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Bricoleuse de mondes décalés : le cinéma de Niki Lindroth von Bahr

Par Claire-Amélie Martinant


Ce qui frappe, dans les films d’animation de Niki Lindroth von Bahr, c’est l’amplitude de son univers artistique formé par l’adjonction de marionnettes aux physiques animaliers et de reproductions miniatures du monde occidental. La réalisatrice excelle dans l’art de l’observation et subjugue par sa duplication du réel comme autant de pièces rapportées de notre quotidien et de traces de notre passage à travers celui-ci. Son travail précis et méticuleux sert de microscope pour regarder à la loupe les travers et incongruités de l’espèce humaine. Tel un œil acéré qui balayerait la scène, cet exercice du regard semblable à celui de Being John Malkovich de Spike Jonze nous entraîne sur les pistes de l’auto-analyse pour une révélation cathartique et existentielle. Les personnages, incarnés par de charmantes marionnettes représentant des espèces animales disparues ou issues des musées d’histoire naturelle, transfigurent une humanité inouïe qui engage le rire et provoque l’autodérision. Les circonstances inattendues, les situations dérangeantes voir malaisantes, s’amoncellent et suscitent notre sensibilité naturelle à compatir et à s’attendrir. Les non-dits et les longues pauses silencieuses, les gestes maladroits et les regards troublés, transcrivent admirablement bien les états d’âme et les pensées des êtres incarnés. Sa vision hors pair et le microcosme bricolé de ses mains impressionnent et dépeignent avec acuité notre environnement. Celle-ci s’adonne à une sophistication si naturelle et captivante de notre temps que sa densité et sa complexité se dénouent miraculeusement sous nos yeux, les nivelant à une échelle intelligible tout en révélant l'extraordinaire talent de la réalisatrice. 
 



TORD ET TORD (Tord och Tord)
Suède  | 2010  |  11 minutes

 
L’histoire prend naissance au cœur de l’événement qui bouleversera à jamais la vie de Tord : l’emménagement d’un nouveau voisin portant exactement le même nom que le sien : Tord. En rentrant chez lui après le travail, il constate avec étonnement que sa clé n'entre plus dans sa serrure. Il tente tout de même d’entrer en appuyant sur la poignée et découvre, dubitatif, que les affaires parsemées à l’intérieur ainsi que l’ameublement ne correspondent ni ne ressemblent aux siens. C’est alors que Tord (l’autre) apparaît dans l’embrasure de la cuisine et finalement invite Tord à repasser pour un café, jetant les bases d’une relation profonde entre deux êtres bien différents. Puis le facteur se mêle dans les lettres, les contraignant à se renvoyer mutuellement le courrier sur une base régulière. Si au départ de simples notes accompagnent les missives mal orientées, très vite elles se complexifient au point de s’ériger en un système de codification, qu’eux seuls sont en mesure de déchiffrer. Si les signes échangés d’une manière par l’un et interprétés d’une autre façon par l’autre ne contreviennent pas au préambule de leur relation ambiguë et troublante, il vient un point donné où tout change. Niki Lindroth nous surprend par les éléments de sa composition scénique et nous invite à nous laisser rapetisser afin de visiter de fond en comble les appartements, de franchir le couloir de l’entrée pourtant morose pour s’installer au café vide en bas de l’immeuble ou encore pour regarder à travers la fente de la boîte aux lettres et lire en cachette la correspondance de Tord et Tord. La tapisserie brune et vieillie jure par son réalisme, les sacs Ikea jonchés sur le sol semblent provenir directement du magasin, l’usure des meubles est pastichée avec élégance. On ne peut qu’abdiquer devant le fabuleux, le sensible et l’anormal pourtant si normal, instillés si délicatement. Serions-nous animés par le charme narcissique de la copie conforme de notre quotidien ? Ou est-ce la narration de la voix off mêlée aux cadres cinématographiques choisis avec soin qui nous séduit ? 
 



BATH HOUSE (Simhall)
Suède  |  2014  |  14 minutes

 
Dans une atmosphère complètement différente, celle d’une piscine publique, l’unique employé-réceptionniste, prenant à cœur son emploi et également très à cheval sur le règlement, connaît une journée sans pareille (rappelant la panne du bus de Paterson dans le film de Jarmusch). Celle-ci a pourtant démarré comme toutes les autres par l’exécution des tâches ménagères et le rituel matinal de la préparation du café filtre qui émet ce doux ronron si familier et apaisant. Une fuite au niveau du bassin d’eau nous informe que l’infrastructure élimée par les années manque cruellement d’attention. Puis les premiers clients se présentent, ceux-là mêmes qui, auparavant, se querellaient sur le choix d’un maillot de bain et transpiraient une certaine tension. Enfin, les trois jeunes du métro qui échafaudaient un plan pour préparer un mauvais coup, se joignent aux autres sans payer leur droit d’entrée. C’est alors que la négativité, l’intention malfaisante et l’agitation ambiante des personnages se confondent pour s’engouffrer dans une succession de mésaventures. Flairant la catastrophe, le gardien tente tant bien que mal de prévenir les hôtes sans que ses recommandations ne soient suivies. Le cataclysme est dès lors inévitable et provoque l’expulsion précipitée des occupants du bain ainsi que la fermeture de la piscine. Von Bahr maîtrise ici l’art de la fable moderne ou comment partir d’une situation A pour la faire évoluer au point B et la faire aboutir à C. On ressent bien toute la lourdeur des sous-entendus, la pression exercée par les uns sur les autres et la volonté si forte d’échapper à une attitude contrôlante. Avec presque rien, des mots, des mimiques, une contenance, elle explore en profondeur les relations humaines et met le doigt sur l’absurde, le décalage, le manque de communication qui peuvent si docilement s’instaurer dans nos relations et habiter notre vie de tous les jours. 
 

 
MON FARDEAU (Min börda)
Suède  |  2017  |  14 minutes 

 
Mon fardeau, c’est le contexte particulier d’une zone industrielle entourée de périphériques à voie rapide, de cônes de chantier, de panneaux publicitaires, de tours de bureaux et de fast foods. Plongé dans le désert de la nuit, ce centre commercial moderne est en proie à un ennui mortel et à un abattement immuable. Les travailleurs de nuit, à la veille de l’aboulie, ne savent que faire, quand soudainement certains se mettent à danser sur les tables, comme sauvés de leur léthargie par un souffle invisible. Avec cynisme et esprit caustique, les employés — des marionnettes s’animant sous les traits de rats, chiens, singes ou poissons — exécutent avec précision plusieurs chorégraphies dans une fluidité de mouvement contagieuse. Cette comédie musicale à l’humeur noire débordante souligne avec amertume et désespoir l’absurdité du monde auquel ils font face et dont ils subissent les méfaits. Expiations, revendications, plaintes ou prises de conscience ? La ligne n’est pas tout à fait claire puisqu’ils ne quittent pas pour autant leur travail. Et puis, il y a cet hôtel où viennent séjourner des poissons filiformes en quête d’une retraite à l’abri des regards et des jugements. Perdus, rejetés ou solitaires, ils sont venus chercher un refuge, de la quiétude et un soutien, en convalescence. Le réceptionniste sous sa peau verte, dorée et son œil exorbitant nous accueille par le chant avec : « Long time, long time. This is where you come if you want to stay a long time. If you are alone or if you don’t have anyone, or if you don’t want to be with anyone, or if you can’t be with anyone, or if nobody wants to be with you. » Ce petit bout de terre flottant dans l’univers est-il le syndicat de notre civilisation ? Exprime-t-il les infirmités de notre structure sociale et économique ? Qui est à blâmer pour cette angoisse existentielle si bien exprimée par Niki Lindroth ? Avec un point de vue fabuleusement cocasse et expressif, la réalisatrice nous amène à contempler, avec pertinence, notre propre reflet tout en nous rétrocédant ces composantes humaines essentielles que sont la vulnérabilité et la fragilité.
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Article publié le 9 avril 2018.
 

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