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Les méditations de Mamoru Oshii

Par Mathieu Li-Goyette



« Keep precious things inside you or you will lost them. »
–   Angel’s Egg (Mamoru Oshii, 1985)


La question du réel et du virtuel est ancienne. Interrogation héritée des Grecs, entre autres de Platon et d’Aristote qui divisaient le monde en plans matériel et immatériel, elle n’a pas cessé de fasciner ceux qui se la sont posée car en elle réside le point de départ, sinon de la philosophie, du moins celui de l’esthétique. Les religions occidentales ont longtemps maintenu en place le clou d’un immatériel unique planté dans un matériel unique, puis le cogito cartésien a fait de l’esprit l’assise d’une réalité subjective et presque totalisante, capable à elle seule de fonder son existence (d’où le « je pense donc je suis »). Mais pour Mamoru Oshii, la question ne peut plus se poser selon ces paramètres, car le matériel et la Nature, dévorés par l’immatériel, n’existent plus.

S’il nous faut retourner si hâtivement à des questions si fondamentales, c’est bien parce que Oshii, qui a réalisé Ghost in the Shell (1995) et Avalon (2001), par la somme de ses références à la philosophie et à l’histoire de la pensée, s’y réfère rigoureusement afin de nous répéter que le réel n’est plus qu’une invention, que depuis longtemps, la somme des informations que nous possédons à son sujet, l’entièreté des démarches numériques qui l’ont encodé, depuis longtemps tout ça est devenu la véritable matrice du réel, plus que son propre cours, que son propre mouvement naturel, dans la mesure où cette matrice abstraite l’ordonne et le forme à sa propre image chimérique vers un devenir virtuel.

Alors peut-être que Oshii est un auteur cérébral, au style froid comme un cadavre, mais il faut admettre que peu de cinéastes ont eu pour ambition de repenser à ce point – aussi systématiquement et de façon aussi cohérente – la capacité qu’a le virtuel à déformer et à réfracter le réel. Car si les Wackowskis, comme le rappelait avec justesse Sylvain Lavallée, ont proposé de prendre le monde actuel et de le rendre ludique en le transformant en une immense simulation, évoquant, on s’en rappelle, les nombreuses lectures platoniciennes du premier film, il n’en demeure pas moins que la dualité réel-virtuel, pour ces deux cinéastes-là, demeure une dualité : la superposition de deux univers, reliés les uns aux autres par des tiges métalliques qu’on enfonce derrière la tête des humains pour les brancher à la Matrice.

Chez Oshii, cette question était déjà plus nuancée, moins susceptible de n’être au fond qu’un déplacement de cette vétuste interrogation greco-chrétienne à l’intérieur des balises d’un monde où dieu est mort pour renaître en machine (ladite Matrice). Car pour Oshii, et c’est peut-être ainsi que Ghost in the Shell invalide la conception de Matrix avant même que ce dernier ne soit réalisé, la matrice du virtuel est le prolongement du réel et même lorsqu’on semble complètement déconnecté d’une extrémité ou de l’autre du spectre réel-virtuel, la différence entre l’un et l’autre en est une de continuité transformée, jamais de scission nette qui serait complètement dématérialisée. Et c’est au fond une analyse beaucoup plus terrifiante, qui réfléchit de surcroît le virtuel comme un médium et une machine et qui l’attache définitivement à l’histoire des sciences et des techniques (plutôt que d'en faire un pur espace de fantaisies oniriques). Contre la perception ludique et dimensionnelle des Wackowski, Oshii offre ainsi la première lecture réellement politisée des problèmes du virtuel, ancrée dans une science-fiction portée par un goût pour la science… et les nouvelles fictions qu’elle permet elle seule d’imaginer.
 



:: Avalon (Mamoru Oshii, 2001)


La science et ses structures, pour la fiction, ce serait des conceptions du temps et de l’espace, comme dans le cas des sciences des communications, qui abolissent à certains degrés les contraintes d’espace (par exemple, on ne filme plus l’action et la transmission d’information de la même façon depuis que le téléphone a remplacé le télégramme). Sous ses formes les plus usuelles, ces matrices numériques causent l’apparition, dans un plan de cinéma contemporain, des encadrés de messagerie électronique pour filer le récit ; elles permettent les hologrammes tactiles de l’univers Marvel, avec ses couleurs bleue et orange hi-tech qui, bien qu’on les voyait déjà dans Minority Report avec ses interfaces tactiles, ont profondément évolués depuis que le touché est devenu l’instance de couplage la plus quotidienne entre la pensée et l’appareil intelligent. Ce rapport serré entre la science et les structures de la fiction, c’est donc la trace de ces nouvelles modélisations de la parole, du texte et de l’information, qui arrivent dans le cinéma pour lui donner un air réaliste et actuel et pour suturer des récits qui peuvent sembler de plus en plus bancals et désarticulés par la prédominance des nouvelles abolitions de l’espace et du temps que portent en elles ces technologies (à ce titre, un film comme Snowden démontre bien la différence entre un film d’espionnage contemporain et un film d’espionnage de la guerre froide – le récit est toujours tributaire des techniques qui permettent son existence).

Ces sciences, qui permettent aussi à de nouvelles scènes d’exister sur d’anciennes mises en scène (comme les derniers plans de Social Network, montés d’un simple champ-contrechamp désireux), elles sont capitales pour Oshii, qui voit en elles non seulement un imaginaire à explorer, mais surtout une autre façon de communiquer, qui lui permettrait de penser autrement le cinéma et les réalités qu’il conçoit par lui. Ces sciences et les nouvelles modulations qu’elles infligent au récit lui sont même tellement importantes qu’il persiste à en filmer l’usage, étant moins intéressé par ses héros qu’à la seule nature de l’interaction qu’ils entretiennent avec la technologie.

Alors Oshii rêve constamment le futur des structures et de l’imaginaire. Il prédit à tâtons ce qu’il croit à venir, à tort (la vie en jeu vidéo d’Avalon) ou à raison (la guerre des clones de The Sky Crawlers), mais il conserve toujours dans son viseur le sort de l’humanité, et ce, même quand elle est complètement absente, comme dans Ghost in the Shell 2 : Innocence (2004), qui ne contient aucun être humain. Or cette observation, faite par Oshii lui-même, est évidemment un jeu sur la langue et la matière qu’elle désigne et un jeu bien à l’image de son cinéma, car s’il n’y a pas d’être humain dans Innocence, c’est aussi parce qu’au départ, il s’agit de figures humaines animées. Pour lui la matière et la vie doivent se relancer constamment la responsabilité de leur propre métamorphose, dans une circularité symbiotique en forme d’œuf, qui se questionne sur l’origine de l’existence et qui, stylistiquement, transparaît aussi par l’interprétation détachée, souvent placide, qu’il demande à ses interprètes. Suffisamment lisses pour qu’ils n’aient rien de psychologique sinon leur rapport à la technologie, suffisamment détachés pour qu’ils n’apparaissent pas engagés contre la technologie, ils deviennent de purs engrenages, placés-là dans le récit sous nos yeux pour nous introduire aux transformations majeures du réel auxquelles ils assistent, tellement qu’il est difficile de trancher et de déterminer si les mondes dystopiques de Oshii le sont parce que les êtres humains l’ont laissé, dans leur passivité, se former ainsi, ou si cette passivité est le résultat d’une technologie galopante qui a porté l’être humain vers un nouveau stade d’existence (cette figure du posthumain, probablement trop univoque dans les lectures qu’on a faite de ces œuvres).




:: Red Spectacles (Mamoru Oshii, 1987)


L’autre élément sur lequel Oshii se questionne beaucoup, c’est celui de l’origine de ces matrices informatisées et structurantes qui balisent ses univers et les inscrivent en porte-à-faux du nôtre. Puisque le réel se transforme chez lui peu à peu en virtuel, c’est bien qu’il y a une force qui l’aspire, qui décide, graduellement et instinctivement, de l’absorber et de le refaire à son image. La force derrière la Matrice des Wackowskis était une figure démiurge, on l’a dit, héritée d’une réflexion qui place la technologie comme l’anti-spirituel mais pas comme l’anti-divin (ce qui explique pourquoi cet univers ne peut être sauvé que par un Élu). Or qu’est-ce qui joue le rôle de cette force d’attraction chez Oshii ? Un nouveau type de déité nucléaire (comme dans le Akira de Katsuhiro Otomo) ? Moins captivé que ses contemporains par la Bombe, Oshii ne s'intéresserait-il pas plutôt à la subjectivité balbutiante des robots ? En partie seulement, car il y a toujours une autre force dans ses films, une force contre qui ou contre quoi cette subjectivité s'obtient.

Il s’agit du politique. Le gouvernement avec ses mesures. L’armée avec ses responsabilités. La société avec ses peurs. Les sociétés d’état et ses concomitances avec les sociétés privées. Il semble qu’Oshii s’intéresse à ces technologies parce qu’elles lui permettent de montrer dans toute sa détresse la désincarnation des enjeux du réel sous la perspective des pouvoirs dominants de la société, comme si apprendre à penser et à regarder « en machine » (c’est bien ce qu’on retient de la réflexion existentialiste de Ghost in the Shell qui demande si les androïdes peuvent se souvenir, rêver et ressentir ; c’est aussi ce qu’on observe des nombreux plans subjectifs d’œil robotique et armé dans ses Patlabor) permettait de réaliser à quel point cet appareillage en est un de contrôle et de déshumanisation du réel au profit de la stabilité du pouvoir politique et économique en place. Cette représentation de la technologie, elle est, pour tout dire, l’avatar le plus efficace qu’ait trouvé Oshii (et je ne peux en imaginer de plus percutante de la part d’un autre cinéaste) pour faire état du complexe militaro-industriel de l’après-guerre, avec sa tendance sauvage à réduire les individus à des données et les modes de vie à de nouvelles plate-formes de communication rentables et monnayables, reformulant le « medium is the message » de McLuhan en sophisme dystopique et amoral : puisque le médium s’achète et s’inscrit dans une logique capitaliste, le message pourra lui aussi être acheté et son contenu géré au nom de cette logique capitaliste.

Pour en revenir à la science-fiction, Oshii en fait aussi de belles choses, de très belles même. C’est en particulier dans Patlabor 2 (1993), second volet d’un univers qu’il a participé à créer et qui a depuis fait des petits, que le cinéaste parvient à joindre la délicatesse des moments de temps suspendu et la confusion des mystères cybernétiques qu’il nous présente. Grâce à sa collaboration de longue date avec le compositeur Kenji Kawai, qui, dans ses élans mélodiques, permet à Oshii de créer des scènes de contemplation brillamment insérées dans la tourmente de l’enquête, le cinéaste construit un climat conspirationniste qui prend racine dans un passé qui n’est jamais totalement évoqué, une sorte de flou qui n’est pas nécessairement notre présent (à leur futur) mais qui implique au moins le spectre de la bombe atomique et du réarmement du Japon. L’ambiance futuriste d’un présent qui n’a jamais existé, le cinéaste persiste à la maintenir vivante, comme dans son premier film en prise de vue réelle, Red Spectacles (1987), étiré entre un présent tourné en couleur et un futur en sépia, tous deux séparés par des paires de lunette rouge qui permettent au protagoniste de voir les traces de l’état totalitaire dans son futur dépressif. Expérimental et brouillon par instants, Red Spectacles préfigurait tout de même le They Live! de Carpenter d’une année, son efficacité en moins.

En ce qui concerne Patlabor 2 (et même le premier, qu’on évitera par concision), il s’agit encore une fois d’un récit policier surmonté d’une intrigue cyberpunk (c’était le cas de Red Spectacles, Stray Dogs et plus tard de Ghost in the Shell), le parfait moule pour suivre à l’intérieur du système de contrôle numérique les traces d’un enquêteur qui l’observe attentivement. Ici, un pont de la baie de Tokyo explose et déclenche une cascade médiatique sans précédent. Une équipe de tournage était sur les lieux et a capté les dernières images du pont avant la détonation : un missile a peut-être été lancé d’un avion, du moins c’est ce que l’étude attentive de l’image « vidéo » (il s’agit bien d’une animation qui mime la texture de l’image d’une vidéo) permet de déterminer. Alors que les plus grands experts en armement analysent l’image dans des séquences qui rappellent Blow Up, les médias passent en boucle les images de l’attentat et la conspiration prend forme. Qui a tiré ? Pour quels motifs ? Serait-ce le gouvernement japonais lui-même, afin de stimuler le débat public autour du réarmement des forces d’autodéfense japonaise ? Sont-ce les Américains, pour forcer le Japon à reprendre les armes et faire poids dans l’équilibre périlleux des forces en présence dans le Pacifique ?




:: Patlabor 2 (Mamoru Oshii, 1993)


Le coup de génie d’Oshii, si ce n’est qu’il prévoit le 11 septembre et surtout sa réception médiatique et critique, est de montrer comment l’appareil d’État (japonais) réagit aux catastrophes. À l’image du magnifique Shin Godzilla que nous a livré Hideaki Anno cette année en réponse à la gestion de l’incident de Fukushima-Daiichi, Patlabor 2 présente une administration en pièces détachées, avec des fonctionnaires manipulateurs ou coufus, qui peinent à prendre des décisions autre que celles qui assureront la pérénité du gouvernement à travers la crise. Au coeur de ce déroulement chaotique, certains membres du corps policier enquêtent sur le détournement de l’avion de chasse. Deux cadets discutent des premiers vélos, du fait qu’à l’époque, les cyclistes devaient prendre des cours dans des écoles spécialisées pour en conduire alors qu’aujourd’hui la bicyclette s’est complètement intégrée à la société : « les gens s’adaptent à tout », laissent-ils tomber dans cette phrase qui résume bien le projet d’Oshii et qui inscrit effectivement la technologie, aussi virtuelle puisse-t-elle être ou devenir, comme un prolongement des activités et des actions humaines. Un fonctionnaire, envoyé secret du gouvernement, dit à un enquêteur que la guerre qui vient d’être marquée par cette attaque n’est pas une guerre qui a débuté dans un attentat, mais une guerre en cours depuis longtemps déjà ; une guerre qui s’étire depuis la capitulation, au même titre qu’on affirmait dans Shin Godzilla que l’après-guerre s’étirait jusqu’au présent, qu’il ne s’était jamais dissipé dans la capitulation et qu’au contraire il se prolongeait à travers l’occupation américaine.

Patlabor 2 démontre aussi comment la géo-politique contemporaine, stratégiquement parlant, est construite sur une stratification de fleet in being, ce concept militaire anglais du 17e siècle qui consiste à placer en permanence des navires d’occupation dans un lieu critique (le plus souvent un port) pour dissuader l’attaquant qui se risquerait, dans son déplacement, à destabiliser sa propre défense. C’est une guerre de présence et pas une guerre de canons, une guerre qui a par ailleurs définit la grande majorité des conflits de la guerre froide et l’état d’esprit que nous en avons hérité. Cette tension, Oshii l’exacerbe lorsqu’un membre du gouvernement discute avec l’inspecteur de police, lorsqu’il explique que la paix dans laquelle ils vivent est une paix artificielle, permise par une « grande barrière d’écrans » qui sépare la population de l’état de guerre perpétuelle dans lequel le Japon est impliqué, d’abord par la présence permanente des forces américaines sur son territoire, ensuite par la menace de pays rivaux (la Chine, la Corée du Nord) avec qui il doit négocier constamment la souveraineté de ses eaux territoriales. Toute cette situation que le cinéaste met en lumière prend donc forme par les écrans réflexifs qu’il nous donne à voir, par l’accumulation des informations qui viennent protéger la population d’un « choc » du réel, allant jusqu’à placer la culture technocratique des Japonais sur le banc des accusés. En effet, Oshii avance dans Patlabor 2 que cette surenchère de la technique imbriquée dans la perception du monde est un moyen de défense hypocrite, un bouclier translucide et trompeur qui ferait oublier qu’en plus d’être installé pile sur une faille de la croute terrestre, le Japon est aussi la frontière géopolitique en forme de faille de deux grands blocs et qu’à titre de zone transitoire et tampon, il lui incombe, politiquement, de maintenir ce périlleux équilibre et, socialement, de faire en sorte de masquer à sa population le fait qu’elle vit sur la crête d’un front de guerre (économique, politique et virtuelle).

Prise comme frontière fabriquée par ces tensions qui se conjuguent cruellement à ses traditions dogmatiques, le Japon d’Oshii est parfaitement à l’image de la science-fiction qu’il a rêvé pour lui. Avec cette interprétation qu’on disait froide comme la mort, le cinéaste tente d’extraire de la matière animée son être animal, usant du statisme de l’anime grand public pour faire de ses figures une artificialisation incarnée de la vie, sans cesse réitérée dans Patlabor 2 par la variété des textures de l’image qui servent à la représenter, la mise en scène et ses techniques étant ici plus vivantes, plus organiques que les représentations humaines qu’elles esquissent. Cet état de réel désertique, qui porte en lui la déconnexion d’un réel vécu des représentations tierces du réel (celles que le spectateur ne vit pas mais que d’autres êtres humains vivent bel et bien) est pour Oshii le résultat d’une technique qui a éloigné l’individu des conséquences de ses idées et de son mode de vie. Alors pour la démonter, pour l’expliquer, il dessine un monde qui se vide sous nos yeux de sa vie organique (ce qui sera aussi l’histoire de ses Ghost in the Shell) pour la réifier dans un univers de simulacres contrôlés par un pouvoir qui en a fait son état de paix, rejetant dans le virtuel les guerres et les crises dont on ne veut pas dans « notre » réel.




:: Ghost in the Shell: Innocence (Mamoru Oshii, 2004)


En ce sens la finale du second volet de Ghost in the Shell, Innocence, s’avère le parachèvement de la vision d’Oshii sur son pays et sur le potentiel poétique de la science-fiction, dans ce labyrinthe d’avatars du faux (les gynoïdes dont on découvre progressivement le libre arbitre) où l’humain n’existerait plus, où il ne resterait que des androïdes dotés d’une conscience plus ou moins aïgue de leur simulacre d’être. Ici, plongé dans l’artificialité la plus complète et totalisante, Oshii n’a plus besoin de garnir son film d’écrans et de caméras pour représenter le nuage virtuel dans lequel baignent ses héros. L’imbrication, dès les premières images, d’éléments numériques à l’animation traditionnelle souligne d’emblée la superposition de couches visuelles ontologiquement opposées (le fond animé et le voile numérique). Là où Avalon, dans la lignée de Red Spectacles, mettait aussi en scène le chevauchement schizophrène de deux types de réalité (celle du quotidien et celle d’un jeu en réalité virtuelle) et l’exprimait par une alternance entre une photographie délavée qui regagnait ses couleurs dans le virtuel, Innocence compacte toute cette charge en faisant coexister sur le même plan le trait dessiné et le trait pixellisé. Au-delà du symbolisme qui permettait de distinguer les divers réels dans ses films précédents, Innocence amorce une réflexion véritablement matérialiste sur le sort du cinéma d’animation traditionnel et de son flirt avec le numérique. Ainsi, bien que la technique utilisée ne permette pas de tirer des conclusions précises qui l’enfermerait dans une forme de didactisme (si, par exemple, la technologie était seulement représentée par une animation numérique), Innocence brille surtout parce qu’il jongle avec les deux formes sans discrimination, en se servant de la différence de matière entre les deux pour creuser son image, lui donner relief et vitesse, mais aussi pour inscrire au sein de ses cadres la tension inhérente au récit, qui est de ne jamais pouvoir distinguer ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas et de ne pas savoir en quoi cette différence, si tant est qu’elle soit une différence autre qu’esthétique, peut être assimilée au discours politique qui la souligne. Ainsi, en construisant ses univers comme des poupées russes où chaque épaisseur supplémentaire n’est qu’une subsumation de l’épaisseur précédente, Oshii tente moins de monter une gynoïde contre une autre (les héros, qui sont aussi robotiques) que d’accuser le démiurge totalitaire qui les a toutes créé à l’image d’une seule et même première poupée afin de les vendre comme esclaves sexuels.

Dans The Sky Crawlers, qui demeure à ce jour le dernier film d’animation d’Oshii et sa dernière œuvre majeure, le raisonnement se poursuit (et se conclut). Pour la première fois, nous voici au cœur d’un univers qui n’était avant qu’esquissé par Oshii, alors qu’il puisait dans ses mondes dystopiques des situations de base sur lesquelles construire divers types de récit (surtout des polars, où l’enquête du héros sert à révéler les vices des réalités qui nous sont cachées). Mais dans Sky Crawlers, tout le monde extérieur à la base d’aviation des jeunes pilotes que nous suivons semble avoir disparu. Et pour cause, dans cet univers rendu dans un alliage impressionnant entre la technique dessinée et la pixellisée, les corporations ont pris la place des États-nations et alimentent des guerres pour le bon fonctionnement de leurs entreprises. Nommés « kildren » parce qu’il s’agit d’adultes au corps d’enfant dont la seule fonction est de faire la guerre (« kill(chil)dren »), ces as de l’air portent dans leur nom le terrible secret qu’ils découvriront : clonés par les entreprises afin de combattre sans mettre en péril les vrais humains, on leur injecte de nouveaux souvenirs dans un nouveau corps à chaque mort dans les airs, conservant d’eux le capital stratégique qu’ils expérimentent et éprouvent à chaque envolée. En leur refusant une psyché qui se souviendrait de ses vies antérieures, les corporations renouvellent et entretiennent leur peur de la mort dans le but d’en faire de meilleurs soldats. Le projet, terrifiant dans son ambition, plane au-dessus du film, qui détonne dans la carrière d’Oshii (et dans le cinéma d’animation japonais en général) par sa lenteur calculée et ses longues méditations menées entre les quatre murs de la base aérienne, seul espace, outre les combats menés dans le ciel, de tout Sky Crawlers.

En effet, contrairement à ses Patlabor, où une bonne partie de l’action déplaçait les protagonistes de leur base militaire à la ville qui l’entourait, rejouant une dynamique que le cinéma japonais a souvent joué en utilisant les bases militaires américaines installées sur le territoire national, The Sky Crawlers nous propose le quotidien et l’asservissement de ces clones comme seul fil narratif, où la population suit leurs exploits en direct à la télévision, via une interface qui rappelle à la fois celle du radar et du jeu vidéo de stratégie en temps réel. Pour une dernière fois, Oshii nous livre ses montages contemplatifs, déambulations sur un thème musical réitéré en boléro de répétitions-différences (toujours de Kenji Kawai), où la différence de réel entre une perception et une autre se joue dans les détails (ici c’est une cigarette, allumée ou pas par l’officier qui reçoit les recrues) et dans les habitudes qui se construisent autour de ces détails. Comme dans ses films précédents, un Basset Hound apparaît ponctuellement pour nous pointer, de son flair légendaire (c’est bien le chien de Sherlock Holmes), comme dans les Patlabor, comme dans le second Ghost in the Shell (qui se termine avec Batou qui s’en va, Basset Hound dans les bras), comme dans Avalon, les indices de fracture entre ces réels entrés dans une compétition d’hégémonie. Dans tous ces films, le Basset est toujours plus attaché aux figures du faux qu’à celles du vraie, preuve s’il en fallait une que l’empathie d’Oshii est davantage orientée vers ceux qui sont à la fois les victimes et les agents de ces systèmes totalitaires du numérique. La réflexion d’Oshii semble avoir atteint une forme de conclusion dans Sky Crawlers, lorsqu’il envoie mourir son héros et le fait réapparaître à la suite du générique de fin sous d’autres traits. De la résilience de l’Être à travers les métamorphoses et les violences qu’on lui impose à sa rébellion à venir (tout bon film d’Oshii se termine dans une amertume qui appelle à la révolution sans qu’il ne l’ait jamais filmé), le cinéaste questionne le cloaque du faux et la fragilité des idéologies et des modes de vie que ce faux parvient à asseoir comme des figures de pouvoir.




:: The Sky Crawlers (Mamoru Oshii, 2008)


Ironie du sort, Oshii a appris à faire son métier à la fin des années 70 en trimbalant une caméra 16 mm vide parce qu’il n’avait pas les moyens de la remplir et qu’il imaginait ses films à venir par les gestes artificiels qui lui permettaient de cadrer des plans sans jamais les graver sur pellicule. Pour lui, les réels, aussi divergeant qu’ils soient, ont toujours été construits sur une vacuité cosmique, transcendantale, direction vers laquelle ses protagonistes et même les robots regardent intuitivement, comme on imagine bien Oshii s’inventer des films imaginaires et raisonner à partir des échos de sa caméra inopérable. À partir du moment où, de ce vide, émerge du réel, toutes les questions se posent et se valent, mais elles se posent néanmoins tout le temps à partir d’un sujet, d’un Je qui est amené à reconsidérer l’ensemble de ces questions par rapport au plan d’immanence qui les lui présente. Or avant cela, Oshii avait étudié pour devenir prêtre catholique, déjà fasciné par la spiritualité et par le lieu de l’Être. La parole prophétique de son cinéma, annoncée dans son mystérieux Angel’s Egg (1985) où il faisait dire au guide du jeune ange qu’il fallait conserver en son for intérieur ce qu’on avait de plus précieux si l’on y tenait, n’est donc pas celle qui consiste à dire qu’un autre réel – un réel virtuel – existe en parallèle au nôtre (comme s’il existait un Enfer sous nos pieds et un Ciel au-dessus de nos têtes), mais bien que par son pouvoir (de calcul, de sommation, de représentation), il a d’ores et déjà débuté son renversement artificiel des choses si humaines, comme la guerre et la paix, comme le désir et l’amitié, qu’il aurait mieux valu garder au plus près de nous. Qu’en d’autres mots, s’il est évident que l’Enfer ou le Paradis n’existent pas et que le virtuel n’est pas, scientifiquement, une réalité en soi, ils demeurent des horizons qui entraînent et attirent l’existence vers des devenirs où la Raison binaire a triomphé sur tout le reste. Au « Je pense, donc je suis », Oshii dit : « Je pense, donc j’ai peur ».
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Article publié le 11 décembre 2016.
 

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