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J'enrage de son absence (2012)
Sandrine Bonnaire

Présences mortuaires

Par Mathieu Li-Goyette
Après un documentaire portant sur sa sœur Sabine, Sandrine Bonnaire s'approche de la fiction pour la première fois avec J'enrage de son absence, drame psychologique dur où William Hurt, ex-conjoint de la nouvelle cinéaste, joue les hommes revenus de loin. Jacques arrive d'Amérique pour gérer la succession de son père récemment décédé. Quant à son ancienne épouse (Alexandra Lamy), mère de leur enfant mort dans un accident de voiture à l'âge de quatre ans, elle a refait sa vie avec un autre homme. Celle-ci s'est reconstruite autour d'un jeune gamin de sept ans qui attire plus qu'il ne le devrait ce revenant de Jacques: en découvrant cet enfant qui aurait pu être le sien, l'homme empoigne Mado, pleure, tremble d'une tristesse qu'ils partagent encore. Jusqu'ici, si ce n'était de la qualité de ses comédiens, Bonnaire nous ennuierait, nous ancrerait à nouveau devant un énième film de cocufié où l'ex-copain revenu de loin chambranle le couple parisien parfait. Tout aurait été tendu, mais tout aurait été clair; c'est le problème du cinéma français d'usage courant, le mélodrame simplet, répété à travers de nouveaux décors, de nouveaux acteurs, mais sombrant néanmoins dans la redite la plus ennuyante qui soit. 
 
Mais alors qu'Elle s'appelle Sabine était un documentaire émouvant, un véritable portrait d'une sœur dont le handicap nous a transporté dans les recoins sombres du système de santé tout en nous y faisant découvrir la bienheureuse bonté qui pouvait y exister, J'enrage de son absence s'enfonce dans un abysse sans fin, non loin de celle que mettait en scène Pialat dans Sous le soleil de Satan où l'amour impossible entre Bonnaire et Depardieu nous enfouissait dans une zone de confort entre deux protagonistes qui n'auraient jamais dû s'approcher. À force d'intime, le malaise apparaît, le drame surgit (comme dans À nos amours, comme dans Police) et c'est aussi par ce rapprochement graduel entre Jacques et le petit garçon qu'il séduit paternellement qu'on se recroqueville sur son siège, que J'enrage de son absence, titre si fort en soi parce qu'il évoque la détresse du deuil, devient tout à coup la démonstration de la potentielle rage qui habite l'homme, de ce désir de refaire une vie, de la re-faire aujourd'hui avec ce nouvel enfant. Jaques est un personnage rempli, implosant d'une rage dont il ne peut prévoir les débordements.
 
Bonnaire signe un film magnifique sur la perte et le lien qui subsiste, une œuvre qui traite de la trace laissée par les êtres les plus chers qui nous abandonnent subitement, un petit morceau de bravoure où, plus que sa mise en scène, sa direction d'acteur nous glace le sang. Lorsque Jacques feint de quitter le pays pour se réfugier dans le sous-sol du bloc appartement de Mado et sa famille, une nouvelle histoire se met en marche, un récit de réclusion où la structure dramatique puissante se double d'une structure visuelle intéressante. Confiné sous la terre, enfermé là, pris à faire des maquettes et à discuter en cachette avec le petit garçon qui vient ponctuellement lui rendre visite en lui apportant vivres et consolations, Jacques s'enterre littéralement dans la tombe de son fils défunt (les derniers artefacts du petit sont empaquetés dans une boîte du sous-sol). Le clandestin serre entre ses bras les derniers vestiges qu'il n'a jamais eus tandis que la vie d'au-dessus poursuit son cours. Bonnaire anthropomorphise ses espaces, ses lieux respirent la présence de l'enfant, une présence qui enrage tous ceux qui semblent avoir fait leur deuil de celui-ci, sauf Jacques, évidemment toujours mélancolique, si déprimé que la noirceur de son âme risque de quitter le sous-sol, de contaminer la cage d'escalier et de remonter, peu à peu, jusqu'à Mado qui dort sans jamais se douter que son ancien mari se décompose sous sa demeure.
 
À une autre époque, sous d'autres influences que celles du travail d'architecte anesthésié, aliéné de Jacques, sous d'autres environnements que celui de la France moderne, J'enrage de son absence aurait eu des allures de nouvelle gothique. L'homme sombre qui se laisse mourir, qui devient blanc, l'être cher qui hante un espace, puis une famille qui sera profondément troublée par la résurgence d'une présence d'autrefois, ces codes du genre littéraire hérité d'Edgar Allan Poe y sont avec leurs qualités les plus indémodables. En reprenant (inconsciemment, je crois), les traits du gothique, la cinéaste solidifie subtilement son mélodrame et l'ancre dans une dimension aussi mystique qu'anecdotique : une fois sous terre, conscient qu'il n'en ressortira pas avec un nouveau fils dans les bras, Jacques se laisse moisir... Ces lignes du poème Esprits des morts de Poe n'en est pas loin: « Ton âme se trouvera seule. / Parmi les sombres pensées de la grise prierre tombale. / Personne, dans toute la foule, pour t'épier / À ton heure de secret ».
 
Si la force du cinéma français classique a toujours été de prendre des vignettes du quotidien amoureux pour le mettre en scène sous son jour le plus intense (qu'on fasse dans la joie ou la tragédie, ça n'importe finalement que très peu), déballant les secrets comme les Américains déboulent de sommets d'action, Bonnaire esquive les pièges et revigore cette normalité du mensonge amoureux. Ainsi, J'enrage de son absence se positionne dans une tradition nationale tout en souhaitant la repousser au-delà de ses névroses les plus clichées. À force de réalisme d'abord, mais ensuite par un léger ton expressionniste – le visage presque mort de Hurt, le dispositif carcéral si romanesque qu'il ne peut être totalement crédible – jamais forcé ni même souligné. 
 
Sans crises de larmes, sans jamais exploiter ses interprètes pour nous tirer la larme de l’œil, la cinéaste n'a qu'un seul mot d'ordre : dignité. Comment la perdre, comment la garder, comment la récupérer après l'humiliation que subira Jacques dans la scène finale. J'enrage de son absence se clôt sur un vide existentiel profond, le plus puissant du film qui est celui ressenti lorsqu'on se dévoile, lorsqu'on va de l'avant alors que tous font un pas en arrière; les mises à nue psychologique fonctionnent rarement sans excès et si la poésie évoquée par le sous-sol n'est certainement pas loin d'une destabilisante ode au désespoir, Jacques reste la douceur incarnée, celle d'un père qui a tout perdu et qui ne semble pas comprendre pourquoi, ni comment, le monde a continué de tourner.

Son innocence craque, elle craque comme celle de Bonnaire a craqué à ses premiers pas d'actrice. Une boucle semble bouclée tandis qu'une autre s'entame en parallèle. Une carrière d'interprète semble inspirer une carrière de réalisatrice dans une continuité tout à fait sentie et dont on attendra la suite avec toutes les espérances possibles.
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Critique publiée le 15 mars 2013.