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Jeux vidéo: The Last Express

Par Louis Filiatrault



Et si Pac-Man n’avait jamais quitté le Japon ? Si Wolfenstein 3D n’avait jamais ouvert la voie à une lignée de jeux de massacre à peine chambardée en un quart de siècle ? Si nos référents les plus immédiats en matière de divertissement interactif ne s’étaient pas avérés Bejeweled et Super Mario, mais Full Throttle et Beneath a Steel Sky ? Dans une configuration d’événements où Myst aurait été le fer de lance d’un réel intérêt pour la narration immersive plutôt que l’imparfait point culminant d’une mode, il y a fort à parier que nous contemplerions un paysage vidéoludique bien différent. Un espace de création où un goût pour le drame et la richesse thématique ne ferait pas tant figure d’anomalie, et où un jeu d’aventures comme le brillant The Last Express de 1997 aurait eu toutes les chances de marquer la mémoire populaire.
 
Un peu d’histoire. Avec ses premières réalisations datant des années 1980 — les classiques Karateka et Prince of Persia — le concepteur américain Jordan Mechner avait démontré un intérêt pour la reproduction du mouvement humain et les techniques de montage relativement sophistiquées. Parallèlement, le bourgeonnement progressif du format CD-ROM au début des années 90 donna lieu à une explosion de jeux de type "point-and-click" incorporant des prises de vue réelles à leur matériel narratif. C’est durant cette période florissante d’hybridation et d’expérimentations que Mechner fut convaincu de se joindre à la scénariste Tomi Pierce en vue d’esquisser un projet autour d’une zone d’ombre historique fort intrigante: le dernier voyage du luxueux Orient-Express avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Une production qui s’étira sur quatre ans et déboucha en faillite commerciale sans appel, mais qui demeure l’objet d’une grande admiration auprès des amateurs d’interactivité.
 
Paru en saison morte puis vite retiré des tablettes en raison de circonstances malheureuses, The Last Express avait pourtant tout pour se distinguer au sein d’un genre connu pour un certain conservatisme. Classique sur le plan de la navigation – une variété de clics pour se déplacer, interagir avec objets et personnes – c’est par son déroulement en temps quasi réel que le jeu présente une dynamique réellement particulière. En effet, chacun des occupants de l’Orient-Express poursuit une routine bien à lui, va-et-vient selon un horaire rigoureusement programmé. Élaborée selon une technique de rotoscopie fort laborieuse (et onéreuse) à l’époque, l’animation s’avère plutôt malhabile dans la forme plus statique employée lors des intermèdes scénarisés, mais sa fluidité et son impressionnante nuance procurent de grandes ivresses à chaque voisin croisé dans les couloirs et salons. Entre la méticuleuse architecture du lieu et le naturalisme des comportements illustrés, tous les éléments sont en place pour aborder chacun des passagers comme un mystère à élucider, à commencer par le protagoniste lui-même.
 
La trame narrative échafaudée par Tomi Pierce comporte revirements et confrontations dignes d’un Hitchcock de bonne tenue, mais son abondance de contenu ambiant épate encore par sa qualité. Tout à fait en périphérie du mystère central, une famille française éduque son fils selon les valeurs et l’étiquette bourgeoises, un couple de jeunes femmes consomme sa romance loin des regards inquisiteurs, tandis qu’un harem de femmes voilées fait son chemin vers Constantinople dans la discrétion la plus totale. Du vendeur d’armes germanique aux sympathiques conducteurs, tous les profils exhibent à la fois crédibilité et subtiles excentricités, grandement relayées par la remarquable authenticité des dialogues multilingues. D’importantes tensions politiques propres à l’époque – le dévouement tsariste contre le nouvel anarchisme, le soulèvement de la population serbe – côtoient harmonieusement les éléments plus fantaisistes de l’intrigue, le train poursuivant pour sa part son tragique rendez-vous avec l’Histoire. En effet, se concluant sur un soudain vent de panique, The Last Express se lit facilement comme un microcosme de l’Europe au moment de l’entrée en guerre, l’urgence et le caractère inéluctable de l’événement étant brillamment redoublés par la dynamique en temps réel de l’aventure.
 
Selon les attentes d’un joueur d’aujourd’hui, plusieurs des quelques énigmes ponctuant le jeu s’avèrent frustrantes et moyennement élégantes; le système d’indices intégré à l’excellente édition pour appareils mobiles allège de beaucoup la tâche sans pallier complètement l’obscurité de certaines solutions. Quelques caprices d’utilisation typiques du genre donnent lieu à fautes et pertes de temps, mais rien ne laisse croire que The Last Express ne pourrait survivre à un bon rafistolage à la lumière des avancées en design d’interface. Bien au contraire, la plus grande part de ses choix créatifs tendent vers une modernité encore inhabituelle, tandis que l’époque et le milieu dépeints lui attribuent un caractère intemporel. Les wagons clos de l’Orient-Express, comme le manoir de Gone Home ou le poste douanier de Papers, Please, permettent une plus grande spécificité d’actions possibles et une exploration plus fine d’un contexte précis. Finalement, l’ouverture du jeu à l’humain et l’historique, rare à l’époque et encore aujourd’hui, peut encore servir de modèle à un médium créatif trop souvent heureux d’activer sans considération les mécanismes de l’évasion.
 
Disponible en téléchargement sur ordinateurs Windows (via Steam ou Good Old Games) et sur appareils mobiles Android et iOS.

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Article publié le 19 avril 2014.
 

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