Cinéma » à venir bientôt – alors que jusque-là les études cinématographiques étaient exclues des programmes. Il existait bien un solide réseau de ciné-clubs – de véritables cours de cinéma avant la lettre – mais ils étaient tout au plus considérés comme des loisirs culturels et n’avaient pas droit de cité dans les profils officiels.

La réforme de l’éducation, une des plus puissantes de la Révolution tranquille, créait un vaste chamboulement et mettait à bas les structures et les contenus de l’Ancien régime. À ce niveau et dans cette géographie abitibienne, bien entendu, je participais activement à cet élan dynamique et enthousiasmant. Mais cette ferveur m’approchait encore mal de ce qui se brassait à Montréal et dans d’autres grands centres au Québec.



V


Il n’empêche. Durant mes études à Paris, quand durant l’été j’étais au Québec, en Abitibi, pour donner des cours et renflouer mes caisses, je suis «descendu» participer au Festival international du film de Montréal. Il se tenait fin août.

C’est là que j’ai été conquis par Les Montréalistes (1965) de Denys Arcand. Un film remarquable. J’ai raconté, dans Cinéma en rouge et noir3, comment je devais couvrir les courts métrages documentaires pour la revue Séquences, mais que le directeur Léo Bonneville m’avait « pieusement » demandé de laisser de côté Les Montréalistes, dont s’occupait le Père Sénéchal. Lui, il avait détesté ce film et il l’éreintait de belle manière. Ce que je devais découvrir après coup, à mon grand dam.

C’est à la même époque que parut le long métrage de Denis Héroux, Jusqu’au cou (1964), produit suivant les mêmes paramètres que Seul ou avec d’autres. Je l’ai raté au moment de sa sortie et n’ai pu le visionner qu’assez récemment, quand La Cinémathèque québécoise a présenté une copie restaurée de cet opus. Je ne crois pas, de toute ma vie, avoir vu un film aussi ennuyeux. Prétentieux et sans intérêt, réalisé de manière pauvre et sèche, ce long métrage a certes sa place dans l’histoire du cinéma québécois, mais comme un artefact qu’il vaut mieux laisser en vitrine et ne pas trop souvent projeter, en dehors de cycles informatifs.

* * *

Quand je parle aujourd’hui des années 1960 avec des étudiants en cinéma, j’ai l’impression de leur raconter une histoire du Moyen Âge. Ils écoutent avec intérêt, souvent avec attention, mais j’ai toujours le sentiment que cela doit leur paraître tellement lointain, comme de discourir du Hollywood des années 1920. Après tout, il faut remonter maintenant à un demi-siècle d’histoire du cinéma québécois. Tout un bail!

Mais bon. Durant la première moitié de la décade, le nouveau cinéma national est déjà bien en selle et assez fiévreusement célébré. D’autant plus que le Festival du film de Montréal a incorporé dans sa programmation, à partir de 1963, une section « cinéma canadien ». Pour mémoire : ce Festival est né en 1960. Cette année-là (j’étais à l’Université de Montréal), nous avons eu le grand honneur et la joie intense de voir Hiroshima mon amour d’Alain Resnais. Après coup, lors de sa sortie commerciale, ce long métrage est amputé de quatorze minutes par le Bureau de censure. Tollé! Un mal pour un bien: on étudie à fond la question de la censure cinématographique au Québec et, en 1967, est créé le Bureau de surveillance, qui se contente désormais de «classer» les films pour différents groupes d’âges. Le mouvement de la Révolution tranquille a donc fait sauter un autre verrou.

Le Festival du cinéma canadien était compétitif, comme le rappelle le Dictionnaire du cinéma québécois4. En sa première année, par exemple, il couronne À tout prendre (Jutra), Pour la suite du monde (Brault et Perreault) et Bûcherons de la Manouane (Arthur Lamothe). Excusez du peu! J’aurai l’occasion de revenir sur ces films.



VI


Jeunesse année 0 (1964). On peut le croire ou non, ce moyen métrage fut commandé par la Fédération libérale du Québec (parti de Jean Lesage) qui, en pleine Révolution tranquille, voulait un film sur la jeunesse québécoise, « ses aspirations, sa perception de la Révolution tranquille et du progrès accompli par la société québécoise ». Pourtant, après avoir visionné le film de Louis Portugais, les élites libérales l’ont renié et mis sous le boisseau. Yves Lever, dans son Histoire du cinéma québécois, note cependant: « Grâce à la combativité de René Lévesque, le film est présenté au congrès du parti en 1964; par après, il n’est pas diffusé »5. Il faudra attendre des années pour enfin examiner cet essai, considéré en son temps comme sulfureux et déprimant. Il fut projeté à La Cinémathèque québécoise le 14 septembre 2010 dans le programme «Il y a 50 ans… La révolution tranquille».

Qu’en est-il de Jeunesse année 0? Dans différentes régions du Québec, le cinéaste Portugais ne rencontre que des jeunes en mal de travail, qui cherchent désespérément du boulot et se voient comme un corps social abandonné. Alors que tout le monde croit à une Révolution tranquille et à ses lendemains qui chantent, cette jeunesse québécoise témoigne d’un envers surprenant, une sorte de mal de vivre presque insoutenable. Comment son commanditaire pouvait-il endurer pareille image, si contraire à celle qu’il voulait diffuser?




::  Saint-Denys Garneau (Louis Portugais, 1960) (coll. Cinémathèque québécoise)


Louis Portugais était pourtant un cinéaste accompli, qui par-dessus tout aimait les sujets hors norme et marginaux. Il avait déjà, en 1960, réalisé à l’ONF le court métrage Je, une surprenante chorégraphie de ballet moderne, interprétée par Suzanne Rivest, avec une trame sonore d’avant-garde de Maurice Blackburn.

On peut garder de ce cinéaste, pour mémoire, deux autres courts métrages des années 1960. Le premier, dans la série «Profils et paysages» de l’ONF, s’intitule Saint-Denys Garneau. Scénario et texte d’Anne Hébert, musique de violoncelle solo de Maurice Blackburn. Le film se propose de faire «l e trajet du regard du poète sur le monde », de donner lecture de quelques poèmes, comme Je marche à côté d’une joie.

Saint-Denys Garneau est né à Montréal le 13 juin 1912, rue Saint-Luc. Après coup, il a vécu aussi à Québec et à Sainte-Catherine-de-Fossambault. Malade du cœur, il fut toujours, souligne Anne Hébert, accablé par « le doute, l’interdiction, l’envers de Dieu », sans compter l’angoisse et le sentiment de culpabilité. En 1937, paraît son recueil de poèmes, Regards et jeux dans l’espace. Puis il fait un voyage à Paris, qui devait durer un an, mais qu’il écourte après quelques semaines.

Le mois de janvier 1939 marque la fin de son journal. Il n’écrit plus rien par la suite. Au soir du 24 octobre 1943, il meurt près de son canot sur la berge de la rivière Sainte-Catherine-de-la-Jacques-Cartier. Il avait 31 ans. Il est décédé d’une crise cardiaque, affirme Anne Hébert, rejetant du même coup l’idée d’une mort mystérieuse, voire d’un suicide. Au Collège d’Amos, durant les années 1950 de notre cours classique, circulait, grâce à Luc Trépanier, un exemplaire des poèmes de Saint-Denys Garneau. Cette poésie très moderne nous paraissait à mille lieues de celle, par exemple, d’Émile Nelligan. Louis Portugais a dû apprécier, de son côté, de réaliser un film sur ce singulier poète québécois.




::  Louis Portugais (à droite) au travail dans Voir Pellan (Louis Portugais, 1968) (coll. Cinémathèque québécoise)


Autre titre. Voir Pellan, en 1968, propose un autoportrait empathique du peintre Alfred Pellan. Ce dernier se rattache au surréalisme, à son côté libertaire mais non militant et doctrinal. Ce court métrage est construit sur des alternances de paroles et de silences (une esthétique qu’utilise aussi Denys Arcand dans On est au coton), et enrichi de musiques pianistiques de Bela Bartok interprétées par John Newmark. Là encore, Louis Portugais manifeste son propre rattachement à la modernité artistique.

* * *

C’est durant la même année 1964 que paraît le moyen métrage de Jacques Godbout, Huit témoins. Il est quand même étonnant, en pleine Révolution tranquille, que ce film, lui aussi, brosse un portrait assez sombre de la jeunesse québécoise. Du moins une de ses franges. Par là, il rejoint Jeunesse année 0.

Dans ce cas-ci, on est dans l’univers de la délinquance, le cinéaste filme des témoignages de huit jeunes gens qui ont commis des délits. De plus, en montrant un adulte, Maurice Nadeau, qui s’occupe de ces garçons mais n’est pas un spécialiste en psychopédagogie, on reste collé au monde ouvrier dont sont issus les jeunes perturbateurs. Le cinéaste prend le temps et la peine d’insérer des plans descriptifs de ces quartiers populaires, qu’il présente par contraste avec ceux de milieux bourgeois. Il se permet même une séquence de procession de la Fête-Dieu, qui passe devant un groupe de garçons en blousons, mines désabusées et goguenargues.

Un mot qui revient souvent à la bouche de ces petits hors-la-loi est celui de « rêver ». Il est touchant de constater qu’ils ont tous rêvé à quelque chose d’assez lumineux, mais que la réalité plus sordide et difficile les a vite rattrapés. À la fin du film, deux garçons parlent avec émotion de leur séjour à la maison de réhabilitation de Boscoville (à Rivière-des-Prairies, dans l’est de Montréal). Ils soulignent en particulier comment est intéressante la panoplie des loisirs qui leur sont offerts. En plus du sport, le théâtre, la musique, le cinéma. Surtout, ils ont la plus grande admiration pour leurs éducateurs, l’envers de la police. Devant ce portrait émouvant, je ne peux m’empêcher de penser à deux de ces éducateurs, qui y travaillaient à l’époque et que j’ai bien connus, Jean-Marie Carette et André Mélançon (le futur cinéaste). Sans être nommés, ils sont ici remerciés par le témoignage de ces jeunes, qui se plaisent bien à Boscoville et se trouveront bien désemparés quand ils en sortiront.

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1 «Histoire. Cahiers du Québec», Hurtubise, 2011.
2 Michel Coulombe et Marcel Jean, Le Dictionnaire du cinéma québécois. Nouvelle édition revue et augmentée par Michel Coulombe [4e édition], Montréal, Boréal, 2006. Citation de Gilles Marsolais, p. 140.
3 Montréal, Triptyque, 1994, pages [47]-48.
4 Op. cit., p. 256.
5 Sur le site de l’auteur, «La dynamique cinématographique de 1958-1969, 5e partie».
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Article publié le 15 avril 2013.
 

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