WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Au carrefour du Critics’ Choice et de la Woche der Kritik

Par Jan Pieter Ekker et Dana Linssen

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:: Von Caligari zu Hitler: Das deutsche Kino im Zeitalter der Massen [De Caligari à Hitler: Le cinéma allemand à l'âge des foules]
(Rüdiger Suchsland, 2014) [LOOKSfilm / Arte / et al.]

Lorsque le Critics’ Choice [Choix de la critique] est revenu au Festival international du film de Rotterdam en 2015, ça faisait plus de dix ans qu’il était absent de la programmation. À la blague, nous avons baptisé cette nouvelle édition (Le retour du) Critics’ Choice, comme la suite d’un film de série B, alors qu’il s’agissait en fait d’un tout nouveau concept. De 1991 à 2003, le IFFR invitait des critiques de cinéma (internationaux) à présenter au public du Festival un film qui, à leurs yeux, devait absolument faire partie de la programmation. En comparaison avec d’autres programmes de critiques plus anciens et plus établis comme la Semaine de la Critique de Cannes ou la Settimana internazionale della critica de Venise, où un comité de sélection commissarie un programme plus ou moins indépendant, le Critics’ Choice de Rotterdam a été lancé par le Festival principalement comme une façon de solliciter et d’offrir une plateforme aux critiques. 

Au moment où la première itération du Critics’ Choice de Rotterdam a pris fin, le monde de la critique de cinéma avait considérablement changé. Il y a plusieurs raisons qui expliquent pourquoi le programme a disparu sans que personne ne le remarque (ou s’en soucie); particulièrement le fait que les critiques participent (de moins en moins) aux mêmes festivals que les programmateur·ice·s, et qu’ielles peinent ainsi à présenter et plaider en faveur de vraies découvertes ou à souligner les omissions.  

Nos vies professionnelles à titre de critiques ont plus ou moins coïncidé avec une crise persistante de la critique de cinéma dont les causes et les origines sont à la fois financières et fondamentalement systémiques. Ces préoccupations ont été abordées et partagées avec nos collègues du monde entier lors des festivals de films et des conférences obligatoires sur «l’avenir de la critique». Étant donné l’absence d’une véritable coalition internationale de critiques capable de se solidariser et de collaborer, toute véritable avancée subséquente s’est évaporée entre les impératifs quotidiens que constituent les dates de tombée, les présentations et les projections de presse. 

Nous avons trouvé des âmes sœurs chez les fondateur·ice·s plus récent·e·s de la Woche der Kritik [Semaine de la critique], conçue comme un festival de l’ombre, l’antithèse du cirque annuel de la Berlinale. Et quoique notre projet de remanier le Critics’ Choice de Rotterdam comme un programme d’essais vidéo et le désir de l’équipe allemande de fonder un festival commissarié de façon indépendante puissent diverger, nous partagions plusieurs stratégies et conceptions communes quant à l’importance du débat et de la réflexion, des nouvelles formes d’implication du public, de la diversité et de l’inclusion, des formats questions/réponses et de l’importance de l’analyse critique des procédés et des besoins de la programmation festivalière en soi. Un accord à l’amiable est né: le comment et le pourquoi n’ont jamais été officiellement ratifiés, mais nous partagions ponctuellement des idées et des stratégies. Et c’est ce que nous avons fait jusqu’à aujourd’hui. 

Étant donné la nature de notre travail critique à l’ère numérique, moi et Jan Pieter Ekker nous intéressons de plus en plus aux nouvelles formes de la critique nées de la démocratisation des logiciels de montage et l’accès (parfois informel) à une vaste gamme de films jusqu’ici inaccessibles. Via le Critics’ Choice, nous espérions non seulement donner plus de place aux essais vidéo dans un festival de films international, mais nous souhaitions aussi évaluer et revendiquer l’espace et le rôle de la critique de cinéma à l’extérieur, mais surtout à l’intérieur du contexte festivalier. Particulièrement au vu du nombre grandissant de critiques qui occupent des postes de commissaires et de programmateur·ice·s de festivals. L’exercice commissarial est-il effectivement devenu une forme de critique, ou simplement l’un des rôles dont peuvent s’acquitter les critiques? 


:: Die Lügen der Sieger (Les amitiés invisibles, Christoph Hochhäusler, 2014) [Heimatfilm / MACT Productions / et al.]


:: De noche los gatos son pardos (La nuit, tous les chats sont gris, Valentin Merz, 2022) [Andrea Film]

La première édition du Critics’ Choice et de la Woche der Kritik, incluaient toutes deux le film Die Lügen der Sieger de Christoph Hochhäusler, introduit à Rotterdam par un extrait du collage essayiste de films d’archives Von Caligari zu Hitler de Rüdiger Suchsland, et suivi par une conversation de fond entre Hochhäusler et Suchsland, qui avait sélectionné le film puisqu’il s’agissait d’une œuvre qu’il croyait pouvoir inscrire dans la tradition de Kracauer, puis la défendre et la décortiquer de manière critique. À Berlin, Die Lügen der Sieger a été présenté sous le titre «Controverse» et suivi par un débat entre les cinéastes Hochhäusler, Barbara Albert, Jan Bachmann et Florian Hoffmann à propos des entraves au processus de production cinématographique. 

Dans le cadre de la Woche der Kritik 2017, Dana Linssen a par la suite animé une conférence avec le cinéaste Eduardo Williams, dont The Human Surge (2016) a été présenté comme une invitation à aborder la question du temps et de «L’avenir» [«Futur»]. 

Lorsque le Critics’ Choice s’est intéressée aux formes d’activisme journalistique et à la «critique durable» en 2018, le comité de programmation de la Woche der Kritik a contribué à la publication du Critics’ Choice en affirmant de façon provocatrice que rien de tel qu’une critique durable ne pouvait ou ne devait exister. La relation s’est pourtant maintenue, alors qu’en 2019, Vivien Kristin Buchhorn a réalisé un essai vidéo pour accompagner le Roi Soleil (2018) d’Albert Serra et a participé à un débat sur le thème de l’année du Critics’ Choice, «Note(s) on Absence» [«Note(s) sur l’absence»]. 

L’année dernière, les deux programmes ont de nouveau partagé un film. Dennis Vetter a réalisé un essai vidéo pour le Critics’ Choice 9 – Play et a participé à une séance de questions/réponses entourant le De noche los gatos son pardos de Valentin Merz, dont le film a été projeté au Hackesche Höfe Kino quelques semaines plus tard. 

On pourrait dire que ces deux programmes sont nés d’un amour pour le cinéma et le cinéma en tant que discours, mais aussi d’un chagrin face à une industrie (festivalière) qui favorise le rendement économique au-dessus de la valeur culturelle ou artistique. Là où la Woche der Kritik a su réévaluer les modalités de la programmation festivalière et du débat lui-même, le Critics’ Choice s’est concentré presque exclusivement sur des formes d’intervention et des formats non conformes visant la médiation et l’inclusion du public. En parallèle des essais vidéo, sa dimension audiovisuelle s’est manifestée par des transferts 16 mm de projections numériques, des maillages visuels de données analogues, l’exploration des formes de réappropriation imagière issue du remontage de longs métrages en essais complets sur la masculinité toxique et les notions de blanchité et de racisme dans les histoires hollywoodiennes, ou les copies pirates du défunt journal festivalier, The Daily Tiger, en 2023.

« Filmkritik wird Programm» [«La critique de cinéma devient le programme»] est le slogan de la Woche der Kritik. Le Critics’ Choice a été inspiré par ce mot d’ordre visant à transformer la programmation en discours critique. 


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 The Human Surge (Eduardo Williams, 2016) [Ruda Cine / Un Puma / et al.]

 

 

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Dana Linssen et Jan Pieter Ekker ont réinstauré le Critics’ Choice au Festival international du film de Rotterdam en 2015 en tant que terrain de jeu pour la production, la projection et les discussions entourant les essais vidéo et d’autres formes de critique audiovisuelle sur grand écran dans un cadre festivalier.

 

Traduction : Olivier Thibodeau

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Article publié le 26 décembre 2023.
 

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