WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Les espaces de liberté de Jonathan Demme

Par Sylvain Lavallée



« Here’s to good music! »
 – Mike Lockhart, Swing Shift


Jonathan Demme est mort le 26 avril dernier à l’âge de 73 ans, mais pour moi qui viens de passer le dernier mois plongé dans sa filmographie, m’étant jusqu’alors plus ou moins inconnue, cela m’est bien difficile à croire. Il est déjà étrange de côtoyer un cinéaste de façon intensive après son décès récent, de suivre sa pensée en mouvement et de découvrir à quel point elle nous manquait et nous manquera (quelle tristesse à l’idée que je n’aurai jamais eu le plaisir d’anticiper son prochain film !), mais ce l’est d’autant plus dans le cas de Demme, lui dont le cinéma était si vivant, enjoué, débordant d’humanité. Peut-être que ces qualificatifs paraissent curieux pour ceux qui ne connaissent de Demme que The Silence of the Lambs et Philadelphia, sans doute ses films les plus connus, et les moins allègres, avec Stop Making Sense (gardant encore aujourd’hui sa réputation de meilleur film-concert jamais réalisé), mais ces quelques titres (par ailleurs très bons) cachent une filmographie beaucoup plus riche, dont l’éclectisme apparent tend à disparaître plus on s’y frotte, plus l’empreinte de Demme devient claire.

Disons qu’en voyant tous ses films en bloc, cet éclectisme semble de moins en moins comme un éparpillement ou comme la marque d’un bon faiseur touche-à-tout, et de plus en plus comme l’un des traits singuliers d’un auteur plaçant cette diversité au cœur même de sa vision du monde, la cohérence éthique de son œuvre tenant avant tout à son éclatement esthétique. Pour se tracer un chemin dans ce foisonnement, et parce que pour Demme toute commémoration publique se fait nécessairement sous le signe de la musique, nous allons tenter de tracer les contours de cette œuvre protéiforme par un mixtape composé de chansons entendues ici et là dans ses films.
 

1. Neil Young, My My, Hey Hey (Out of the Blue)
 
Out of the blue and into the black
They give you this but you pay for that
And once you're gone, you can't come back
When you're out of the blue and into the black

 



:: Neil Young Journeys (2011) 


Nous sommes en 1979, c’est la première pièce de l’album Rust Never Sleeps : « This is the story of Johnny Rotten » chante Neil Young, seul sur scène avec sa guitare acoustique et son harmonica, mais sa voix, toujours aussi mélancolique, nous assure plutôt qu’il s’agit de l’histoire d’un chanteur folk redoutant l’obsolescence prochaine de sa musique, son éventuelle disparition into the black, enterrée peut-être par les clameurs du punk. Quand Young chante « It’s better to burn out than to fade away », il semble surtout désolé, inquiet face à une industrie qui oublie trop vite, qui force ses artistes à se consumer d’une énergie impossible à maintenir (une plainte devenue tristement célèbre lorsque Kurt Cobain a cité ces mots pour clore sa lettre de suicide en 1994). En même temps, il s’agit bien de l’histoire de Johnny Rotten qui, en 1979, était déjà mort : après la dissolution des Sex Pistols, John Lydon (ex-Rotten) reprenait son vrai patronyme en fondant son nouveau groupe, Public Image Ltd, adoptant une nouvelle esthétique qui gardait ses racines dans le punk. Or, l’album Rust Never Sleeps, c’est aussi l’histoire d’un chanteur qui sent le besoin de se réinventer, un chanteur qui, comme Lydon, refuse de se laisser rouiller, ou d’attendre les vidangeurs, comme Young chante dans la deuxième pièce de l’album, Trashers.

Dans ce sentiment d’aliénation exprimé par Young, dans cette frustration envers les exigences d’une industrie, une société, dans le désir de fuite et de transformation qui en découle, nous trouvons la fondation du cinéma de Demme. Demme lui-même apparaissait comme le cinéaste le moins angoissé qui soit, le moins encombré par toutes ces notions de succès ou d’appartenance – pour autant qu’on puisse en juger à travers son cinéma, mais il suffit de regarder Demme en entrevue, avec son visage éternellement souriant, affable, avec son assurance tranquille, pour constater que l’homme est à l’image de ses films. Impossible de l’imaginer tourmenté par son destin d’artiste, par le succès critique ou publique de son cinéma : Demme faisait les films qu’il avait envie de faire, sans les voir comme un défi à l’industrie (dans ses premières années), ni comme une concession (lorsqu’il commence à gagner des Oscars), ni comme un retour aux sources (lorsqu’il retourne vers des productions plus modestes avec Rachel Getting Married).

C’est en partie pourquoi il est si difficile d’écrire sur Demme : nous pourrions toujours le décrire comme un rebelle qui refuse de penser dans les termes imposés par autrui, mais il n’y a pas d’opposition chez Demme, de confrontation violente à la norme. Décomplexé, il se contente d’être qui il est (comme si cela était facile), sans se définir par rapport à autre chose que lui-même, complètement indifférent (mais non aveugle) à toutes notions de catégories, de genres, d’identités préfabriquées ; s’il est anticonformiste, c’est parce qu’il crée un univers qui n’appartient qu’à lui et qui ne ressemble à rien d’autre. Le geste essentiel de son cinéma consiste à affirmer l’existence de ses personnages marginaux, Demme filmant avant tout des personnes qu’il aime, qu’il s’agisse de personnalités publiques réelles ou de constructions scénaristiques, et comme il le dit à propos de ses trois films-concerts réalisés sur Neil Young (dans un des suppléments sur le Blu-ray de Journeys), comme cinéaste il lui suffit de servir son sujet. Mais c’est sa modestie qui parle : le travail de Demme est bien plutôt d’accompagner ses personnages, de leur créer un espace où leur liberté peut s’exprimer. « La société ne veut pas de toi ? » semble dire Demme, « viens devant ma caméra et on s’amusera ensemble pendant une heure trente, ce sera toujours ça de gagné ».
 



:: Melvin and Howard (1980)
 

Le cinéma de Demme, donc, est habité par des personnages qui, comme Young dans My My, Hey Hey (Out of the Blue), se sentent aliénés par leur environnement : parfois ils cherchent confusément autour d’eux quelque chose qu’ils ne savent pas identifier (surtout dans ses films des années 80), d’autres fois ils se heurtent à une société intolérante (Philadelphia), ils sont victimes de l’esclavagisme (Beloved) ou ils (elles plutôt) cherchent à fuir l’ombre de leurs maris (Married to the Mob, The Truth About Charlie), ou encore ils deviennent carrément étrangers à eux-mêmes, dans le cas de son remake de The Manchurian Candidate. Dès son premier film, Caged Heat, réalisé pour Roger Corman (avec qui il fera trois autres films), il faut se libérer, littéralement dans ce cas : ses personnages de women in prison, genre assez populaire du cinéma d’exploitation, cherchent à fuir une prison bien matérielle que Demme présente comme une métaphore limpide de la misogynie des hommes (avec toutes les contradictions que cela implique dans le contexte d’un genre fondé sur l’exploitation du corps de la femme).
 



:: Married to the Mob (1988)
 

Pour se libérer, les personnages de Demme cherchent à se métamorphoser (on pense à la larve devenant papillon dans The Silence of the Lambs), à être quelqu’un d’autre (Lulu qui est en fait Audrey dans Something Wild), à changer leur vie (« Are you ready for a brand new you ? » lit-on sur la porte d’un salon de coiffure dans Married to the Mob). Ce désir de transformation traverse aussi Stop Making Sense, le premier concert filmé de Demme (et peut-être son meilleur film) : les chorégraphies, les costumes et les décors des Talking Heads mettent en scène cette aliénation du quotidien, par le costume trop grand porté par David Byrne par exemple, le chanteur trouvant un exutoire à travers sa performance, par la frénésie de sa danse. De même, quand Demme filme Justin Timberlake, pour son dernier film (que nous avions déjà abordé ici cet automne), il met l’accent sur la transformation de l’artiste, son ascension des coulisses vers la scène, un moment de transition, de passage, et non de rupture, Demme gardant à l’œil la continuité entre les coulisses et la scène (la complicité de Timberlake avec ses musiciens se poursuit d’un espace à l’autre). Dans le cas de la trilogie que Demme consacre à Neil Young, la transformation se produit entre les films, nous passons du chanteur folk accompagné par les musiciens de Nashville dans Heart of Gold au proto-grunge enragé de Crazy Horse dans Neil Young Trunk Show à un film plus intimiste (Journeys), avec un Young seul sur scène, alternant plus ou moins entre les deux esthétiques (c’est dans ce dernier film que Young interprète My My Hey Hey (Out of the Blue)).
 



:: Philadelphia (1993)


Mais Demme ne s’intéresse pas tant à cette faculté de réinvention propre aux artistiques qu’à l’espace idéal qu’ils créent par leur art, un espace entièrement libre dans lequel de telles réinventions sont possibles, un espace qui peut ensuite être habité temporairement par les personnages, y trouvant les moyens de se révéler : qu’on pense à la scène de l’opéra dans Philadelphia, un moment hors de la réalité, avec ses éclairages expressionnistes et l’interprétation grossièrement (volontairement) appuyée de Tom Hanks, la musique permettant au personnage d’exprimer sa douleur alors que la mise en scène lui réserve un espace bien à lui au sein du film, ou à Ricki and the Flash, avec Meryl Streep ne pouvant jamais être aussi libre que sur cette scène d’un bar où elle joue des reprises de succès rock, dont celui-ci :
 

2. Tom Petty, American Girl
 
Well she was an American girl 
Raised on promises 
She couldn't help thinkin' that there 
Was a little more to life 
Somewhere else 
After all it was a great big world 
With lots of places to run to 




:: Ricki and the Flash (2015)

 
Voilà dans cette American Girl le portrait des personnages-types de Demme, désillusionnés d’une Amérique qui ne sait pas tenir ses promesses et tentant de retrouver dans un ailleurs (l’Amérique est si grande) cette liberté résidant au cœur de l’idée de l’Amérique (« Something that's so close And still so far out of reach » comme le chante Tom Petty dans le dernier couplet). Pour Petty, comme chez Bruce Springsteen, un autre avec qui Demme s’est affilié, la musique peut prendre en charge cette désillusion pour la purger, temporairement du moins, dans la communauté rassemblée autour de cette musique, et en particulier lors des performances devant public. Dans Ricki and the Flash, quand Meryl Streep entonne American Girl en début de film, c’est cette idée qui est en jeu : elle performe la chanson d’un autre, les paroles ont des résonances autobiographiques qui deviendront évidentes plus tard dans le film, son personnage se révèle par la musique qu’elle interprète.

Mais Demme avait déjà utilisé American Girl auparavant, dans The Silence of the Lambs : dans sa voiture, une victime future de Buffalo Bill, un tueur en série s’attaquant aux femmes, chante avec Petty qui joue à la radio. Dans ce contexte, Demme souligne plutôt le désespoir de cette American Girl qui rêve à un ailleurs inaccessible, et qui se retrouvera bientôt prisonnière au fond d’un puits. Cette double utilisation de la même pièce suggère deux interprétations complémentaires et non contradictoires (il faut d’abord se sentir aliéné pour se délivrer grâce à la performance d’une chanson qui exprime cette aliénation), ce qui nous pointe vers toutes les figures duelles chez Demme, pour qui une chose semble toujours contenir son contraire. Par exemple, quand il mélange les genres (surtout dans les années 80), Demme veut avant tout les marier, non les opposer – ou plutôt, nous avons l’impression qu’ils étaient déjà mariés, comme si, dans le cas de Married to the Mob, la violence du film de mafia contenait déjà la comédie romantique (et vice-versa). Pour le voir, peut-être qu’il suffisait de mettre en arrière-plan les mafieux puérils et s’intéresser au point de vue d’une de leur femme (qui d’autre que Demme pour faire un film de mafia avec une femme comme protagoniste principale ?) Ou dans Something Wild, sans doute son meilleur film de fiction, quand survient la fin cauchemardesque, il est difficile de comprendre comment on s’est rendu à ce point à partir de la comédie survoltée qui tenait de point de départ, la transition se fait tout naturellement (soulignée subtilement par un changement d’éclairage), sans rupture.
 



:: The Silence of the Lambs (1991)
 

La figure duelle la plus évidente de son cinéma demeure la plus controversée : Buffalo Bill, dans The Silence of the Lambs, un homme qui veut littéralement changer de corps en se fabriquant une sorte de manteau cousu à partir de morceaux de peau arrachés à ses victimes féminines (dès la sortie du film, des groupes défendant les droits LGBT ont protesté contre ce portrait d’un personnage trans psychopathe, ce qui mine franchement le discours autrement féministe du film). La question demeure délicate, mais pour Demme, Buffalo Bill n’est pas une transsexuelle, une femme qui serait née dans un corps d’homme (une femme qui voudrait devenir qui elle est), il s’agit plutôt, selon le diagnostic effectué par Hannibal Lecter, d’un homme qui veut échapper à son identité de manière radicale (quelqu’un qui veut devenir quelqu’un d’autre, adopter une identité qui n’est pas la sienne). C’est un personnage tragique, voulant fuir son passé (enfant, il a été victime d’abus sévères), dont le profond désir de transformation a été frustré (les cliniques refusent ses demandes de chirurgie pour réattribution sexuelle), alors il finit par se manifester violemment. Quand Demme nous confronte à ce personnage, il ne veut pas nous choquer à l’idée qu’une femme soit née dans un corps d’homme, mais bien nous mettre face à ce désir frustré que Buffalo Bill partage avec la majorité des personnages de Demme.

Dans une scène célèbre, Buffalo Bill chante et danse sur la chanson Goodbye Horses de Q Lazzarus (qui commence sur les mots « He told me, I see you rise But it always falls » pour se terminer avec un « Goodbye horses I'm flying over you », autre récit d’émancipation) en regardant droit dans la caméra qui lui tient lieu de miroir, jusqu’à se dénuder en tenant son pénis caché entre ses jambes. Scène de performance musicale, donc de révélation, il n’en faut pas plus pour se convaincre de la compassion qu’éprouve Demme envers ce personnage, ou pour ce désir de devenir papillon (de s’envoler au-dessus des chevaux) qu’il exprime à ce moment (c’est-à-dire que Demme compatit avec ce désir et la douleur sous-jacente mais non avec les moyens violents qu’utilisent ensuite Buffalo Bill pour l’assouvir). Un désir auquel le cinéaste nous demande aussi explicitement de nous identifier en faisant du spectateur un miroir du personnage.
           

3. Justin Timberlake, Mirrors
 
It's like you're my mirror
My mirror staring back at me
I couldn't get any bigger
With anyone else besides of me
And now it's clear as this promise
That we're making two reflections into one
'Cause it's like you're my mirror
My mirror staring back at me, staring back at me


 


:: Justin Timberlake + the Tennessee Kids (2016)
 

Dans Justin Timberlake + the Tennessee Kids, quand le chanteur en question entonne cet hymne, il se tient face à la foule que Demme filme comme un miroir de la star. Mais il ne s’agit pas d’un miroir parfait où la foule serait identique à l’artiste, au contraire, comme le chante Timberlake, il y a deux réflexions, c’est-à-dire qu’il se voit à travers le regard de l’être aimé et vice-versa. Chez Timberlake comme chez Demme, c’est en retrouvant ainsi son propre reflet dans le regard de l’Autre (« You reflect me, I love that about you ») qu’il y a possibilité de changement (« I see truth somewhere in your eyes I can't ever change without you »), qu’une solidarité peut se former pour pousser à l’action (« I'll be tryin' to pull you through You just gotta be strong ») et que la liberté est retrouvée (« I can tell you there's no place we couldn't go » – encore une histoire d’espace à trouver pour soi).

L’artiste, rappelons-nous, crée un espace de liberté dans lequel il invite le spectateur en lui tendant, depuis cet espace, un miroir de son expérience : dans le cinéma de Demme, cette idée prend une forme bien précise, celle de champs contrechamps en plans subjectifs avec les acteurs en gros plans fixant droit dans la caméra (Demme commence à user de cette mise en scène dès The Last Embrace, en 1979, mais elle devient plus systématique à partir de Something Wild et, surtout, The Silence of the Lambs). L’effet dramatique de ces plans varient selon le contexte (quand Hannibal nous fixe du regard, c’est son emprise menaçante sur Clarice qui est mise de l’avant ; dans Philadelphia, les personnages prêchent directement aux spectateurs pour s’assurer qu’ils se sentent visés par les enjeux du film), mais dans tous les cas ces plans signalent au moins deux choses : Demme exprime grâce à eux son empathie envers les personnages dont l’on emprunte le point de vue (on comprend mieux l’inconfort de Clarice quand Hannibal nous regarde aussi droit dans les yeux), et en même temps ces plans nous confrontent souvent directement avec la douleur de celui qui nous regarde. Dans ces moments, Demme nous tend un miroir, comme dans l’exemple cité ci-haut de Buffalo Bill, un miroir pour nous aider à reconnaître notre propre mal-être (qui n’a jamais désiré, ne serait-ce qu’un instant, être quelqu’un d’autre ?) pour éventuellement nous aider à nous en extirper, comme le chante Timberlake. Plus exactement encore, Demme nous tend ce miroir en nous plaçant dans la perspective d’un autre personnage : dans Philadelphia, quand Andrew (sidéen) s’adresse à la caméra qui représente le point de vue de Joe (son avocat), nous comprenons à la fois la souffrance de l’un et le malaise de l’autre, nous comprenons comment Andrew se voit à travers le regard de Joe et vice-versa (et comment Andrew aimerait être vu par Joe).
 



:: Something Wild (1986)
 

Les plans subjectifs de Demme ne servent donc pas à nous identifier à un seul personnage, mais toujours à nous placer entre deux personnages, à nous identifier à leur rencontre en quelque sorte (c’est pourquoi ces plans surviennent en général dans des champs contrechamps), une manière de réunir deux reflets en un, en une image, comme le chante Timberlake. Et justement, les personnages de Demme trouvent souvent une issue à leur situation à travers la rencontre avec une personne en apparence opposée, comme le richissime Howard Hugues croisant le Melvin fauché dans Melvin and Howard (une brève amitié qui naît grâce à la musique, bien sûr), le yuppie Charles qui se fait plus ou moins kidnapper par Lulu, une femme fougueuse et anticonformiste, dans Something Wild, la femme d’un mafioso qui tombe en amour avec un agent du FBI chargé de la surveiller dans Married to the Mob ou l’avocat homophobe de Philadelphia qui apprend à aimer son client gai. Remarquons de plus dans cet exemple que le sidéen est un homme Blanc, dont la maladie, visible à la surface de sa peau, lui retire les privilèges qu’il avait auparavant (son ascension spectaculaire au sein d’une réputée firme d’avocats), et que son avocat, un Noir, parvient à s’identifier à son client à travers sa propre expérience de discrimination (s’il hésite à prendre en charge le cas d’Andrew, c’est en partie parce qu’il ne veut pas risquer de perdre le peu de réputation qu’il a réussi à gagner malgré la couleur de sa peau). Ce qui nous indique bien que Demme cherche à trouver l’humanité commune dans la diversité qu’il présente à l’écran (d’ailleurs, dans le cas de Philadelphia, combien de films américains font d’un Noir le représentant du spectateur moyen ?), sans pour autant effacer les différences – et c’est du moment que cette humanité partagée est reconnue que ses personnages trouvent cette place dans le monde qu’ils cherchaient.
 

4. Talking Heads, This Must Be The Place (Naive Melody)
 
Home, is where I want to be
But I guess I'm already there
I come home, she lifted up her wings
I guess that this must be the place

I can’t tell one from the other
I find you, or you find me ?




:: Stop Making Sense (1984)

 
Dans Something Wild, Lulu et Charles quittent New York pour un périple sur la route, mais celle-ci finit par les ramener à leur point de départ ; dans Melvin and Howard, Melvin pourrait hériter de la fortune d’Howard Hugues, mais en conclusion il avoue ne pas vouloir de cet argent, un héritage auquel il ne croyait pas de toute façon, alors sa situation financière et familiale restera la même (l’important, pour Melvin, c’est qu’Howard Hugues a fredonné avec lui une chanson qu’il a composé) ; dans Swing Shift, le mari de Kay part à la guerre, et pendant ce temps elle tombe amoureux d’un autre homme, Mike, mais quand son mari revient elle retourne dans ses bras. Dans les films de Demme des années 80, ses personnages semblent toujours devoir revenir vers un foyer qu’ils voulaient quitter, pour le retrouver en conclusion, changés, portant en eux une définition nouvelle de ce que serait un foyer, le fameux « home » américain. L’exception serait Swing Shift, dans lequel Kay revient vers son foyer bien patriarcal en rejetant tout ce qu’elle aurait pu apprendre de son adultère qu’elle juge honteux, mais dans ce cas le film a été retiré des mains de Demme après qu’il ait terminé le film (on a refait le montage, excisé certaines scènes et tourné de nouvelles pour satisfaire les exigences de la star, Goldie Hawn). Mais si nous considérons le director’s cut de Demme (qui existerait semble-t-il quelque part (http://www.bfi.org.uk/news-opinion/sight-sound-magazine/features/swing-shift-making-of-jonathan-demme-directors-cut-comparison), et dans lequel Kay découvre une indépendance qu’elle garde avec elle lorsque son mari revient, la structure de tous ces films est la même : les personnages doivent quitter leur maison, et à travers leur rencontre avec l’Autre (I find you, or you find me ?) ils comprennent finalement que Home, is where I want to be But I guess I'm already there.
 



:: Swing Shift (1984)
 

Contrairement à un Steven Spielberg par exemple, pour qui l’idée de home renvoie à une cellule familiale tout ce qu’il a de plus traditionnelle, patriarcale, refermée sur soi, chez Demme c’est précisément cette définition restrictive et potentiellement aliénante du home qu’il faut fuir pour retrouver un nouveau home, qui ne serait pas tant un lieu physique qu’un état d’esprit. Dans la chorégraphie célèbre de This Must Be the Place que Demme filme dans Stop Making Sense, Byrne s’approprie une lampe, un meuble quotidien, pour en détourner l’usage courant par sa danse poétique, un peu comme les paroles de la chanson évoquent une série d’images au sens plus ou moins obscur jouant avec notre idée de ce qu’est une chanson d’amour : il faut arrêter de faire sens, il faut traiter une lampe comme une incarnation de l’être aimé, il faut s’emparer du connu, du cliché, du quotidien, c’est-à-dire qu’il faut détourner ce qui constitue le home traditionnel pour arriver à s’en libérer. Et une des manières d’opérer ce détournement, comme le montre bien Stop Making Sense, c’est par la performance, le chant, la danse ou encore le jeu des acteurs, le cinéma de Demme en étant un avant tout d’interprètes (il faut interpréter à sa façon un texte ou un rôle déjà écrit), d’où sa sensibilité aux musiciens, aux acteurs et sa prédilection pour des personnages qui tentent de jouer un rôle. Ce serait donc en devenant des interprètes que nous pouvons faire éclater les frontières trop étroites du « home » (en le réinterprétant justement) pour mieux y accueillir toute la diversité caractéristique du monde.
 



:: Something Wild (1986)


Dès lors, il devient possible de créer une véritable famille inclusive, à l’image de celle utopique d’Andrew dans Philadelphia (tous ses proches acceptent son homosexualité et l’épaulent dans son combat), du mariage interracial de Rachel Getting Married (elle marie un musicien, bien sûr, Tunde Adebimpe de TV on the Radio, un groupe mixte), des musiciens multiethniques accompagnant les Talking Heads (dont la musique est mâtinée de rythmes africains depuis leur album Fear of Music), des Tennessee Kids de Justin Timberlake, ou de la famille que Demme a assemblé autour de ses films, ses collaborateurs fidèles derrière la caméra (entre autres Tak Fujimoto, son extraordinaire directeur photo) comme devant (Charles Napier et Roger Corman viennent faire un tour dans presque tous ses films jusque dans les années 2000), tous des exemples d’une diversité formant communauté le temps d’un événement, comme la foule devant une scène musicale ou un écran de cinéma.
 
D’ailleurs, Demme est passé maître dans la mise en scène de tels rassemblements, des mariages en particulier, réussissant à garder un sentiment de spontanéité, voire de naturalisme, alors même que sa caméra circule à travers les personnages dans des chorégraphies souvent assez complexes, pour capter juste au bon moment la réaction des uns et des autres, sans nécessairement privilégier les personnages principaux (ce qui vaut aussi lorsqu’il filme des musiciens sur scène). À ces travellings inclusifs, permettant de réunir dans un même plan une diversité, nous pouvons rajouter les plans subjectifs utilisés par Demme, qui peuvent se lire aussi comme une manière d’inclure le spectateur dans cette famille, de l’inviter à participer au rassemblement. Le défi, pour Demme, est donc de tenir réuni dans un même ensemble une multitude d’éléments distincts, d’où des films qui se tiennent souvent à cheval entre plusieurs genres, surtout dans les années 80, et d’où une œuvre éclatée, comportant non seulement les films de fiction mentionnés et les concerts (il faudrait rajouter Storefront Hitchcock, sur Robyn Hitchcock), mais aussi (et entre autres) un monologue filmé de Spalding Gray (Swimming to Cambodia), un documentaire sur le fondateur de la première radio haïtienne indépendante (The Agronomist), une adaptation d’Ibsen par Wallace Shawn et Andre Gregory (A Master Builder) et, bien sûr, des vidéoclips (pour The Feelies, Bruce Springsteen et New Order).
 



:: Rachel Getting Married (2008)
 

Pour Demme, cette diversité au cœur de sa filmographie n’est jamais une manière de se transformer pour devenir quelqu’un d’autre (comme le voudrait Buffalo Bill par exemple), mais plus simplement une manière de s’ouvrir à l’Autre et de changer à son contact pour mieux l’accueillir chez soi, sans se trahir soi-même (l’empreinte de Demme reste reconnaissable dans tous ses films). À l’individualisme usuel du cinéma américain, où en général il faut devenir soi-même par ses propres moyens, Demme oppose cette souplesse d’esprit ouvrant vers la communauté. L’exemple de Rust Never Sleeps allait d’ailleurs dans ce sens : sur ce disque, loin de se résigner à son triste sort, Neil Young profite de la structure imposée par la matérialité du vinyle pour se réinventer, en faisant de cette transformation le sujet même de sa musique. Pendant que l’auditeur retourne le disque sur sa platine, Young en profite pour troquer sa guitare acoustique pour une électrique (comme Bob Dylan avant lui), et il invite les musiciens de Crazy Horse à le rejoindre. My My, Hey Hey revient à nouveau en fin de disque (avec comme sous-titre Into the black), dans une version électrique, avec ses couplets entrecoupés par les sursauts d’une guitare impétueuse. Comme les personnages de Demme, Young revient au point de départ, à la même chanson qu’il réinterprète pour en changer le sens :cette fois, il s’agit bien de l’histoire de Johnny Rotten, symbole d’une renaissance accomplie, l’énergie du punk infiltre maintenant la musique de Young, qui s’est ouverte et renouvelée en allant chercher inspiration chez des confrères musiciens. Le disque se termine sur un cri de résistance (« Rock and roll is here to stay »), et Young n’est pas prêt à se laisser fade away.
 
De même, le cinéma de Demme a toujours su se renouveler sans se renier, et la profonde compassion de l’artiste pour ses personnages (pour l’humanité entière semble-t-il) ne s’est nullement tarie avec le temps – mais n’est-ce pas précisément d’un tel cinéaste dont nous avons besoin plus que jamais aujourd’hui ? Peut-être qu’avec Demme nous venons de perdre l’un des cinéastes américains qui a mieux su porter cet espoir d’un monde meilleur, d’une humanité inclusive et diversifiée, mais son œuvre reste, elle nous permet encore d’habiter dans les espaces de liberté qu’il a créés, et il en revient à nous de ne pas laisser la rouille s’y accumuler. Il faut chanter en chœur avec Young, avec l’énergie de la résistance, puisée en trouvant le reflet de notre expérience dans ce cinéma :

Hey Hey My My
Rock and Roll can never die
There's more to the picture
Than meets the eye
Hey Hey My My


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Article publié le 4 juillet 2017.
 

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