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Cinéma et francophonie : L'Afrique

Par Mathieu Li-Goyette
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Dans les arts où le texte conserve, de la conception à la réception, une qualité d’énonciation quelconque (le théâtre, la littérature, la poésie, le cinéma), la question de la langue s’avère d’une importance capitale. Faisant systématiquement dévier les fluctuations pures d’une pensée, les particularités d’une langue sont de l’ordre de son rythme, de sa grammaire, de sa mécanique, lui permettant d’accorder des sonorités à des sens divers. Alors que les arts de la scène et du papier ont toujours eu une relation privilégiée dans l’étude de ces influences, le cinéma n’a que trop peu été l’objet d’analyses et d’essais sur la question.

D’abord parce qu’il est vanté comme un art de l’image, peut-être parce qu’il a été muet en émouvant tout autant, la langue au cinéma n’est pas une thématique à la mode. Elle l’a été du temps de l’arrivée du parlant, du temps de l’émergence des cinémas nationaux où l’écoute d’une langue ou d’un patois venait subitement légitimer une culture, même des années 50 où la critique se mit à reprocher un cinéma trop bavard - pour en prendre le contrepied, il faudrait relire les textes élogieux d’André Bazin sur les films de Pagnol des années 30. Le fait est que la langue, et plus particulièrement la francophonie, n’apparaît pas comme une tendance à fouiller dans un milieu où les quêtes esthétiques et métaphysiques dominent trop unilatéralement les questions de contextualisation et de sciences humaines. La francophonie, si débat il y a à avoir, est donc notre cheval de bataille des prochaines semaines. Y a-t-il une francophonie au cinéma, voire une question de la francophonie à poser? Quelle est sa particularité, les raisonnements qu’elle propose et quelles sont les avenues possibles d’une réflexion prenant la langue comme fait culturel en amont plutôt que le dialogue comme aboutissant esthétique en aval?

La francophonie dans le monde

Si nous portons d’abord notre dévolu sur le continent africain, c’est pour souligner des statistiques rarement soulevées : le continent est celui regroupant le plus de francophones et la République démocratique du Congo est le pays le plus peuplé de la francophonie - le français est la langue officielle, mais souvent la deuxième langue apprise des Congolais. Nous nous retrouvons donc, sur plus de 200 millions de personnes parlant le français dans le monde, à en trouver le tiers en France et les autres dispersés majoritairement entre le Canada, l’Afrique, les Antilles et le Maghreb. Le français étant une langue « académique », déterminée par l’Académie française et centralisée dans un seul et même pays (et au sein de ce pays, plus particulièrement à Paris où l’on parlerait le « vrai » français), possèdant une réglementation administrative que l’anglais, par exemple, n’a pas. De par cette mise en évidence du fait français au coeur de la France, le cinéma d’expression française venant d’ailleurs a le défi de ne pas faire de son accent l’enjeu d’une différence culturelle exotique.

En Afrique, tourner en français, c’est tourner avant tout dans la langue des administrations et, ensuite, tourner dans une langue éloquente chargée d’une histoire de cinéma plus riche que celle des nombreux dialectes africains. Parce que c’est aussi en entendant leur langue que les réalisateurs pensent les scénarios et leurs dialogues avec elle plutôt que l’anglais d’Hollywood, le français révèle en Afrique la difficulté d’utiliser des langues comme le swahili, le bambara, le wolof face au public international tout en réveillant le souvenir colonial. Concentrés dans la région subsaharienne, les grands cinémas africains (Sénégal, Mali, Burkina-Faso) sont aussi d’anciennes colonies françaises et c’est ici que l’alternance entre les langues locales et le français crée du discours et enrichit les possibilités du médium; le cinéma, plus que la littérature contrainte dans un texte devant être compris autant dans sa narration que dans ses dialogues, évite les « dit-il en wolof » et les « dit-il en français ».

Ainsi, Sembène adapte au cinéma ses propres romans en apportant à ses adaptations un jeu langagier impossible sur le papier. Longtemps critiqué pour son utilisation de la langue romane, le cinéaste-romancier la préfère pour ses sonorités et son important bagage poétique à l’instar de Souleymane Cissé, premier réalisateur à tourner en bambara, qui fondera son style sur l’apport du dialecte au rythme et à la composition des cadres. C'est néanmoins lorsqu'il fut incapable de rassembler l'Afrique autour d'un art écrit qu'il pratiquait avec le français que Sembène, en passant au cinéma, se mit à tourner presqu'exclusivement en wolof.

La Noire de... : L'Afrique vue de France

Quand la langue n’est pas décidée par des logiques d’ordre historique (les films d’époque de Cheick Oumar Sissoko ou de Djibril Diop Mambéty), le français sert, par exemple, à Abderrahmane Sissako dans Bamako pour être le vecteur d’une nouvelle génération voulant s’approprier la langue de Molière sans les cicatrices symboliques du colonialisme tout en conservant sa langue propre à sa culture traditionnelle; lorsque l’adolescente chante bambara, on n’y voit pas la stigmatisation du français, mais l’emphase sur une culture qui nourrit la langue française de nouvelles sonorités. Perçu comme langue du monde, comme une ouverture à l’international, le français chez Sissako n’est plus nécessairement le déterminant d’une caste sociale ou d’un postcolonialisme insidieux.

Inversement, c’est toujours avec un sentiment d’infériorité qu’elle est employée au cinéma et c’est cette peur de l’utiliser et de se l’approprier qui restreint d’abord le public francophone occidental à la découverte du cinéma africain.  De nouvelles urgences se sont développées alors que la réception du cinéma africain à l’étranger, elle, n’a pas évolué en cinquante ans. Je veux dire par là que même s’il se faisait plus fréquemment du cinéma en Afrique, nous n’en regarderions pas plus souvent.

Le français parlé par des Africains, comme le français parlé par des Québécois en France, semble être un français « faux » tout comme ses comédiens paraissent jouer faux - à l’inverse, ils nous paraîtront toujours justes à parler « leur » langue, bien casés dans un stéréotypage instinctif. Mêlé au faible potentiel économique du cinéma en Afrique, son cinéma francophone repousse les masses locales variablement bilingues et échoue à impressionner les spectateurs d’ailleurs épris d’attentes face à l’« indigène ». En effet, pour l’Occident, le seul cinéma africain est un « cinéma de l’oralité » intrinsèquement lié aux griots et à ses dialectes. L’émergence d’une langue internationale ne vend pas et révèle un blocage tragique du public d’ici (et de France) face aux récits africains contemporains. Continent des origines, il doit rester ancré dans ses essences magiques et ancestrales pour mériter notre attention. Les shamans et leurs incantations y sont des valeurs sûres tout comme leurs chants tribaux sont des obligations pour satisfaire les exigences du Blanc d’Occident.

Nous voulons donc soulever que le cinéma africain entretient une relation paradoxale avec le français et que la question de la langue, en dehors d’une reconnaissance nationale déjà acquise, révèle une soumission francophone internationale à l’état français, à sa culture « pariso-centrique » et toute la luxure (et non pas luxe) culturelle qu’elle implique. Même ici, le Festival des Films francophones Cinemania qui vient tout juste de se terminer n’avait dans ses rangs aucun film d’Afrique subsaharienne, mais bien près d’une trentaine de films français sur 35 oeuvres présentées. Certes, l’Afrique peine à égaler la qualité technique des productions festivalières conventionnelles, mais c’est le silence de la critique et des milieux cinéphiles qui demeure la plus alarmante preuve qu’une inégalité profonde subsiste dans la perception du cinéma africain. En d’autres mots, le problème n’est pas que Cinemania n’ait pas présenté de films africains, mais bien que personne ne souleva la question : pourquoi le cinéma francophone vient-il uniquement de l’axe France-Belgique? Pour le cinéma africain, la question en amène une autre, car marginalisé depuis toujours, s'étant essayé avec ses langues comme la nôtre - celle qu'on lui imposa jadis -, il ne sait plus avec laquelle d'entres elles il parviendra à se faire comprendre de nous. Avec laquelle il étendra ses frontières comme il y est déjà parvenu par le passé.
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Article publié le 15 novembre 2011.
 

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