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Story of My Death (2013)
Albert Serra

Essai de romantisme comparé

Par Mathieu Li-Goyette
Histoire de ma mort est une parenthèse de vie au sein de la plus interminable phrase qui se soit écrite sur le trépas: l'Histoire. Dès le premier plan, la vie prend le dessus sur la mort. Par un effet de miroir, le spectateur aperçoit de dos et de face un buste à l'effigie de Casanova. Derrière cette pierre blanche qui fige le visage dans l'éternité, une porte s'entrouvre; en sort Casanova lui-même, visiblement toujours vivant. Incarné par Vicenç Altaió, poète, essayiste et penseur de la culture catalane qui joue pour la première fois au cinéma, le personnage est bluffant de réalisme, déambulant dans un décor dont l'immensité intimiderait le moindre des invités. Fort d'un dialogue largement inventé, Histoire de ma mort est une joute philosophique entre lettrés, une mitraillade de pensées pour emporter qui prennent racine à la fois dans la démarche transhistorique de Serra, mais aussi dans les nombreux écrits qu'a laissé Casanova sur les sentiments humains. En cela, l'auteur réussit quelque chose qui n'avait peut-être pas été vu depuis les grands films d'époque de Rosselini et de Pasolini, ces Blaise Pascal et ces Décameron: nous plonger dans la vie intellectuelle d'une autre époque, non pas pour y chercher du décorum, mais bien pour nous proposer de « nouvelles » pensées pour réfléchir le monde moderne.

« Chaque grain m'apporte une idée... Chaque grain sera un fragment de ma vie », dit d'emblée le mythique personnage. Autour de lui, c'est le silence complet pendant qu'il pense à ses mémoires. Ses serviteurs lui rendent la réplique, mais ce n'est que pour le faire parler, lui faire sécréter un peu de discours. Pas de champ-contrechamp, car la caméra regarde avec obsession Casanova. Pas d'intrus dans ce cadre en 2:35, car Serra a joué un mauvais tour à ses chefs opérateur: leur dire que le film serait en 1:33, ce format carré, vieux jeu, volontairement séculaire, avant d'en changer manuellement le pourtour au montage. En résulte une impression de tableaux, mais pas ces « tableaux » dont on parle habituellement à la vue des films d'époque, pas ces fresques impressionnistes, pas ces cartes postales poussiéreuses. Non: des tableaux classiques où la règle des tiers prend un tout autre sens, où les peintres ne jouissent pas encore à tour de bras de la profondeur de champ. Les têtes planent dans du vide et profitent d'une atmosphère calme qui isole le discours, l'empêchant de s'éparpiller dans le décor.

La lenteur méticuleusement calculée de Serra contraste ainsi avec les nombreux fous rires de Casanova, pris de folie face au néant et l'approche d'une mort qui ne saurait tarder (le maquillage bourgeois de l'époque renforce l'impression d'un visage embaumé, curieusement semblable au buste du premier plan). Dans ses méditations, c'est d'abord la religion qui en prend un coup: « Rome serait plus belle sans toutes ses églises », dit-il en citant Montaigne, à la recherche de la pureté classique, foncièrement païenne, cachée en dessous des crucifix et des morales bonnes à tout faire du christianisme. « Ils ont tout inventé. Personne ne sait rien sur la mort », lâche-t-il finalement avec dépit; parvenu au bout de l'époque romantique et de la Renaissance italienne, Casanova ne voit plus rien à l'horizon et part en voyage à travers la Bohême avec son fidèle serviteur. En plaçant sa caméra dans la charrette des voyageurs, Serra accomplie le premier et unique plan mobile de son film... qui se déplace littéralement vers un autre film.

Cet autre film, c'est un conte gothique où nul autre que Dracula règne en maître. La deuxième partie laisse le soin au comte de faire tomber la nuit sur le jour et d'accompagner Casanova vers la mort. Ce dernier, qui a toujours une soif insatiable d'asseoir sa supériorité sur les femmes et les bêtes, sombre dans une orgie morbide qui culmine dans le fracassement d'un crâne de vache à coup de hache. Face à lui, Dracula incarne la sauvagerie - il contrôle les loups et hurle à la lune - et procure aux femmes une extase que Casanova n'est plus capable de ravifier. Le grand pari allégorique de Serra, c'est de raconter ici comment la bestialité du 19e siècle a fini par venir à bout de l'élégance, de la facticité et, ultimement, de la pensée des Lumières et de la Renaissance; synthétiquement: la victoire de la barbarie sur la civilisation.

Parce que les personnages ne sont jamais nommés et que leurs comédiens basent leur interprétation sur un vaste bagage iconographique sans s'empêtrer dans les fonctions d'usage, Histoire de ma mort n'a jamais l'allure d'un collage cérébral et forcé. En nous faisant deviner leur identité par des allusions visuelles et sonores, Serra impose une certaine distanciation avec les figures originelles et pour n'en extraire que la symbolique la plus éloquente. Et ce n'est rien d'étonnant compte tenu de l'alma mater du cinéaste. Produit d'un département de littérature comparée, Serra signe ici un authentique essai comparatiste avec la même acrobatie intellectuelle sur laquelle repose le champ d'études. À l'image de son magnifique Honor de Cavelleria où il parvenait - pour la première fois après les tentatives échouées de Welles et de Gilliam - à donner au cinéma son film sur Don Quichotte, comme dans son minimaliste Le chant des oiseaux où la nouvelle épopée des Rois mages retrace l'histoire des religions, les « trucs » narratifs de Serra sont des trucs de comparatistes, un rap textuel et philosophique en freestyle qui fait rêver aux films à venir que pourrait engendrer une telle démarche. Elle serait fondée sur une recherche intertextuelle où le cadre devient compacteur d'idées, elle serait capable, par cette mise en scène conceptuelle qui a le naturel qu'un autre essayiste comme Peter Greenaway n'a jamais su capturer, de ne plus seulement parler d'Histoire, mais aussi de parler à travers elle.

Lorsque Casanova meurt enfin, rejoignant le sol et les mêmes bêtes qu'il avait précédemment massacrés, Dracula est au-dessus de lui, posant en vainqueur comme s'il était l'instigateur de tout le siècle sanglant à venir (Casanova décède en 1798). Tandis que le charmeur nostalgique venait de terminer la rédaction d'Histoire de ma vie, le cinéaste achève Histoire de ma mort, un film aux idées monumentales et à la mise en scène la plus simple qui soit, une leçon de concision et de philosophie critique qui impose Albert Serra, âgé d'à peine 38 ans, comme l'un des réalisateurs les plus incontournables du cinéma contemporain.
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Critique publiée le 12 octobre 2013.