WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Berlinale 2020 : Partie 3

Par Mathieu Li-Goyette et Olivier Thibodeau


prod. Jeonwonsa Film Co.

THE WOMAN WHO RAN
Hong Sang-soo  |  Corée du Sud  |  2020  |  77 minutes  |  Berlinale Competition

Si Hotel by the River (2019) se terminait sur la mort du créateur masculin, l’habituel alter ego de Hong Sang-soo qui ne trouvait plus d’issues vers la vie, The Woman Who Ran en est la suite directe, la résurrection rassurante ; après avoir frôlé plus d’une fois la complaisance autofictionnelle, l’auteur de Grass (2018) se réinvente à la onzième heure, répondant aux préoccupations féministes les plus pressantes sans toutefois céder à l’opportunisme. Pour la première fois, Kim Min-hee, muse et compagne du cinéaste, peut évoluer sans la présence encombrante de celui-ci, alors que son personnage, Gam-hee, compose également pour la première fois sans la compagnie de son mari artiste, elle qui était constamment à ses côtés depuis cinq ans (métatextuellement, depuis Right Now, Wrong Then [2015]). En cela, The Woman Who Ran, qui vient de valoir à Hong l’Ours d’argent de la mise en scène, est le film de la libération des femmes de son cinéma, celui où elles se dégagent l’une l’autre, dans un mouvement d’ensemble, en dehors des relations intriquées qui composaient jusqu’à présent son style romantique. Comme elle le dira elle-même de son mari présent-absent (présent derrière la caméra mais absent de la diégèse), « s’il ne fait que répéter le même film, comment peut-il être sincère ? ». Avec la finale de Woman, où Kim fait volte-face pour revenir vers la salle de cinéma, Hong nous confirme qu’il préfère au moins le cinéma à la mort.

Par besoin de sincérité, Hong ne filme que deux hommes parmi une myriade de personnages féminins en les maintenant même dos à la caméra. Le cinéaste éjecte ainsi l’autorité mélancolique de ses cadres en laissant les femmes métaboliser un discours où l’émancipation est à la fois douce et confrontationnelle. « Ai-je l’air bouffi ? », dit par exemple l’amie de Gam-hee. — « Mais non. » — « Mais j’ai rendez-vous pour un entretien d’embauche. » – « Alors tu as l’air bouffi. » Ou encore : « J’ai rencontré un type au bar. » — « Ah oui ? » — « Il habite quelques étages au-dessus, dans mon immeuble. » — « Ah oui ? » — « Mais il est marié. » – « Ah oui ? » — « En fait il est séparé, il va bientôt divorcer. ». Les détours que prennent les dialogues, chez Hong et particulièrement dans ce dernier film, dévoient les apparences de leurs conclusions prévues, où le contraire d’une chose se met à naître tranquillement à force d’énonciation, comme si l’émission des émotions les ouvrait aux hasards, aux surprises, dans une forme d’étapisme affectif où la raison (ici celle des hommes – du voisin anti-félin et de l’ex-copain pathétique) se désagrégea d’elle-même au fil de son institutionnalisation masculine.

Fonctionnant à l’image d’une traînée de poudre qu’on laisserait se dissoudre dans une étendue de calme, de sincérité et de simplicité, The Woman Who Ran marque un nouveau tour de roue pour le cinéma léger, prosaïque, aussi habile qu’agile, que pratique Hong sans commune mesure depuis plus d’une décennie. « Je dis des choses que je n’ai pas besoin de dire et je fais des choses que je n’ai pas besoin de faire », dit Gam-hee, et c’est là la réponse à sa propre interrogation sur la sincérité de Hong, de produire, à même des personnages qui tergiversent et s’amusent à se raconter des mensonges devenant peu à peu des vérités, des improductivités du cœur, des beaux moments qui n’ont de compte à rendre à personne sinon au cinéma, à cette phrase magnifique qu’on y entend : « Si je ressens un peu d’amour chaque jour, je crois que ça me suffit », phrase-somme d’un cinéma sans événements, tout comme d’un événement festivalier dont la dynamique idéale est de partager un peu de son amour du cinéma chaque jour durant. (Mathieu Li-Goyette)

 


prod. Manjericão Filmes, Tangerina Entretenimento

MY NAME IS BAGHDAD
Caru Alves de Souza  |  Brésil  |  2020  |  96 minutes  |  Berlinale Generation 14plus

S’il s’agit d’un beau pamphlet sur la solidarité féminine et d’une plateforme parfaite pour faire valoir la voix des femmes dans le monde macho du skateboard, un peu à la manière de Skate Kitchen (2018) de Crystal Moselle, My Name is Baghdad pousse la réflexion un peu plus à fond en évoquant la question de la performativité du genre en usant de savoureuses vignettes musicales où les protagonistes se déguisent et dansent. Le canevas narratif est très simple pour le reste, et très anecdotique ; il implique la chronique fluide et naturaliste du quotidien de la jeune skateuse titulaire, située entre le monde exclusivement féminin de sa famille et le monde presque exclusivement masculin de ses partenaires de sport, elle qui arbore une allure garçonne « entre-deux » que les flics militarisés de São Paulo, symbole de la persistance contemporaine de la répression patriarcale, voient d’un œil particulièrement hostile.

Il y a beaucoup de plans de déambulations au ralenti ici, sur fond de grosse musique pop ; il y a beaucoup de plans de figures acrobatiques rappelant quelque vidéo promotionnel pour Tony Hawk ou pour une marque de soulier ad hoc, lesquels viennent compromettre la facture réaliste de l’œuvre tout en lui injectant une touche d’énergie anticonformiste. Pour le reste, l’observation ethnographique qu’on retrouve dans le film est plutôt précise et terre à terre, et le scénario est extrêmement libérateur, jouissif même, dans son discours féministe. Il marque le triomphe de la voix des femmes contre une culture patriarcale diégétique particulièrement couillonne, représentée par des astiqueurs de bagnoles, des piliers de taverne à l’humour douteux, mais surtout par un agresseur sexuel tapi dans le groupe des skateurs. La scène finale, particulièrement émancipatrice, et bruyamment acclamée par la foule, montre en effet le groupe des skateuses fédérées exprimant leurs doléances à des contreparties mâles cois et penaudes, dont les excuses pathétiques se heurtent à une fin de non-recevoir triomphale.

Bien que la mise en scène de Caru Alves de Souza évoque celle de Moselle dans Skate Kitchen, et que l’interprétation des personnages y soit tout aussi vraisemblable, on note ici un surplus d’urgence dans leurs actions, un surplus de fougue, et c’est celui-ci sans doute qui fait du film un exutoire si irrésistible pour les spectateurs, pour les spectatrices surtout, qui seront sans doute réjouies de voir les protagonistes dirent « non » à la drague violente à la Han Solo, dirent « non » aux blagues sexistes et bannir leurs auteurs, dire « non » aussi aux remarques homophobes et se transformer en lionnes pour combattre leurs propagateurs. En effet, en outre des plans au ralenti antiréalistes, l’œuvre est teintée également de transgressions fantasmatiques qui l’apparentent au musical, dans lesquelles les héroïnes se métamorphosent au gré de leurs désirs et deviennent tueuses au marteau, lionnes guerrières ou miss de magazines, dévoilant ainsi de façon ludique le processus de performativité du genre, c’est-à-dire les mécanismes de mise en scène de soi inhérents à l’identité de genre. Le pouvoir de l’imaginaire révèle ainsi son importance dans la diégèse, tel qu’exemplifié par les rêves martiens de la petite sœur et les exercices de conte à relais auxquels s’adonne la famille de Baghdad ; le pouvoir transcendant de l’imaginaire, dont la puissance investit le film tout entier malgré sa facture réaliste et lui permet de gracier d’un trésor inattendu le paysage autoritaire du pays : l’autarcie féminine. (Olivier Thibodeau)

 


prod. Phenomen Berlin Filmproduktion

DAU. NATASHA
Ilya Khrzhanovskiy et Jekaterina Oertel  |  All./Uk./R.-U./Ru.  |  2020  |  145 minutes  |  Berlinale Compétition 

Dau. Natasha aura sans doute été le film le plus controversé de la 70e Berlinale, et cette controverse émane du Dogmatisme excessif de ses auteurs. Il y a quelque chose d’intrinsèquement contradictoire dans la pratique des cinéastes du Dogme, qui usent de la caméra à l’épaule pour accentuer le réalisme de la mise en scène, alors qu’elle tend aussi dans les faits à en démontrer l’artificialité. Les mouvements de caméra manuels ont en effet pour conséquence de révéler, et non pas de dissimuler la présence de la personne tapie derrière. C’est d’ailleurs en cela que cette technique est problématique ici, et qu’elle légitime les accusations de cruauté misogyne et d’exploitation sexuelle formulées par cinq critiques russes dans une lettre ouverte au festival. En réitérant constamment leur présence via des recadrages ostentatoires sur les figures prostrées, scrutées, intoxiquées, dénudées et torturées des personnages, particulièrement des femmes diégétiques, les réalisateurs revendiquent explicitement leur complicité dans le déroulement des actions perpétrées à leur encontre. Ils auront beau se cacher derrière le concept pompeux du « projet cinématographique » Dau et la critique consensuelle du totalitarisme soviétique,  il est dur de justifier les plans volés de la protagoniste en pleurs derrière son comptoir, les plans de son amie ivre torturée dans son bain, les scènes de sexe non simulées entre acteurs ivres, mais surtout cette scène de viol à la bouteille qui aura imposé « une terreur physique » à Shorohova, mais aussi à la spectatrice assise à mes côtés, qui s’est enfuie à toutes jambes dès ses premiers instants. En fait, la question qui s’impose ici est de savoir à quel moment la critique de la cruauté devient fétiche de la cruauté, et dans l’absence totale d’esthétisation, dans le naturalisme extrême de l’univers diégétique, cette question risque de  provoquer nombre de questionnements éthiques, particulièrement dans la foulée du procès Weinstein, mais surtout du procès Kechiche, intenté publiquement pour ses propres scènes de sexe non simulées glanées auprès d’acteurs intoxiqués dans Mektoub, my love : intermezzo (2019).

Il n’y a pas à dire : la démarche des cinéastes et les performances des acteurs non-professionnels qui constituent la distribution sont soutenues et entières, et le discours auteuriel est tout à fait cohérent, même s’il s’avère finalement trop démonstratif. Constitué d’une dizaine de scènes environ, réparties sur 145 minutes, dont une scène de sexe véridique entre acteurs éméchés, le film fait le pari de décrire le plus naturellement possible le quotidien de deux cantinières chargées de nourrir les employés d’un institut de recherche scientifique soviétique aux visées troublantes, usant pour ce faire d’une caméra inquisitive qui s’apparente à celle du cinéma direct ou des films du Dogme : les hommes mangent et quémandent du beurre, célèbrent, boivent et font des commentaires sur les jambes des deux protagonistes, qui elles nettoient, se battent, se saoulent et discutent d’amour. La plus vieille, Natasha, fait malheureusement l’erreur de coucher (de façon assez explicite) avec un scientifique français, « délit » qui lui vaudra une visite chez un officier de sécurité porcin qui la torturera sans pitié pour qu’elle livre un aveu de culpabilité capable de condamner à son tour l’amant d’un soir qui l’aura laissé en pleurs, puis irrémédiablement meurtrie par l’appareil sécuritaire soviétique.

Les scènes sont très longues, mais criantes de vérité, d’une façon impudique qu’on qualifierait tout de suite de sensationnaliste si ce n’était du caractère vraisemblablement extrême et passionné des personnages eux-mêmes. À ce titre, si la scène de sexe nous rend si inconfortables, c’est qu’elle possède tous les aspects de la vérité, incluant le concours de deux corps ordinaires qui multiplient les maladresses tactiles et les râlements éthyliques. On lui préférera donc les scènes de discussion mouvementées entre les deux femmes qui, après la fermeture de la cantine, se battent violemment pour des questions de ménage bâclé, chantent, pleurent et vomissent sous l’effet des rivières de vodka et de bière qu’elles ingèrent si cavalièrement. Or, tout est vrai ici en ce qui a trait à la performance physique des acteurs : les coups, les pleurs et le vomi sont tous vrais, l’ébriété aussi, les fellations certainement et peut-être même la pénétration. C’est précisément pour cette raison que la séquence de torture est si alarmante : parce que les coups sont vrais, parce que le déchirement des vêtements de la protagoniste est vrai, parce que l’insertion forcée de la bouteille de cognac dans son vagin est vraie (quoiqu’elle soit salutairement brève). Il suffit alors de savoir si l’adhérence stricte au mandat naturaliste de l’œuvre ou si le caractère acerbe de sa critique politique peut justifier un tel excès de représentation. C’est donc finalement une question d’éthique cinématographique qui constitue le nœud du film, plutôt que la question gnangnan d’éthique politique vers laquelle nous orientent hypocritement ses auteurs. (Olivier Thibodeau)

 


prod. The Samuel Goldwyn Company

STELLA DALLAS
King Vidor  |  États-Unis  |  1937  |  105 minutes  |  Retrospective

Quand une trentaine de King Vidor, dont la plupart sont en 35 mm, vous guettent au détour de chaque projection d’un festival aussi contemporain, la tentation de bifurquer, d’éviter un autre film froid, finit par l’emporter. Il faut le dire d’emblée, ces Vidor sont tout le contraire ; films chauds, ils sont engagés, imbus d’une forme de socialisme passif, pris pour acquis car il part du sol, et détonne du reste des productions hollywoodiennes de l’âge d’or. Dès les premiers plans de Stella Dallas, ce goût du social est évident. Qui d’autre débuterait son film sur une sortie d’usine afin, non pas de présenter le métier, mais la romance ? Ainsi Vidor met les choses au clair d’emblée : son film se déplacera le long de cette file qui débute par les ouvriers et dont la marche est conclue par un patron, le cortège défilant devant Stella (légendaire Barbara Stanwyck) s’avérant être l’allégorie du film en entier.

Stella, jeune blonde pimpante accoudée contre sa clôture blanche pendant que la chaîne d’hommes défile devant elle, traçant un grand « L » qui vient l’encercler devant la caméra impassible, ignore les avances des ouvriers car c’est l’attention du patron lettré qu’elle espère. Avec un livre en guise d’« accessoire », elle fait le pied de grue, confrontée à la première d’une longue séquence de déceptions qui la mènera à sa chute et à l’abandon de la vie dont elle avait toujours rêvée. Ignorée par le patron dont l’attention n’est pas captée par ce premier « théâtre des classes » (le concept fort et récurrent du cinéma de Vidor), Stella redoublera d’efforts afin de s’extirper des origines prolétariennes de sa famille (désespérée, elle finira même par les instrumentaliser afin de cautériser les contrecoups de sa dernière fuite).

Autrement dit, Stella Dallas opère sur ces deux modes simultanés de rapprochement et d’éloignement, Stella étant la proie de ses origines autant que le personnage qui souhaite tout faire pour venir en aide à sa famille, et en particulier à sa fille, qui grandira tiraillée entre son père bourgeois (le patron finalement marié) et sa mère attentionnée, dont les habitudes « vulgaires » dégoulinent sur les situations huppées qui portent le film de plus en plus haut dans les sphères de l’aristocratie new-yorkaise (jusqu’à faire débouler Stella d’une pente devenue trop exclusive, abrupte, glissante). À ce sujet, on notera une autre scène, celle du train, avec son espace scindé en trois : le couloir, où des commérages ridiculisent Stella, puis, derrière le rideau tiré (d’un autre espace théâtral) deux couchettes superposées (énième symbole de la lutte des classes), pour la fille et la mère, la fille étant déjà en haut, tétanisée à l’idée que ces paroles puissent blesser l’ego fragile de sa mère, la mère toujours en bas, désespérée à l’idée que sa fille puisse avoir honte d’elle. Le socialisme de Vidor s’établit dans cette économie de reconnaissance et d’ignorance mutuelles, dans le relationnel qui calcule et coordonne les mouvements d’échelle sociale pendant que la résolution semble justement jaillir des points de vue les plus résolus, des ardeurs qui meuvent quand elles ne se débattent plus et s’assument. « I want to be like people in the movies », disait Stella face à l’écran argenté et en effet, c’est l’affect du mélodrame, la grande crise identitaire transformée en geste de la dernière chance qui lui permet d’être transfigurée à l’écran tout en sauvant sa fille, le film, et un peu du cinéma.

Que Stella Dallas soit finalement un mélodrame absolument magistral sur les règles de l’exclusion dans les milieux surcodés est une chose, que la performance d’exception de Stanwyck qui cabotine sa pauvreté avec une pudeur qui lui permet d’éviter adroitement le slapstick en est une autre, qu’il ne m’ait jamais été donné d’entendre autant de pleurs dans une salle de cinéma, ni de voir autant de mouchoirs à la fin d’une projection en est une autre encore quand au fond les éléments qui font la force de Stella Dallas sont effectivement cachés dans ces premiers plans, images toutes simples d’ouvriers, de clôtures et d’un livre ostentatoire.

Alors que le cinéma contemporain a tendance à tout miser sur ses dernières images, il était bon de se rappeler que les chefs-d’œuvre le sont dès les premières. (Mathieu Li-Goyette)

 

 

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Article publié le 7 mars 2020.
 

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