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Les poupées russes

Par Claire-Amélie Martinant


 

Avec The Other Side of The Wind, Orson Welles nous fait cadeau d’un billet de train pour un voyage inoubliable, un des plus renversants et qui plus est, à grande vitesse. Les paysages défilent sans cesse dans une frénésie presque maladive, et nos rétines éblouies par tant de variété d’images ne peuvent en saisir les contours. Les innombrables wagons comme autant d’histoires les unes imbriquées dans les autres, sont gorgés de détails, de personnages, de variations scéniques qui nous sautent aux yeux avec une immédiateté enivrante, une stupéfaction déroutante, le tout à une cadence entêtante. S’il est vrai que son style très haché et boulimique peut en décourager plus d’un, la prouesse de cette fiction aux marges de la réalité réside précisément dans cette tension névralgique. La lecture de ce film posthume se veut « non conventionnelle » tout comme la carrière du réalisateur. Comprendre l’enchaînement des séquences et la signification cachée derrière les multiples interventions des protagonistes de l’histoire, nous entraînerait dans un tourbillon malaisant, torturant et sans fin. L’approche sous l’égide de l’expérimentation se révèle fort heureusement bien plus fructueuse. L’extase à laquelle Welles souhaite nous initier est celle de la contemplation, de l’observation, de la rêverie comme pour mieux se laisser porter par l’instant « t », se fondre dans l’œuvre et s’y dissiper. Ses entrées en matière sont autant d’invitations à s’asseoir à sa table, y partager un repas — rappelons qu’il fut un épicurien adulateur de la bonne cuisine — et à l’écouter raconter son histoire complexe et palpitante.

Lui qui convie toute une troupe théâtrale composée d’amis de longue date, d’admirateurs, de personnes rencontrées çà et là sur son chemin, à le rejoindre dans cette folle aventure d’un tournage dans l’immensité du désert hollywoodien. Tous ses complices prennent part à cette fanfare joyeusement extravagante, agglutinés sous un même toit — comme s’il souhaitait profiter une dernière fois de sa famille. Tous participent à la construction d’une œuvre dont rien ne leur est révélé au point qu’ils finissent par en être fâchés à force d’être manipulés à l’aveugle. Welles reste mystérieux et conserve précieusement à l’abri les clefs de sa pensée, le tracé du mécanisme qui enclenchera cette manœuvre gargantuesque. Il nous livre seulement le produit fini sans notice d’explication. Il ne tient aucunement compte des remarques de ses congénères, fait la sourde oreille aux réprimandes, et va même jusqu’à s’enfuir, le premier, laissant en plan son équipe pour cause d’insolvabilité financière. La fiction se mêle dangereusement à la réalité. Ou est-ce l’inverse ? La ligne est parfois si mince qu’il devient très ardu d’en faire la distinction. Cette démarche si particulière, cette signature qui lui colle à la peau, ne serait-elle pas la résultante de l’hypocrisie dévastatrice du milieu cinématographique dans lequel il a évolué ? Des regards malveillants qu’il a sentis sur lui tout au long de son parcours ?

Lui qui a chamboulé tout Hollywood avec son tout premier long métrage — Citizen Kane — puis s’est retrouvé progressivement boudé par cette même industrie qui a décidé de ne plus lui fournir victuailles et subsistances. Serait-ce un pied de nez à celle qui lui a tourné le dos ? Avec une trame narrative qui laisse très peu paraître tant elle bondit d’un point de vue à un autre, et ce à la moindre occasion, Welles pratique l’art subtil de l’esquive. À l’instar de la sauterelle qui s’échappe dès que l’on tente de la capturer, Welles se joue également de la captivité, et se dérobe des mains qui feraient de lui un prisonnier. Se déguiserait-il sous les traits de John Houston en buveur alcoolique, merveilleux acteur et cliché par sa relation avec une jeune fille de plus de 30 ans de son aîné ? Est-il cet esprit fantomatique du réalisateur derrière la caméra dont on sent la présence sans que l’on puisse la déceler ? Ou celui de ces fameux mannequins qui finissent tués par balle ? Accoutrés d’un costume, alignés pareils à des écoliers dans le bus, ils partagent le trajet avec le reste de l’équipe, elle, bien réelle, s’étonnant de cette bizarrerie, et se dirigent vers cette maison où la vision du créateur prendra forme. Tout est symbolique et sujet à interprétation. Rien n’est sûr, tout est questionnable.

Serait-ce la preuve et la démonstration que l’expérimentation prévaut sur le résultat ? Une vengeance dirigée contre ses détracteurs qui voguent au gré de l’argent sans tenir compte de la qualité de la démarche cinématographique ? Serait-ce là un besoin viscéral de se faire entendre ? De ne ressembler à personne en recourant à un processus créatif anticonformiste et excentrique ? Il n’a de cesse de tendre des perches comme s’il était habité par la peur que ses œuvres tombent dans l’oubli, lui qui a placé le cinéma au-dessus de tout et s’y est aveuglément et égoïstement dédié. À défaut de pouvoir compter sur ceux qui auraient dû le soutenir, il livre aux spectateurs sa pièce maîtresse, son univers artistique hors du commun pour qu’ils puissent en être les gardiens, les témoins. Par le biais de la magie du montage, il brouille volontairement les pistes pour que chacun puisse y puiser ses références, ses connexions, ses émotions, sa propre folie douce, ingrédient indispensable pour une recette réussie de la vie. On se souviendra de l’entrevue réalisée à la sortie d’un aéroport « faute de temps », dans une voiture roulant à pleins gaz, cheveux au vent et verre d’alcool à la main. Il s’agit là d’une invitation à légèreté, une ode à l’adrénaline provoquée par des esprits libres qui relèguent au second plan les contraintes, les obstacles.

Tout porte à réflexion, les attitudes, les réactions parfois vives, la vérité dissimulée derrière les faux-semblants. Comme ce jeu du chat et de la souris entre cette femme au regard pénétrant et au visage si structuré, presque masculin, qui fera chavirer le cœur du jeune homme, à l’allure un tantinet efféminée sur sa moto vrombissante. L’aura érotique qui se dégage de ce couple énigmatique, étranger l’un à l’autre, nous enveloppe d’une sensualité si désirable que l’entrecoupement de cette histoire tout au long des deux heures du film, est quasiment un supplice. Nonobstant le fait que certaines scènes aient été tournées à des années d’intervalle, la concordance des couleurs hypnotise, l’articulation entre la pénombre et le plein soleil nous séduit et la tension sexuelle entre ce duo nous fait vaciller. L’érotisme s’invite dès les premières secondes de The Other Side Of the Wind par la présence de femmes nues qui s’exécutent pour un tournage — encore un autre qui viendra s’ajouter à l’existence remplie de Orson Welles — et s’écoule lentement, par à-coups jusqu’à la scène finale, d’où s’érige un phallus en plein d’air qui vole au gré du vent. Ainsi soit-il. Le génie nous aura fait goûter à tous les aspects de sa destinée sur terre. Son souffle tout en suppositions et en impressions nous parcourra encore longtemps et nous hantera pour toujours. Qu’il poursuive sa route in fine.
 

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Article publié le 20 mars 2019.
 

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