WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Portrait d’une femme à casquettes !

Par Anne Marie Piette
À l’occasion de la sortie en salle de Toni Erdmann, le Goethe Institut présente les premiers films de Maren Ade, The Forest for the Trees (2003) et Everyone Else (2009) — au Cinéma du Parc, du 25 février au 5 mars. L’engouement collectif entourant le candidat allemand au prochain Oscar du meilleur film en langue étrangère est tel qu’il aura officiellement son remake américain, avec nul autre que Jack Nicholson dans le rôle titre du paternel hurluberlu. Pour un grand nombre, Toni Erdmann atterrissait comme un ovni lors de son avant-première mondiale, au 69e Festival de Cannes, où il fut passablement boudé par le jury. La comédie dramatique désarmante et intimiste — prix 2016 de la Fédération internationale de la presse cinématographique (FIPRESCI), Louve d’or du 45e Festival du nouveau cinéma —  est plutôt la progression cohérente d’une oeuvre authentique, troisième long métrage de la réalisatrice et scénariste allemande, doublée d’une productrice clairvoyante et talentueuse.




:: Toni Erdmann
(Maren Ade, 2016)


Mettant en pratique un flair indéniable pour la production, dès l’an 2000, Maren Ade et ses complices — Janine Jackowski et Jonas Dornbach — ont fondé Komplizen Film (littéralement « Compliments film »). On leur doit, entre autres, et au-delà des films de Ade elle-même, la coproduction de Tabou ou encore Les Mille et une nuits, en trois volumes, de Miguel Gomes. Selon Ade, la production et la réalisation sont les deux revers d’une même médaille. Bien que la combinaison des deux métiers soit parfois ardue et puisse être génératrice de frustrations, elle ne cherche pas à trancher entre les deux casquettes qui forment ensemble une évidente cohésion malgré les pôles décisionnels parfois opposés, par exemple dans les problématiques rencontrées, qu’elle cerne et comprend au mieux. La production, tout comme la réalisation, demande un temps et un investissement majeurs, ce qui explique aisément l'ellipse de plusieurs années entre deux projets de réalisation. Il aura pris deux ans à Maren Ade pour réaliser son second film, Everyone Else, (Ours d’argent à Berlin), et l’on compte une moyenne de six années d’écart entre la sortie de chacun de ses trois longs métrages.




:: Komplizen Film (de gauche à droite : Jonas Dornbach, Janine Jackowski et Maren Ade)


The Forest for the Trees, prix spécial du jury au Festival de Sundance 2005 — section World Cinema — est le film de fin d’études de Maren Ade. Il a ce côté caméra DV, volontairement — ou non —  amateur, qui fonctionne très bien. Le film raconte le passage à vide de Melanie (Eva Löbau), une jeune enseignante ayant quitté sa campagne pour la ville, ostracisée par tous dans son nouveau lieu de travail. La jeune femme de nature idéaliste et naïve fait la rencontre d’une voisine, Tina (Daniela Holtz), avec qui elle tentera de développer une amitié complice. Voyant progressivement le vrai visage de sa nouvelle amie — identique à celui de l’ensemble de son entourage immédiat —, Melanie perdra peu à peu sa joie de vivre. Opportunisme, malice, hypocrisie et manipulations, autant d’invraisemblances pour la douce et gentille humaniste. On retrouve, d’un film à l’autre de la filmographie de Ade, ce même regard lucide, cette honnêteté désintéressée, voire cette pureté du geste et de la parole : observations précises, à la fois violentes et satiriques, sur les contraintes sociales et les moeurs quotidiennes, en contraste entre le privé et le public. Comment être, qu’être, comment paraître, quelle est la norme et comment toutes les situations possibles ramènent au difficile concept du vivre et du vivre ensemble. Everyone Else met quant à lui en scène un couple de trentenaires en vacances en Sardaigne. Gitti (Birgit Minichmayr) et Chris (Lars Eidinger) y explorent la relation de couple moderne, dans son évolution et sa rupture, ses rapports de force et ses rituels, sa dynamique de séduction, d’essais et d’erreurs. Le suspense de la narration se construit essentiellement autour des deux personnages, d’abord en huis-clos. Puis — après l’intrusion d’un second couple, incarnant le bonheur et la perfection recherchée ou, du moins, idéalisée —, le noyau pur du couple est altéré, laissant place aux comparaisons, et à un mimétisme dénaturé faisant basculer le précieux équilibre amoureux. Le regard fusionnel et interne du jeune couple s’ouvre alors au monde et à la critique, il se voit lui-même, se creuse et se cherche, sans plus trouver son compte.


 

:: The Forest for the Trees (Maren Ade, 2003)


Pour reprendre mes propos lors du top 30 2016 : « Jusqu’au-boutisme » ex æquo avec « libérateur » sont les qualificatifs résumant au mieux le 3e long métrage de Maren Ade. Interpréter à la volée une chanson de Whitney Houston, engloutir un « petit four » gourmet, organiser un anniversaire surréaliste et introduire un géant « Kukeri » ne suffisent pas à lui mériter ces attributs; tout est dans l’exploration de l’authentique, et ce que cela implique de plus trompeur et désarmant. L’argumentaire prémâché de départ  — la relation père-fille —, mis en scène dans un imbroglio de situations loufoques, est supplanté par de surprenantes réactions en chaîne venant des sujets père et fille, générant à leur tour crises de fous rires et choc émotionnel chez un public n’ayant rien vu venir. Toni Erdmann scrute une relation père-fille en perte de contact. Après la mort de son chien, Winfried Conradi (Peter Simonischek) rend visite à sa fille Ines (Sandra Hüller), exilée à Bucarest où elle travaille pour une société pétrolière. Son père est un de ces rigolos qui déplace de l’air, farceur à la langue bien pendue. Embarrassée par la vulgarité et le ridicule de son paternel, Ines, vampirisée, est soulagée à l’annonce de son départ; mais il n’en est rien. Pour recréer la communication, le géniteur plaisantin n’hésite pas à atteindre le même niveau d’engourdissement que sa fille en déployant une mascarade désinvolte, façon farces et attrapes grotesque, trompant une réalité elle-même artificieuse et prétentieuse. Lentement mais sûrement, les faux-semblants sont évacués sans filtre, jusqu’au paroxysme, dans un lâcher prise magnifiquement confondu.




:: Everyone Else (Maren Ade, 2009)


Le contraste entre les sphères intimes et communes exercé sur les protagonistes dans le cinéma de Ade est abordé de façon directe et généreuse, puisant dans une dimension qui, à l’écran, ne s’approche pas de la facture documentaire mais qui en aurait toutes les qualités de transparence. Le rapport de Ade au cinéma est intuitif et émotionnel. La simplicité de la mise en scène, dans chacun de ses films, s’engage dans un réalisme structurel qui sert l’histoire. Tout y est émotion et dialogues. Ces derniers, riches et vraisemblables — tout comme le sont les enjeux rencontrés par les personnages —, font des films de Maren Ade des lieux à part; ce qu’on peut facilement admettre au sens propre comme au figuré, car la thématique de « l’ailleurs » y est foncièrement récurrente : une institutrice rurale larguée en zone urbaine, un couple dont les vacances sur une île sont chamboulées, une salariée expatriée à Bucarest. Il y a absence directe de références, introspection; une fraîcheur émouvante qui ne rappelle rien d’autre que les expériences réellement ressenties, ou ressenties par empathie, dans certaines des situations données les plus courantes, voire banales, de la vie. Mais ici, les héroïnes sont dépourvues d’intentions extraordinaires, toutefois attachantes, et incarnent un ensemble devenant, le temps d’un film, la nouvelle norme et la référence acceptable. Les pôles inverses que représentent la vulnérabilité démunie et la force, l’assurance, peuvent cohabiter dans un grand ensemble naturel peu calculé. La beauté plastique relative peut aller de pair avec une polymorphie physique; une poitrine — et par surcroît des seins de trentenaire — peut et a le droit de vivre et d’être filmé sous des angles et des formes libres et surprenantes. Il est d’ailleurs libérateur de voir à l’écran des personnages qui n'incarnent pas à tout prix un idéal social normalisé ou idéalisé, ou qui, inversement, et d’une façon non moins agaçante, n’esthétisent pas démesurément la « loose » — car si personne n’aimerait se retrouver à la place d’une Melanie, plusieurs ont reconnu le charisme d’une Frances Ha, d’apparence paumée, pour sa part extrêmement esthétisée, devenant une parfaite et légitime anti-héroïne.
 
Ce « tel quel libéré, complexe et paradoxal », incarné par les personnages des univers de Ade, se dévoile au grand jour, au risque de choquer, mais surtout au risque de plaire. En ce sens, l’énergie sincèrement irrévérencieuse de Toni Erdmann possède un caractère anarchiste « mainstream ». Bien que différent dans son intention et beaucoup plus subtil dans son angle d’action, Toni Erdmann pourrait, en regard de sa résultante populaire, être le vague cousin du Grand soir de Benoît Delépine, qui véhiculait à sa façon un non-conformisme, en mettant grossièrement en scène l’univers d’un punk à chiens et de son frère en « burn out », films qui passaient tous deux par la comédie pour s’adresser au plus grand nombre. S’il est ironique que cette absence surfaite de « glamour », ce laisser-aller non-conformiste dans une comédie de cinéma d’auteur international — voire de cinéma de festivals — puisse susciter l’intérêt financier de Hollywood qui a flairé le« blockbuster », ce n’est pas surprenant… mais cela demeure inquiétant. Les versions américaines de succès internationaux sont, comme il a été écrit, « rarement à la hauteur des films originaux », et cette conjecture n’est pas non plus infondée : comment la prude Amérique mettra-t-elle en scène les audaces de Ade sans dénaturer son propos ni son esprit? Et si, pour le moment, aucun réalisateur n’est encore relié au projet, le cinéma de Maren Ade se retrouve cloisonné entre sa carrière de productrice et celle de « réalisatrice phénomène ». Toni Erdmann, par la force des choses, et au risque d’être tristement relégué à la sensation du moment, sera réinventé à la sauce américaine, et ce, avant même d’avoir pu vivre de façon légitime sa pleine autonomie. Il y a certes là un côté anecdotique, car tout comme les candides personnages des films de Ade, la réalité a rattrapée la fiction : il y a beaucoup trop de requins en ce bas monde, et tout porte à croire que les bons sentiments cinématographiques, au même titre que les bons sentiments en général, se feront également croquer illico sur la planète cinéma.

 
The Forest for the Trees(2003) et Everyone Else (2009) au Cinéma du Parc, du 25 février au 5 mars. Toni Erdmann, maintenant en salles.
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Article publié le 20 février 2017.
 

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