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Cinémas nationaux #5 : Asghar Farhadi

Par Mathieu Li-Goyette
DE LA DÉMOCRATIE AU CINÉMA

De tous les Oscars attribués en 2012, il est fort probable que le plus important d’entre eux fut attribué à Une séparation d’Asghar Farhadi. Non seulement pouvait-on y voir une main tendue, de la Californie à l’Iran, pour une ouverture au discours et au partage des opinions en ces temps si belliqueux, mais aussi la reconnaissance américaine d’un artiste qui, à chaque film, révolutionne un peu plus la manière de faire des films au coeur d’une nation aussi restrictive. Mais au-delà de cette petite pensée de l’Académie pour le Moyen-Orient, souhaitons que cette récompense vienne clore le débat sur le talent de Farhadi pour en ouvrir un autre qui l’envisagerait comme la suite logique des cinémas brechtien de Makhmalbaf, réflexif de Kiarostami, hyperréaliste de Panahi. Les trois géants Iraniens viennent de trouver un digne héritier, quelqu’un faisant de nouveau sortir le cinéma iranien de ses gonds.

Lorsque des journalistes lui ont demandé à l'occasion de la sortie d'Une séparation si son cinéma était politique, Asghar Farhadi a répondu qu'il espérait au moins qu'il soit démocratique. Un cinéma démocratique en Iran? Il l’est au sens le plus fondamental du mot. Souhaitant filmer dans l’égalité la plus complète tous les personnages de mélodrames équilibrés, il connaît bien les rouages de la dramaturgie (il a mis en scène du théâtre) et se questionne constamment sur les incidences de l’héroïsation d’un protagoniste. Que faire des personnages demeurés hors-champ? Que faire des autres qui ne partagent pas l’avis de celui que l’on croit être le héros? Qui est le « héros » (au sens classique)? Le premier que l’on aperçoit à l’écran à la tombée des logos industriels? Farhadi se pose ces questions dans l’espoir de laisser à chacun le droit de parole et d’opinion nécessaire pour engager un véritable questionnement moral entre le film et le spectateur.

ABOUT ELLY d'Asghar Farhadi (2009)

Homme de théâtre, il avoue donc s’être inspiré de l’idée générale du théâtre perse traditionnel, le Ta’zieh, une forme de représentation mettant strictement en scène le martyr de l’imam Hussein (le petit-fils de Mahomet) et se jouant sur une scène circulaire où le public entoure le drame. Dans son essence, il est donc question de considérer chaque spectateur comme un point de vue unique et décliné à partir de personnages identiques, mais singulièrement différents dans la posture et l’angle de leur visage et de leur corps qu’ils donnent à voir à l’audience. De cette pluralité de points de vue, Farhadi extrait une manière de penser le cinéma, ou plutôt une obsession à réfléchir le réel à partir du cinéma, comme si le montage, les cadres et le tempo d’un film recréaient ce prisme sur lequel tous les regards pouvaient couverger sans jamais se refléter dans la même direction. Pour lui, montrer un pays alourdi par les interdits et les contradictions, c’est nous montrer comment les gens y vivent, s’y soumettent ou y résistent par une lutte interne synonyme d’une quête éternelle de justice morale; ce qui est injuste, en Iran, ce combat évidemment en tentant de trouver ce qui est juste. Farhadi refuse la politique contestataire, mais en ne nous donnant jamais l’impression d’une couardise mêlée d’un désir de survie. Il n’est pas non plus l’agent d’une intellectualisation subversive des traditions iraniennes. Ses films sont intrinsèquement politisés au même titre que la vie des gens d’un pays (qu’il filme avec tant de détails) est nécessairement aiguillée sur une boussole culturelle et un agenda étatique.

Mais cette force, ce regard mature et aiguisé, Farhadi a mis du temps à le perfectionner pour qu'il devienne ce qu’il est aujourd’hui. Ses premiers films n’annonçaient pas l’acuité d’À propos d’Elly, au contraire. Son premier, Raghs dar Ghobar, est une oeuvre de jeunesse typique où un jeune homme tente de fuir le « système » pour se réfugier dans l’étendue infinie du désert où il fera la rencontre d’un ermite. Un serpent le fait fuir et la dureté du climat le force à rejoindre la ville : l’homme ne se retrouve pas en lui-même dans la nature comme le voudrait la vision mythologique classique. Il a besoin de la ville et de ses contraintes pour exister, pour se dresser et se sentir en vie, car face à la plénitude, il s’écrase enfin de ne pouvoir trouver appui sur rien d’autre et s’écroule sur lui-même plutôt qu’il n’est renversé par une force adverse (un conflit, un scandale, une romance). Pareillement, Beautiful City raconte la condamnation à mort d’un jeune tôlard âgé de 18 ans et les difficultés qu’entrevoit son ami à convaincre la poursuite de retirer ses accusations. L’idée du jugement, mais aussi de la morale comme moteur du discours, s’esquisse tranquillement, mais sans la subtilité dont Farhadi fera preuve par la suite. Ici, la projection du spectateur dans le film l’oblige à espérer qu’Akbar, condamné pour meurtre à l’âge de 16 ans, soit absous sous l’alibi de l’erreur de jeunesse. Il n’est donc pas encore question de morale, mais bien de compassion.

Dans un cas comme dans l’autre, la mise en scène classique encourage la frontalité du drame. Un personnage affronte des difficultés, certes, ancrées dans une réalité tout à fait iranienne, mais se fait systématiquement dévorer par celle-ci. La fuite est impossible, car une réalité, un système de lois, ne se rejettent pas en bloc comme ils l’espèreraient. Pour désamorcer cette impasse, Farhadi lance sa trilogie que l’on baptisera la trilogie du doute raisonnable. Traçant les parcours de personnages qui se jugent sévèrement (au sein d’une même famille dans La fête du feu, au sein de trois familles dans À propos d’Elly, devant un juge dans Une séparation), cette trilogie aboutit à la finale d’Une séparation où le jugement doit être prononcé par la fillette, la citoyenne la plus innocente de tout le film, mais aussi la plus touchée par les actions de ses parents. Si Farhadi ne nous amène pas dans cette salle où la décision sera prise, préférant plutôt nous garder avec les parents figés dans l’angoisse de l’attente, c’est peut-être parce que sa caméra ne peut supporter l’idée du jugement unilatéral qu’exige la justice - coupable ou non coupable - tout comme le cinéma classique - le bon et le méchant. Cette recherche de la plénitude intelligente pour résoudre les pires conflits, voilà où il nous emporte, voilà de quelle manière il est, sans aucun doute, le plus démocratique des cinéastes contemporains.

FILMS CONCERNÉS

ABOUT ELLY d'Asghar Farhadi (2009)
A SEPARATION d'Asghar Farhadi (2011)
 
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Article publié le 21 mars 2012.
 

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