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Jeux vidéo: No More Heroes et la marque Grasshopper

Par Louis Filiatrault



Le jeu vidéo est peu connu du grand public pour ses artistes individuels. Si les anecdotes derrière les feux de paille comme Flappy Bird ou 2048 s'avèrent souvent plus intéressantes que les objets eux-mêmes, assez rares sont ceux qui prendront le temps de vérifier l'identité de leurs instigateurs. Et si Shigeru Miyamoto est largement reconnu comme le « créateur » de la fameuse série The Legend of Zelda, même les plus érudits auraient peine à nommer les titres sur lesquels celui-ci a tenu un rôle directorial. Entre la nature hautement collective de la conception de jeux et la grande culture du secret régissant l'industrie, le concept d'auteur unique ne semble pas s'appliquer tout de go à la discipline vidéoludique.

Pourtant, le tournant des années 2000 voit les candidats à « l'auteurisation » se multiplier. Hideo Kojima porte la bannière de la franchise Metal Gear Solid depuis 1998 et accumule les autoréférences à même les parutions. Le réalisateur français David Cage se met en scène pour une adresse au joueur dans son jeu Indigo Prophecy (2005), tandis que l'Anglais Peter Molyneux devient un authentique personnage en promouvant à grands renforts d'hyperbole ses jeux Fable (2004) et Black & White (2001). Entre ces noms encore bien connus et les personnalités plus discrètes – Fumito Ueda pour Ico (2001), Michel Ancel pour Beyond Good & Evil (2003), etc. – les amateurs se réchauffent tranquillement à la notion d'auteur ou tout simplement de porte-parole.

C'est dans ce contexte favorable à la montée de figures visibles – sans aucune femme à l'horizon, soulignerons-nous – que la compagnie japonaise Capcom, forte du tabac de Resident Evil 4 (2005), prend le risque de publier Killer7 (2005) de la maison japonaise Grasshopper Manufacture. Iconoclaste d'un point de vue mécanique, visuellement ultrastylisé, le titre met également de l'avant la signature d'un certain Goichi Suda, oeuvrant depuis quelques années sous le pseudonyme « Suda51 ». Avec sa fiction étrange, son humour tordu et sa réalisation charismatique, Killer7 avait tout pour plaire aux joueurs curieux de l'époque. Et au grand bonheur des convertis, Suda n'avait pas dit son dernier mot.




:: Killer7 (Grasshopper Manufacture, 2005)


Au premier lancement de No More Heroes, paru en 2007 sur la console Wii de Nintendo, le héros Travis Touchdown quitte le motel éponyme en sifflotant un air qui deviendra le thème principal, enfourche sa motocyclette sortie tout droit d'Akira, puis se lance dans un monologue décrivant les « gamers » et leur supposé manque de patience. Arrivé à la demeure de sa première cible dans la course au titre d'assassin le plus doué de l'univers, le jeu démarre son assaut continu sur les sens: fontaines de fluide écarlate, éclats de lumière et hurlements à glacer le sang, ornements d'interface en pixels bien gras. Lorsqu'un dialogue tout en clins d’œil met fin à cette première heure de gesticulations frénétiques – le corps du joueur étant hautement sollicité – il apparaît évident qu'après l'obscurité divisive de Killer7, Suda et ses collègues ont voulu épater la galerie pour de bon.

Mais revenu au confort de la chambre de motel, une nouvelle classe de signes se révèle. En partageant ses pauses toilette, ses jeux avec sa chatte domestique et ses visites à des commerçants curieusement aliénés, le joueur découvre Travis dans la monotonie de son quotidien. Afin de prendre part à chaque nouvelle étape de sa course au sommet, celui-ci devra effectuer une série de paiements exorbitants, et pour ce faire s'abaisser à des boulots d'une absurdité grimpante: tondre des pelouses, exterminer des scorpions, claquer des circuits au bord de la mer, et ainsi de suite. Une causalité toute simple est donc établie, à savoir que pour accéder au luxe de rompre l'ennui et poursuivre ses envies, Travis se doit d'accepter une soumission aux caprices d'une « Association » dont il ignore tout des intentions. Ce à quoi le jeune homme, présenté comme pervers, égoïste et ridicule, se plie à cœur joie.

No More Heroes fonctionne donc sur un principe de répétitions et de variations. L'humour émerge des torsions appliquées aux motifs attendus (les rappels de retards sur les vidéos porno, les soliloques téléphoniques de la « charmante » Sylvia...), tandis que chaque affrontement décisif est l'occasion d'une authentique surprise. Mais des éléments de routine s'infiltrent tout de même dans les escapades violentes: les tableaux prennent place en lieux plus ordinaires les uns que les autres (école, théâtre, gare d'autocar...), tandis que l'accompagnement musical demeure toujours le même. Une lecture attentive de ce matériel abondant permet tout à fait de conclure que Goichi Suda, bien qu'il succombe à la complaisance – les échanges ironiques sur l'honneur et la soif de sang sont souvent interminables – commente la futilité de la recherche d'évasion totale, particulièrement lorsque celle-ci passe par des transferts monétaires à des tierces parties suspectes.




:: Shadow of the Damned (Grasshopper Manufacture, 2011)


Suite au purement redondant No More Heroes 2: Desperate Struggle, paru en 2010, Grasshopper s'efforcent de maintenir le bateau à flot avec une enfilade de productions à forte saveur « série B ». Tentative de percer les grandes ligues avec le soutien financier d'Electronic Arts, l'odyssée infernale Shadows of the Damned (2011) enchaîne les éclairs comiques et morbides mais souffre d'handicaps techniques et d'un flagrant manque de constance. Publié chez Warner Bros. avec l'apport créatif du cinéaste James Gunn, Lollipop Chainsaw se vautre dans une grossièreté simpliste mais conserve une étincelle de ludisme passablement rafraîchissante. Finalement, revenant au style baroque et singulièrement nippon de Killer7, le médiocre Killer is Dead éprouve plus que jamais la patience des amateurs restants.

Le constat est immanquable: si tous les jeux retiennent de No More Heroes la bizarrerie clownesque et la saturation audiovisuelle, ses quelques facettes plus cérébrales manquent cruellement à l'appel. Alors que le titre de Suda lui-même devient de plus en plus énigmatique – « directeur exécutif », « producteur créatif » – les réalisateurs prenant son relais s'appuient toujours plus lourdement sur la sympathique bêtise de leurs protagonistes mâles, sur l'érotisme juvénile de leurs coquilles vides féminines, sur les caricatures et situations imprévisibles dont le studio a fait sa spécialité. Le sentiment qu'une entité créatrice manipule consciemment les unités de langage en fonction d'un point de vue, aussi contradictoire et limité soit-il, est dilué jusqu'à l'absence, la série B se réduisant à ses chasseurs de malfrats, ses décors psychédéliques et ses demoiselles en sous-vêtements.

Au démarrage des deux volets de No More Heroes, le logo de Grasshopper Manufacture affichait les frappantes inscriptions « Punk's Not Dead » et « Video Game Band »; des inclusions culottées, supprimées du logo remanié durant la collaboration avec EA. On peut se permettre d'y voir le symbole du déclin créatif accablant le studio depuis, de même que de la perte d'engouement public à son endroit. Et si le modèle d'incontestable auteur présenté par Goichi Suda continue de faire des petits – Swery65 de l'hypnotique Deadly Premonition au premier chef – il faut chercher ailleurs son penchant pour la déconstruction des artifices ludiques, que ce soit dans le remarquable The Stanley Parable, l'étonnante série Saints Row ou même l'estimable South Park: The Stick of Truth. En l'état, Grasshopper pourraient très bien revenir en force après un sérieux remaniement interne, mais il s'agit peut-être d'un chapitre dont il faut admettre et applaudir la conclusion.
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Article publié le 3 juillet 2014.
 

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