WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Éléments documentaires. Volume I. Septembre 2010.

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Les multiples visages du portrait

Quand m'est venue l'idée de créer cette chronique sur le documentaire, la question qui s'est posée d’emblée en fut une de forme et d'organisation. Si j'ai finalement penché pour une structure thématique, c'est qu'elle me semblait à la fois la plus accessible (pour le lecteur) et la plus libre (pour moi). D'une part, la présence d'un « fil conducteur » crée autre chose qu'une liste d'épicerie mensuelle de mes pérégrinations dans le merveilleux monde du cinéma documentaire. L'objectif sera de réfléchir un pan spécifique de l'activité documentaire, de penser le rapport de ce cinéma au réel duquel il se dit tributaire. D'autre part, cette formule ne me limite au bout du compte à aucune époque, ne me place pas nécessairement à la merci de l'actualité et du flux des nouvelles parutions. Je tenterai tout de même d'ancrer chaque volume subséquent de ce petit rendez-vous à un certain présent, ou du moins d'utiliser celui-ci comme élément déclencheur ou comme tremplin. Parutions DVD, sorties en salles, événements réels invitant à la réflexion sur sa médiation filmée… On trouvera toujours de bonnes excuses pour justifier l'existence d'une telle chronique. Mais ce sera la thématique qui, au bout du compte, dictera le véritable déroulement des opérations.

Terry Zwigoff, ou le décalage assumé

La bonne nouvelle du mois nous vient, comme c'est souvent le cas, de nos amis chez Criterion qui ont décidé de rééditer (somptueusement, comme ils ont l'habitude de le faire) les deux premiers documentaires du cinéaste américain Terry Zwigoff. Deux portraits, affectueux, de figures marginales habitant une Amérique parallèle, hors-normes et hors du temps : Crumb (1994) est, à juste titre, le film qui a fait connaître le réalisateur de Ghost World. Mais c'est avec plaisir que plusieurs découvriront l'excellent Louie Bluie (1985), film à plusieurs égards similaire qui nous plonge dans l'univers du musicien Howard Armstrong avec le même sens assumé du décalage. Cette idée de décalage ne s'exprime pas uniquement par cette nostalgie pour les choses révolues émanant des deux films, dont l'élégant anachronisme est, certes, séducteur, mais aussi (et surtout) dans cette volonté de plonger à même l'univers de l'autre, de fuir à travers l'acte de filmer dans ces microcosmes existant presque en dépit du monde réel. Crumb affirme un peu plus sa vocation informative traditionnelle, livrant un portrait critique du célèbre auteur de comics américain ainsi que du milieu underground de la fin des années 60. Mais son prédécesseur se perd avec son sujet dans une constellation de souvenirs disparates. Comme si, l'instant d'un film, nous partagions avec lui sa mémoire et le quotidien présent en découlant. Dans Louie Bluie, nous vivons quelques temps avec (mais aussi comme) Howard Armstrong.


CRUMB de Terry Zwigoff

Les choses deviennent plus étranges, voire inquiétantes, avec Crumb. Car Zwigoff plonge avec un même désir de proximité dans un univers totalement dérangé, dans une famille qui révèle peu à peu (mais d'emblée très fortement) son lourd passé et ses névroses actuelles. Crumb nous dévoile à la fois le monstre et l'ami intime, mais nous invite surtout à partager un temps la vision du monde de son personnage. Lorsque nous marchons dans la rue avec Robert Crumb, la caméra simule sa subjectivité et ses dessins transforment à leur tour cette réalité en perception. Tout est mis en oeuvre pour que le spectateur comprenne ce regard, au moyen d'une expérience directe que fabrique habilement le médium cinématographique. Ce portrait est, d'abord, le fruit d'une intimité tangible, acquise au fil des ans, qui permet finalement à Zwigoff d'aller à la rencontre du « véritable » Crumb et de sa famille. Grotesque, malsain et décidément pervers, l'univers de l'auteur nous apparaît alors sous un jour autrement plus cohérent, comme si nous apprenions à apprivoiser sous un autre jour son Amérique dépravée; et le cinéaste évite par le fait même de sombrer dans le banal voyeurisme vers lequel aurait pu basculer un tel projet documentaire.

« My other friends are all dead. »

La proximité frappe différemment dans Hey! Is Dee Dee Home? (2002) de Lech Kowalski. Proximité du sujet, bien entendu, mais aussi du dispositif lui-même; le film reconstruit très habilement l'acte de mener une entrevue, et par cette mise en scène de sa propre conception arrive à une transparence qui rejaillit sur le sujet filmé. Éclopé légendaire, le bassiste Dee Dee Ramone est aussi un authentique survivant dont le réalisateur arrive à capter la vitalité déréglée; junkie notoire, il raconte ses anecdotes scabreuses avec un mélange particulièrement attachant de retenue et de franchise crue. C'est Dee Dee qui ressort ici, parfaitement humain et totalement vrai, qui est « mis en valeur » sans être l'objet d'une glorification inconséquente comme le sont en général les vedettes rock dans de tels documentaires. Kowalski ne désire pas réaliser une hagiographie, et sa définition de l'hommage repose sur un engagement envers la véracité sauvage qui est tout à fait admirable. Mais cette vérité, c'est aussi celle du cinéma qui refuse ici de se cacher derrière un montage propre visant à l'effacer; et c'est à cet égard que son film dépasse les limites de son propre genre.

Les plus belles scènes de Wild Combination : A Portrait of Arthur Russell (2008), documentaire aux visées didactiques autrement plus classiques que celles du film de Kowalski, sont peut-être celles qui « donnent vie » à la musique souvent brillante, toujours infiniment personnelle et novatrice, de ce musicien culte dont l'oeuvre a récemment fait l'objet d'une redécouverte au sein de certains cercles mélomanes. Malgré l'impeccable précision de son exécution, le film de Matt Wolf souffre du fait qu'il aborde une figure si férocement anticonformiste de manière finalement très conventionnelle. Pour la musique, et pour les informations, Wild Combination s'avère une parfaite introduction à l'univers fascinant d'Arthur Russell. Mais on ne peut s'empêcher de penser que si le réalisateur s'était permis plus de libertés (dans la veine de ces séquences plus abstraites qui parsèment la narration en « illustrant » certaines pièces), il aurait pu produire une oeuvre cinématographique plus fidèle à la vision artistique éclatée de son sujet. Le dilemme demeure fondamental, et le portrait en tant que genre est fréquemment déchiré entre cette mission d'informer et cette vocation cinématographique qui en fait un art en soi. Difficile d'arriver à un compromis satisfaisant, surtout quand le sujet, comme dans le cas présent, est mort depuis un certain temps - et qu'il faut se rabattre sur des images d'archives pour le faire revivre à l'écran.


WILD COMBINATION: A PORTRAIT OF ARTHUR RUSSELL de Matt Wolf

Voilà qui rappelle l'importance de filmer l'actuel, de coller au présent avec la caméra; c'est dans l'optique de réaliser un documentaire sur Johnny Thunders, mort d'une overdose présumée l'année précédente, que Lech Kowalski rencontre en 1992 Dee Dee Ramone. Born to Lose: The Last Rock and Roll Movie (1999), sortira effectivement (sept ans plus tard), mais ce sont les fragments d'entrevue avec Dee Dee qui en constituent probablement l'élément le plus éloquent. On sent déjà, dans ce film sur un autre, l'existence d'une trame peut-être plus intéressante encore que le cinéaste décidera finalement d'explorer... suite au décès du bassiste. Heureusement, les images étaient déjà là, prêtes à être montées pour devenir cinéma.

Extérioriser l'intériorité

Le portrait, c'est aussi l'art de percer l'armure des apparences pour révéler l'essence profonde du sujet filmé. Le défi est de taille. Il s'agit, au-delà de l'approche, de pénétrer l'autre pour aller au-delà de ce qui est dit. Peut-être est-ce là que le documentaire s'apparente le plus au vol, ou à l'intrusion, et qu'il doit par conséquent se poser des questions d'ordre éthique autant que formel. Lorsqu'il s'agit d'approcher un guerrier méfiant, comme le fait James Toback dans Tyson (2008), c'est un véritable mur dont il faut arriver à bout pour révéler la fragilité, la sensibilité, d'un homme qui arrive lui-même difficilement à l'exprimer. Le boxeur s'avère un sujet complexe, parfois de par sa simplicité, et c'est sa nature profondément blessée que le cinéaste américain cherche à mettre en évidence.

En divisant l'écran, en fracturant et en dédoublant la figure de Mike Tyson à l'aide de split screens, Toback trouve un moyen éloquent (quoique légèrement évident) d'illustrer cette déchirure intérieure. Mais s'agit-il d'une authentique intimité, ou plutôt d'un artifice visuel servant à imposer une lecture plaquée du personnage? À quel moment l'inventivité formelle devient-elle un obstacle au déploiement honnête réel? Tyson a le mérite de ne pas porter de jugement sur l'homme en question, alors que ses actions nous invitent tout naturellement à le faire, et cherche bel et bien à le comprendre; mais peut-être se perd-t-il, quelque part dans les méandres de cette conscience, et devient-il apologétique à force de vouloir être proche de son sujet. Dans quelle mesure ce désir de ne pas « juger » vient-il teinter le réel de sa propre couleur?

Dépeindre l'intime

Peut-être, au fond, ne peut-on filmer de manière juste ce que l'on connaît intimement? Si c'est le cas, de quelle manière s'atteint cette proximité? L'intimité se bâtit progressivement, même entre des individus qui se connaissent déjà. La cinéaste québécoise Jennifer Alleyn nous livre une réflexion intéressante sur le sujet par l'entremise des mots que prononce son père Edmund, filmé quelques temps avant sa mort en 2004 : « Une question a plusieurs réponses. Ce que je te donne là est un fragment de réponse. Alors il faudrait que tu me poses cette question là tous les jours pendant un mois, et chaque jour je te donnerais une réponse un peu différente… et peut-être qu'au bout d'un mois on aurait la réponse complète. » Dépeindre ce père peintre, avec le très beau L'atelier de mon père (2008), ce n'est pas qu'un moyen pour la cinéaste de lui rendre hommage et de le faire connaître d'un public plus large. C'est surtout une manière pour elle d'apprendre à le connaître suite à sa disparition, de le suivre par les traces qu'il a laissé derrière lui. Par son oeuvre, évidemment, qui suit de si près sa vie. En allant à la rencontre de ses proches, qui eux aussi possèdent une partie de la réponse.

Mais c'est le lieu, l'atelier du titre, que la caméra révèle finalement comme une sorte de mémoire physique, et qu'Alleyn explore à la recherche de ces fragments de réponse que son père ne peut malheureusement plus lui offrir. Cet espace qu'il a habité, dans lequel il a oeuvré, est devenu au fil des ans une extension de sa personne; et d'une certaine manière, on y ressent encore sa présence. C'est une idée que le film aborde parmi tant d'autres, qu'il n'approfondit peut-être pas à sa juste valeur, mais qui mérite d'être relevée en raison de sa très réelle beauté. Autre question que l'on se pose, au passage : ce portrait d'un autre est-il, au fond, une manière détournée pour la cinéaste de faire l'ébauche d'un autoportrait? L'atelier de mon père est en même temps qu'une enquête sur l'autre une recherche personnelle, une manière pour la cinéaste de se comprendre par l'entremise de cet individu qu'elle tente de connaître un peu mieux. C'est ce rapport humain complexe qui confère au film un intérêt particulier : au-delà du simple documentaire sur un esprit créatif et son parcours de vie, Alleyn offre un essai sur l'identité et sur les origines. Sur ce qui, en l'autre, l'a formée elle.

Autoportrait fabriqué

Dernier véritable mythe rock, Kurt Cobain a pris très au sérieux ce vieux conseil de Neil Young : « It's better to burn out than to fade away. » Depuis son suicide en 1994, tout semble avoir été dit sur le chanteur de Nirvana, et sa canonisation (le statut de martyr en prime) est aujourd'hui irrémédiablement achevée. Mais ce que son ascension météorique et sa disparition subite ont laissé comme image a somme toute peu à voir avec l'humain qu'il a pu être. C'est cet adolescent trop sensible, trop brutalement poussé sous les feux de la rampe, que nous rencontrons en écoutant le très beau About a Son (2006) d'AJ Schnack. Au-delà de la tragédie de cette intime rencontre avec un homme qui de tout son coeur semblait allergique au statut d'icône, le film frappe par la justesse de sa forme. À partir d'entrevues menées par Michael Azerrad, Schnack crée un objet cinématographique qui tient presque de « l'autoportrait fabriqué ». Les paroles de Cobain, placées bien au centre d'un dispositif filmique qui sert à les mettre en valeur et à accentuer leur portée, flottent par-dessus des images qui illustrent de manière oblique ou directe son propos.


ABOUT A SON d'AJ Schnack

Le ton très feutré d'About a Son, cette manière de découper les réponses de son sujet, créent l'impression assez ébranlante que d'outre-tombe le chanteur s'adresse directement au spectateur. Cette relation symbiotique s'étend aux images, aux choix musicaux (pour des raisons légales, aucune pièce du groupe n'est utilisée; un peu comme Cobain lui-même préférait parler de ses groupes préférés plutôt que du sien), et l'impression créée est celle d'une expérience audiovisuelle « menée » par le sujet plutôt que par le cinéaste lui-même. Fausse impression, évidemment. Mais cette démarche en trompe-l'oeil, voire en trompe-l'esprit, donne au documentaire de Schnack un supplément de poids, servant à merveille ce projet de nous livrer « le vrai Kurt ». Paradoxalement, elle cimente l'universalité de cette individualité; en faisant de Cobain un jeune homme comme les autres, elle met en évidence avec un peu de recul la nature même de son mythe. La plus belle qualité du film de Schnack est de n'avoir rien de morbide, d'éviter le vulgaire voyeurisme. Il compose, à cet égard, un portrait d'une émouvante honnêteté.

Pistes abandonnées

Tout survol est, par définition, incomplet. Celui-ci, en rétrospective, s'est intéressé aux portraits d'artistes et d'hommes célèbres, alors que certains des plus beaux portraits cinématographiques des dernières années sont ceux d'individus « communs ». On m'en voudra, avec raison, de ne pas avoir exploré au travers de ces lignes les splendides Profils paysans de Raymond Depardon; ou plus près de nous, les films de Benoît Pilon (Rosaire et la Petite-Nation en 1997, Roger Toupin, épicier variété en 2003 et Nestor et les oubliés en 2006) ou dans une moindre mesure ceux de Claude Demers (Les dames en bleu de 2009, mais aussi Barbiers: Une histoire d'hommes, paru en 2006). De ne pas avoir reculé plus loin dans le temps pour parler du Mystère Picasso (1958) d'Henri-Georges Clouzot, du formidable Don't Look Back (1965) de D.A. Pennebaker, ou encore de l'oeuvre des frères Albert et David Maysles. Mais il faut savoir tracer la ligne quelque part, et c'est ici que je trace celle de cette première édition d'Éléments documentaires, en espérant vous revoir le mois prochain. D'ici là, bon cinéma.
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Article publié le 15 septembre 2010.
 

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