WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Rotterdam 2020 : Jour 5

Par Olivier Thibodeau

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prod. Lianain Films

IF WE BURN
James Leong et Lynn Lee  |  Hong Kong  |  2020  |  90 minutes  |  Ordinary Heroes: Made in Hong Kong

Ce n’est certainement pas la structure familière de If We Burn, faite de séquences live des manifestations hongkongaises de 2019 entrecoupées de têtes parlantes explicatives, qui justifie son visionnage. C’est plutôt son extrême proximité des sujets filmés, et donc de l’histoire en marche, celle d’un mouvement citoyen exemplaire qui offre une opposition violente singulière à l’avancée inexorable du fascisme anthropophage dans l’arène politique mondiale. Concentrée sur les événements du 1er juillet, alors que les manifestants ont pris d’assaut, puis occupé le siège du Conseil législatif, abandonné par un corps policier désireux de les y laisser faire du grabuge afin de faire basculer l’opinion publique, le film dresse un portrait de coulisses extrêmement complet et détaillé de leur déroulement, évoquant à la fois la complexité des problèmes logistiques et éthiques auxquels ont dû faire face pour l’occasion la masse protestataire. Filmées à partir du cœur même de cette masse, au milieu des corps guerroyant en première ligne, les images tournées par Leong et Lee n’omettent pas un détail, montrant les heurts brutaux et la confrontation rangée entre les forces de la répression et les manifestants sur Harcourt Road, la concertation de ces derniers quant à la suite des choses, puis chacune des étapes de l’occupation du conseil (la destruction des cloisons vitrées du sous-sol à coup de béliers improvisés, l’envahissement chaotique des lieux, la siège de la salle du Conseil et les discussions stratégiques subséquentes qui ont mené à son abandon). Tout est là, et tout est immédiat, de sorte que le spectateur se trouve happé corps et âme dans l’action, privilégié d’avoir ainsi pu s’y tailler une place sans quitter le confort de son fauteuil.

Le choix éditorial de focaliser sur un seul événement représentatif des manifestations de 2019 est particulièrement bien avisé puisqu’il permet de faire une description synthétique et succincte de l’organisation protestataire hongkongaise sans risquer de se perdre dans les méandres explicatifs où aurait pu s’enliser un moindre film (We Have Boots par exemple). On note de surcroît que la pertinence de ce choix réside aussi dans la puissance symbolique de l’événement : c’est la reprise de la source même du pouvoir démocratique par le peuple, écarté normalement des processus décisionnels réservés aux têtes d’affiche d’un système axé sur le culte de la personnalité. Ici, c’est tout le contraire : il n’y a pas de tête d’affiche, pas de leader, et cela représente à la fois une limite et un avantage de la démocratie participative telle que représentée par Leong et Lee, qui en souligne également l’ingéniosité tactique, la fluidité, la camaraderie opératoire, l’équivocité et la puissance de pénétration, bref la validité indiscutable comme forme d’organisation sociétale alternative.

 


prod. Leung Ming-kai/Kate Reilly

MEMORIES TO CHOKE ON, DRINKS TO WASH THEM DOWN
Ming Kai Leung et Kate Reilly  |  Hong Kong  |  2019  |  78 minutes  |  Ordinary Heroes: Made in Hong Kong

Il n’y a pas grand-chose à faire à propos de ce film outre que d’évoquer sa grande banalité, banalité formelle et banalité scénaristique, laquelle semble presque volontaire. Constituée de quatre courts-métrages aboutés via des cartons-titres, tous signés par le Hongkongais Ming Kai Leung et l’Étasunienne Kate Reilly (actrice à la base, avec un impressionnant C.V. panasiatique qui inclue le troisième segment de la présente œuvre), Memories nous offre un panorama plutôt insipide de la ville d’Hong Kong en marge des manifestations (et des élections d’arrondissement) de 2019. Celles-ci accaparent par contre ici le lointain arrière-plan, un peu comme une arrière-pensée dans une œuvre qui ne semble avoir d’autres ambitions que d’évoquer l’anodin, surtout qu’elle n’adhère même pas à la logique de la chute inhérente à la structure du court-métrage. Outre le segment documentaire qui clôt le bal, et relève significativement la mise, tout ici est donc parfaitement plat, avec un découpage technique à l’avenant, bourré de champs-contrechamps abrasifs, et d'une série interminable de dialogues frivoles. Tout est plat, et tout se termine sans éclat, sans même les drinks titulaires… to wash things down

Le premier récit (Forbidden City) met en scène une nurse indonésienne et une vieille dame confuse qui lui ressasse inlassablement les mêmes sottises à propos de son fils. C’est drôle une vieille qui radote, après tout. Au moins, il y a une idée narrative sympathique derrière tout ça, alors que la jeune femme, regrettant avoir amené l’aïeule en balade, profite de sa confusion pour lui faire rebrousser chemin, et lui faire répéter les mêmes histoires qu’elle avait racontées précédemment dans les mêmes lieux, à la manière d’une cassette qu’on rembobine. Au moins les redites pullulantes qui peuplent le scénario prennent alors un sens… Le second récit (Toy Stories), cette histoire de frères nostalgiques qui arpentent le magasin de jouets de leur enfance, est si peu mémorable que seuls les inserts de vaisselle et de figurines de plastique en gros plans semblent lui donner du relief. Le troisième récit (Yuen Yeung) est dans la même veine, mais ce sont là les gros plans de nourriture qui conjurent l’ennui du treillis d’échanges banals entre le personnage de Reilly et celui de Gregory Wong, la bouffe et la surprise de revoir le KFC d’Harcourt Road aperçu dans We Have Boots. Plus en tout cas que l’allusion superficielle au mouvement Occupy qui clôt le récit, et parvient (presque et trop tard) à expliquer le malaise qui règne entre les deux protagonistes malgré leurs six mois de fréquentation constante. Contrairement à ce que suggère son titre, le segment final (It’s not gonna be fun) est certainement le plus intéressant, sans doute parce que la forme documentaire et le sujet choisi (l’aspirante mairesse d’arrondissement Jessica Lam) sont beaucoup plus libres et pittoresques. On parle de chats, on parle de politique, et on parle de cafés Instagram, mais c’est rafraîchissant de spontanéité et de vraisemblance, surtout que Lam est plutôt irrésistible dans son excentricité. Il suffit maintenant d’espérer que Leung et Reilly apprennent leur leçon, et se consacrent désormais au cinéma documentaire plutôt qu’à la fiction.

 


prod. NYHK Productions Ltd.

WE HAVE BOOTS
Evans Chan  |  Hong Kong  |  2020  |  130 minutes  |  Ordinary Heroes: Made in Hong Kong

Le poème de Nikki Giovanni, qui sert d’inspiration à Evans Chan pour le titre de son film, disait : « We have umbrellas / We have boots », mais c’est surtout les umbrellas qui importent ici tant ils sont centraux à cette étude bordélique et indigeste des mouvements de protestation hongkongais de la dernière décennie. Focalisant, comme dans le documentaire hagiographique anti-démocratique, sur une poignée de figures-clés du mouvement Occupy de 2014 (connu dans l’Ouest comme le Umbrella Movement), le film propose en effet une chronologie complètement décousue des événements ayant précédé les manifestations, les ayant constituées, puis projetées vers l’époque actuelle. Attaché aux parcours individuels de chacune des figures choisies (Agnes Chow, Long Hair, Nathan Law, Tommy Cheung…), il entrecroise leurs chronologies de façon confondante et indistincte tout en lançant en vrac des informations générales sur la vie hongkongaise. Chan va donc complètement à l’encontre de l’essence même du mouvement qu’il s’évertue à écrire, compromettant constamment la fluidité narrative de son propos, et se concentrant de façon improductive sur les figures de proue d’une organisation qu’il décrit lui-même comme « leaderless ». En plus de réitérer le culte de la personnalité antithétique au mouvement, le film reproduit en outre les tactiques du film propagandiste en multipliant les ralentis dramatiques et les élans de musique manipulatrice. Elle aura beau n’avoir été complétée que la semaine dernière (tel que le prouve à l’écran la vue d’images tournées lors des élections d’arrondissements de Novembre, de la vieille de Noël 2019 et du Nouvel An 2020), on ne pardonne pas tout à l’œuvre pour autant. Sans doute en fait aurait-elle bénéficié de passer quelques mois de plus dans la salle de montage.

Si We Have Boots est bordélique dans son achronologie, laquelle complexifie d’ailleurs beaucoup l’assimilation des faits historiques pour le spectateur non initié, il l’est également dans la prolifération des informations qu’on y retrouve. À ce titre, le recours constant aux textes écrits, qui balafrent les images de qualité variable avec lesquelles on nous mitraille et multiplient les redites, devient rapidement lassant. En effet, il n’est pas plus besoin d’identifier les intervenants à chaque apparition, qu’il n’est besoin de surtitres explicatifs dans une œuvre de ce genre. Le bon cinéma documentaire puise en effet dans le matériau même de la vie pour nous la rendre intelligible. Mais encore là, rien n’est plus loin du bon cinéma documentaire que le présent film, dont on peine à encenser le contenu évocateur des images tant celles-ci sont mal contextualisées. Il existe certainement de bonnes intentions derrière la démarche du réalisateur, et sans doute que plusieurs spectateurs sauront apprécier la générosité de la surdose d’informations pêle-mêle qu’il nous propose, mais il s’agit pour moi d’une occasion ratée de constituer une archive historique qui soit vraiment digne d’étude.

 


prod. Ying E Chi Limited

YELLOWING
Chan Tze-woon  |  Hong Kong  |  2016  |  133 minutes  |  Ordinary Heroes: Made in Hong Kong

Ce qu’il y a d’inestimable dans Yellowing, c’est l’intimité du regard qu’il pose sur les mouvements d’occupation hongkongais de 2014 (ceux de Mongkok et d’Admiralty plus spécifiquement). Il ne s’agit pas ici d’un compte-rendu de type journalistique sur le déroulement des événements (à la manière de If We Burn, aussi intéressant soit-il) ; il s’agit plutôt du journal intime de l’un de ses participants, le réalisateur Chan Tze-woon, qui au gré d’images subjectives commentées par une voix off introspective, nous en livre un survol infiniment perspicace et éclairant. Un survol d’autant plus éclairant qu’il émane de l’intérieur du mouvement, et qu’il s’effectue toujours à hauteur d’humain. Il n’y a pas ici de leader estudiantin démiurgique ou d’interlocuteurs masqués venus nous livrer des témoignages anonymes ou synthétiques ; il n’y a que des jeunes gens à visage découvert qui se questionnent, languissent, souffrent, et tiennent jusqu’au bout malgré le sentiment d’impuissance grandissant que provoque chez eux cette guerre d’attrition qu’ils livrent au bras long de la Loi. Ce qu’il y a d’inestimable aussi, c’est le rapport direct qu’entretient le réalisateur avec ses sujets, dont les témoignages sont immédiats et spontanés plutôt que d’être rétrospectifs ou fragmentaires, des tranches de vie, bref, effectuées sur le vif pour mieux en préserver la fraîcheur.

Le film débute avec une série de plans subjectifs sur des feux d’artifice (glanés lors des célébrations annuelles à la gloire de la Chine), entrecoupés astucieusement avec des plans de policiers lançant des projectiles à la foule. On croirait presque voir du Eisenstein d’action : « Boom ! Vive la Chine ! Quoiqu’en pensent les partisans du suffrage universel ! ». On poursuit avec une narration en voix off accompagnée d’extraits de home movies personnels par-dessus lesquels l’auteur déclare qu’enfant, il croyait ferme que la démocratie finisse par s’implanter à Hong Kong. Flash forward vingt ans plus tard, alors que la démocratie n’existe toujours pas sur le territoire, et que Tze-woon commence à participer au mouvement Occupy, lors d’une soirée relativement paisible où les manifestants au face-à-face avec les policiers tentent vainement de plaider auprès de ces derniers afin qu’ils rejoignent leurs rangs : « Vous êtes des Hongkongais vous aussi, n’avez-vous pas de cœur ? » La scène est touchante d’humanité, et elle est filmée avec une proximité surprenante, proximité qui fait d’ailleurs du film ce qu’il est. Le reste est à l’avenant, alors que chacun des vingt chapitres qui constituent le film pose le même regard intime et inquisitif sur les coulisses de vingt événements distincts, parfois fort explosifs, parfois fort anodins, mais toujours anthropologiques avant d’être sociologiques ou politiques. Et c’est ça Yellowing au final : le petit humain fragile et incertain caché derrière les mouvements de masse révolutionnaires qui permettent son agentivation.

 

 

JOUR 1
(Desterro, Shell and Joint, Meanwhile on Earth, Sammy Gate)

JOUR 2
(Rosa Pietra Stella, My Morning Laughter,
Armour, Judy Versus Capitalism)

JOUR 3
(Air Conditioner, Tokyo Telepath 2020
Non c’è nessuna Dark Side (atto uno 2007-2019), The Tree House)

JOUR 4
(Communism and the Net or the End of Representative Democracy,
Special Actors, Truth or Consequences)

JOUR 5
(If We Burn, Memories to Choke On, Drinks to Wash them Down,
We Have Boots, Yellowing)

JOUR 6
(Dwelling in the Fuchun Mountains, Cenote,
Labyrinth of Cinema, The Pregnant Tree and the Goblin)

JOUR 7
(Tenzo, Sicherheit123, All This Victory, Valley of Souls)

JOUR 8
(Filmfarsi, Lost in the Fumes, Nafi's Father, Common Birds)

JOUR 9
(Le miracle du Saint Inconnu, Impetigore,
The Cloud in her Room, A Witness Out of the Blue)

JOUR 10
(You Are Not I, Make Up, Jallikattu, The Science of Fictions)

 

Index du numéro 19.

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Article publié le 2 février 2020.
 

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