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L'enfer du je

Par Erwan Geffroy

Avec le développement de titres comme Agony ou Pinstripe, il semble que la recherche de représentation de l’enfer dans les productions culturelles n’ait pas perdu d’intérêt. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cela s’inscrit dans le sillage de traditions très anciennes. De la mythologie grecque et son royaume souterrain d’Hadès décrit par Homère dans l’Odyssée au surprenant cinéma japonais de Nobuo Nakagawa avec L’Enfer (1960), en passant par l’enfer judéo-chrétien de la Comédie de Dante Alighieri et sans oublier les incontournables œuvres de Jérôme Bosch, Gustave Doré ou Rodin, il y a matière à l’inspiration.

Mais cet article aborde un enfer tout autre, sans Charon ni Jugement dernier, plus proche de celui d’un Huis clos de Jean-Paul Sartre ; un enfer remarquable car issu du numérique, de ses pratiques ludiques, sociales et commerciales, comme pour consacrer l’expression selon laquelle « l’enfer est pavé de bonnes intentions » ; un enfer très justement critiqué par un jeu vidéo, sous des atours métaphoriques simples, mais efficaces, sachant toucher par son intelligence derrière son apparente candeur : Little Inferno du studio indépendant Tomorrow Corporation™.

 

 

Little Inferno est un petit objet vidéoludique non identifié dont le gameplay ne semble pas avoir d’équivalent, mais dont la simplicité et la répétitivité – écho explicite aux productions gratuites pullulantes sur Android ou iOS – guident une critique s’étendant à l’ensemble de l’industrie vidéoludique.

 

 

L’idée est simple : brûler des objets dans un foyer ! L’interface est minimale et se présente comme un plan fixe de l’âtre sur lequel vous disposez à votre guise une diversité d’objets. Ceux-ci sont disponibles en échange d’une monnaie fictive obtenue lors de la combustion des objets ou lors de la mise à mort de petites créatures apparaissant de temps à autre sur les murs de la cheminée. Plus vous brûlez, plus vous gagnez ! Et plus vous aurez de monnaie, plus vous pourrez acheter d’objets à brûler. Ceci est important, car une seconde caractéristique du gameplay est la notion de combo. Brûler d’une même flambée deux ou trois objets précis, pensés pour réagir ensemble, permet de révéler un combo dans une liste de 99 possibilités. Le nom de chaque combo est connu à l’avance et offre un indice sur les combinaisons à former. Grâce à l’accumulation de la monnaie et grâce aux découvertes de combos, vous pourrez obtenir des espaces supplémentaires dans votre inventaire d’objets à consumer et, surtout, débloquer successivement les sept catalogues d’objets à acheter pour remplir ledit inventaire, le tout vous permettant de satisfaire et diversifier votre pyromanie.

Si la curiosité de découvrir les objets et leurs diverses réactions une fois passés au feu, rendues par une physique et une modélisation colorée et sympathique, ne vous fait ni chaud ni froid, alors peut-être que la ligne narrative saura vous interpeller. En effet, votre routine de combustion sera ponctuée de petits messages générant une diégèse. Votre avatar sera principalement en contact avec trois personnages : Monsieur Météo, qui par ses « Rapports du ballon météo, au-dessus des cheminées, au-dessus de la ville » vous informera sur le climat et vous apprendra que le monde est plongé dans une nuit hivernale depuis assez longtemps pour que cela soit préoccupant ; Sugar Plumps, la charmante et insistante voisine de votre avatar, avec qui vous échangerez des objets inédits et découvrirez les secrets les plus sombres de votre monde ; et enfin, Madame Nancy, présidente de la Tomorrow Corporation, entreprise ayant développé les foyers Little Inferno afin de permettre aux habitants de votre chère ville enneigée de se divertir et de se tenir au chaud pour ne plus avoir à affronter le monde extérieur !

Comme le lecteur attentif l’aura noté : Oui ! Le studio de développement Tomorrow Corporation™ est l’éponyme de l’entreprise intradiégétique. Et oui ! : le jeu prête son nom aux « foyers de divertissement Little Inferno » de la fiction. La mise en abîme est donc évidente et le parallèle entre le foyer et les jeux vidéo est simple à saisir ! Et c’est exactement là que se trouve tout l’intérêt du titre qui, sous forme d’une parabole appliquée, vous amènera à réfléchir à l’expérience offerte et, peut-être, à vous faire reconsidérer votre pratique vidéoludique.

Pour vous en convaincre, il me faut maintenant entrer dans une petite zone divulgachante ! Si vous n’avez pas vous-même vécu l’expérience des flammes offerte par la Tomorrow Corporation™, je vous encourage grandement à vous y jeter avant de continuer votre lecture. Vous devriez en venir à bout en quelques cinq heures…

 

*début de la zone divulgachante*

 

… cinq petites heures au bout desquelles vous devriez avoir fait sauter la baraque ! Celle de votre avatar pour être exact ! À la suite de quoi la caméra deviendra objective et le gameplay se modifiera, vous permettant de contrôler les déplacements de votre personnage sans-abri dans les rues enneigées (ou que tout joueur de Silent Hill, à la vue de la quantité de fumée produite par les cheminées, interprétera comme des cendres). Vous y rencontrerez un facteur qui vous remettra une lettre de Sugar Plumps, votre voisine, vous informant qu’elle a rejoint, depuis quelque temps déjà, une plage ensoleillée après avoir survécu à l’explosion de son propre foyer. L’errance de votre personnage dans la ville sombre et presque déserte – et dont les habitants semblent avoir évacué le concept de porte des maisons – le mènera enfin au sommet de la tour de la Tomorrow Corporation pour jaser avec Madame Nancy. Elle lui révélera alors que ce monde est perdu et qu’il est trop tard pour changer quoi que ce soit, avant de prendre la direction des étoiles à bord d’une fusée, qu’elle aura sans aucun doute pu se payer grâce à l’argent engrangé par la vente des divertissants foyers. Ceux-là mêmes dont on peut facilement comprendre qu’ils ont plongé les habitants dans l’anesthésie générale. Votre avatar ne sera pas en reste puisque la narration se conclut par un sauvetage en ballon par Monsieur Météo, laissant cette partie du monde à ses rêves silencieux et enflammés ! - Responsabilités, quand on vous assume… !

 

*fin de la zone divulgachante*

 

Ainsi, vous l’aurez constaté, l’histoire est simple et très rapide à résumer. Mais elle est extrêmement intéressante une fois mise en synergie avec la dimension ludique du titre. Car, métaphore du foyer comme divertissement vidéoludique oblige, le jeu place votre expérience en abîme de celle de votre avatar afin d’exprimer l’absurdité et la vanité de celles-ci.

Les personnages du jeu, Sugar Plumps en tête, font ainsi régulièrement référence, subtilement ou non, à la nocivité et l’inutilité du foyer : « Quand je joue avec mon Foyer Leetle[sic] Inferno… Je m’amuse telllllement ! je regarde le feu pour des HEURES et des JOURS… Où le temps s’en va-t-il ? Il monte monte dans le[sic] cheminée… … haut, encore plus haut, toujours plus haut… … comme tout le reste… », « Mais jamais il ne sera possible de revenir en arrière » quant aux objets ? : « Nous les avons jetés dans le feu pendant des heures et des jours… mais ils n’importent guère, ils furent créés pour n’avoir aucune importance. Le Foyer de divertissement Little Inferno fut conçu pour être sans importance. »

En appui des mots reçus par votre avatar, le climat est aussi interprétable comme un indicateur de la position axiologique des développeurs face au foyer. Les personnages isolés jouant au Foyer Little Inferno voient leur environnement débordé par la neige, tandis que les personnages émancipés de l’emprise du foyer se retrouvent à contempler le soleil à la plage. Bien qu’elle soit discutable, on ne peut nier la tradition d’associer le soleil à des principes positifs et les intempéries à des principes négatifs. Il devient alors difficile de nier la critique faite des pratiques vidéoludiques.

Mais, fait saillant du jeu, sa mécanique critique opère sur les personnes pour qui elle est signifiante. Ainsi, si vous êtes un joueur occasionnel, très peu enclin à perdre votre temps sur un jeu au gameplay répétitif et si vous êtes sans réelle curiosité ou compulsivité à terminer à tout prix ce que vous entamez (en l’occurrence, découvrir tous les combos, débloquer tous les catalogues, brûler chaque objet trois fois et enfin clore la narration), il y a de fortes chances pour que vous n’ayez pas été au bout du jeu. Et cela est très bien, car ce jeu ne s’adresse pas à vous. Par contre, si vous possédez une psychologie éprise d’achèvement chronique (du genre qui termine un livre même s’il est vraiment mauvais, qui va jusqu’au bout d’une série télévisée de cinq saisons alors que la seconde est déplorable, ou qui cherche à débloquer tous les achievements liés à un jeu), vous aurez sûrement été jusqu’au bout du titre, sans difficulté, et aurez subi son prêche désireux de vous éviter l’enfer.

Ce prêche est simple, comme pour paraphraser Sugar Plumps : prenez garde à vos moments passés devant votre foyer, vous y brûlez du temps et n’obtiendrez rien en retour et, comble de l’ironie, l’enfer divertissant dans lequel vous risquez de vous enfermer sert les intérêts de ceux qui ont développé le dispositif vous y ayant placé.

L’enfer ici abordé est donc bien celui dans lequel un joueur peut se retrouver emprisonné s’il possède un profil compulsif ou addictif. Le divertissement est en effet attractif, il tient au chaud, il rassure et peut même posséder son lot de gratifications. Elles peuvent être instantanées : détente, plaisir ; ou résiduelles et identitaires : trophées en jeu, scoring, achievements, classements mondiaux ! Mais quand les secondes s’obtiennent au détriment des premières, les portes de l’enfer ne sont plus très loin.

Il convient alors de ne pas être dupe de la valeur de ces gratifications offertes par l’industrie du divertissement. Surtout si, tout comme une flatterie, elles peuvent servir les intérêts de celui qui vous les propose. Car, pris au jeu, le receveur peut entrer dans une mécanique d’aliénation, ambitionner des récompenses ne valant que dans leur propre système, des récompenses tautologiques obtenues par des répétitions d’actions dignes du mythe de Sisyphe.

En définitive, ces gratifications, et les personnes à leur origine, qu’ont-elles d’autre à nous offrir que les cendres de nous-mêmes lorsque nos yeux quitteront le foyer ?

Ce discours peut évidemment sembler se faire l’écho de certains autres – désolants, alarmistes, mal documentés, réducteurs – colportés par les médias sur la nocivité des jeux vidéo. Alors ici, rien de nouveau ni de glorieux !?

En fait, si ! Car, d’une part, on a beau, en tant que joueur occasionnel ou épanoui, être lassé des discours moralisateurs en provenance de personnes ignorantes – dévotes d’une chasse aux sorcières condamnant sans même chercher à comprendre la richesse d’un médium qu’elles ne connaissent pas – il est pourtant vrai que la pratique vidéoludique, comme toute autre pratique excessive ou addictive, peut mener à l’isolement et produire à long terme des effets catastrophiques et irrémédiables au niveau personnel. Et pour certains, cet enfer est un quotidien. C’est donc un vrai problème et il convient de ne pas ignorer le sujet, quand bien même ceux touchés sont en minorité.

Et proposer un point de vue particulier, partager une expérience ou offrir un modèle de pensée sur des sujets sociétaux ou personnels correspond exactement au rôle que peuvent endosser l’art et les productions culturelles. C’est justement ce qu’arrive à faire Little Inferno. Il aborde l’isolement possiblement généré par les jeux vidéo en utilisant une mécanique potentiellement attirante pour les profils sensibles à cela.

En plus de l’efficacité du ciblage, le point de vue des créateurs est offert de manière intelligente. Grâce à la dimension expérientielle – et non purement discursive – du médium vidéoludique, Little Inferno ne sermonne pas : il invite à la réflexion, par l’exemple. Sa dimension métaphorique et suggestive laisse une part interprétative au joueur. Et bien que chaque lien avec la réalité soit assez clairement insinué, afin de toucher un large public, il incombe tout de même à chacun d’en tirer ses propres conclusions. L’effet est ainsi plus impactant pour le receveur puisqu’il est actif dans la réflexion.

Enfin, cette invitation à la réflexion va plus loin que l’expérience individuelle du joueur. Si le cadre de la diégèse est une dystopie, ce n’est pas un choix innocent. La mise en garde s’adresse à l’ensemble des acteurs de l’industrie vidéoludique, et peut d’ailleurs s’étendre à toutes les productions culturelles et/ou de divertissement (télévision, cinéma, contenu web, radio…).

Cette critique n’est pas nouvelle. Déjà Wagner dans la seconde moitié du XIXème siècle écrivait : « Voilà l’art, tel qu’il remplit à présent tout le monde civilisé ! Sa véritable nature est l’industrie, son but moral, l’argent, son prétexte esthétique, la distraction des ennuyés. […] Il a fixé au théâtre sa résidence favorite […] il prépare ses fêtes chaque soir dans presque toutes les villes de l’Europe. […] il marque en apparence la floraison de notre civilisation, […], mais cette floraison est celle de la pourriture d’un ordre de choses et de relations humaines vide, sans âme, contre nature [1]. » Remplacez au théâtre par au cinéma ou devant son écran de télé, d’ordi ou sa console, et nous ne serions pas loin d’une citation en correspondance avec l’actualité culturelle contemporaine.

Ainsi, la critique de l’industrie culturelle, plus précisément vidéoludique, par les créateurs de Little Inferno démontre leur intelligence et leur introspection sur leur propre médium d’expression. Elle démontre aussi leur désir de l’intégrer à un ensemble culturel socialement viable.Et pour ce faire, tout le monde a son rôle à jouer, car cela demande une certaine rigueur intellectuelle et morale de la part des créateurs, des producteurs, et bien sûr, des consommateurs.

Ainsi, tout comme il faut prendre garde à la qualité de ses aliments afin d’éviter d’ingérer des produits toxiques et de favoriser l’enrichissement de profiteurs malhonnêtes et immorauxde l’industrie agroalimentaire – à défauts de les qualifier de criminels – il en va de même pour les productions culturelles !

Little Inferno est une petite pierre intelligente et ludique dans le mur des mises en garde contre cet enfer individuel ou social qui guette derrière l’apathie du divertissement.

Il nous encourage à rester vigilant, actif, critique et exigeant dans notre consommation vidéoludique et à ne pas être dupe des mécaniques d’addiction aux gratifications vaines.

Il est ainsi plus que jamais primordial de savoir se protéger et de s’opposer collectivement aux dérives de certaines pratiques (telles que celles des lootboxes monétisées) de productions, petites ou grandes, dans lesquelles le désir de satisfaire des investisseurs pervertit ou limite les ambitions esthétiques des créateurs et des développeurs.

Des petites fourmis inspirées et talentueuses travaillent dans l’ombre des grAAAnds afin d’offrir des expériences esthétiques allant bien au-delà de la poudre aux yeux et du marketing trompeur.

Que brille votre flamme intérieure !

 

 

Bio

Erwan Geffroy est responsable des études et de la recherche à l’École européenne supérieure d’art de Bretagne – site de Brest (France), ainsi que doctorant en cotutelle entre l’Université de Montréal (Faculté des Arts et des Sciences, département de Littératures et de langues du monde, sous la direction de Jean-Marc Larrue) et l’Université Rennes 2 (École doctorale Arts, lettres, langues, unité de recherche Histoire et critique des arts, sous la direction de Pierre-Henry Frangne). Ses recherches portent sur l’étude conceptuelle du projet IKEA à partir du concept wagnérien d’œuvre d’art totale.

 


[1] Wagner, Richard. 1907. « L’art et la révolution » (notes inédites pour « L’œuvre d’art de l’avenir »), dans Œuvres en proses, t. III. Paris : Delagrave, p. 25-26, cité par Warren, Most Glenn. 2003. « Nietzsche, Wagner et la nostalgie de l’œuvre d’art totale. » dans Galard, Jean et Julian Zugazagoitia (dir.). L’œuvre d’art totale. Paris : Gallimard, p. 24.

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Article publié le 12 décembre 2018.
 

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